Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

La formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue

Marwan Mohammed Puf, collection « Le lien social », 2011, 453 p., 29 €

Marwan Mohammed.

Pourquoi des adolescents des quartiers populaires s’engagent-ils dans une bande? À l’époque des « blousons noirs », les pratiques adolescentes, collectives et déviantes interrogeaient déjà les chercheurs. Aux blousons noirs ont succédé les « loubards », puis les « Zoulous », quand les Renseignements généraux s’inquiétaient de la multiplication des « bandes de Blacks » et de leur dérive ethnique. L’année 2010 fut celle de l’adoption, à l’initiative du président de la République, d’un plan national « antibande ».

Les bandes suscitent aujourd’hui le même discours inquiet et réprobateur, mais celui-ci risque de masquer une rupture majeure. Si les blousons noirs des Trente Glorieuses, travailleurs précaires par choix, intégraient finalement le monde ouvrier sans trop d’encombre après une adolescence turbulente, Djibril, Erwan, Jacques ou Malé ont, eux, bien peu de chance de pouvoir troquer la réputation durement conquise dans leurs « délires » (joutes de vannes, bagarres ou « embrouilles ») contre un travail et des revenus pérennes. Entre-temps, l’avènement du chômage de masse et la désindustrialisation ont érigé le diplôme en condition nécessaire – sinon suffisante – d’entrée sur le marché du travail. Ainsi, le coût social à moyen et long terme de l’engagement au sein d’une bande s’est considérablement alourdi. Pour en comprendre les ressorts, Marwan Mohammed, sociologue au CNRS, enquête au sein de l’école et des familles, fort d’une connaissance fine de son terrain, le quartier des Hautes-Noues (une zone urbaine sensible de Villiers-sur-Marne, en région parisienne), où il a été successivement adolescent, assistant d’éducation et animateur social.

D’emblée, le chercheur pointe la responsabilité de l’institution scolaire. De fait, la moitié des quatre-vingt-dix jeunes hommes interrogés appartenant ou ayant appartenu à une bande se sont démobilisés entre le CP et le CE2 : si tôt qu’il est impropre de parler de « décrochage ». Plus que d’échec scolaire, c’est de l’échec de l’école qu’il est question, ces exclus précoces du jeu scolaire engrangeant colère et frustration. Mais ceux-ci sont ensuite rejoints, par cooptation, par des collégiens en difficulté que l’ennui incite au chahut et à la déviance, constituant un vivier d’adolescents en rupture de ban avec l’école.

Les premières pages donnent donc le ton : le sociologue s’interroge peu sur la responsabilité individuelle des adolescents, au risque d’un certain déterminisme qui en ferait les victimes sans recours des injustices sociales. Plus grave, le collège participerait à l’armement idéologique de ces bandes. Il favoriserait l’élaboration d’un discours désenchanté sur les hiérarchies sociales, dont l’intériorisation autoriserait ensuite les passages à l’acte violents contre des cibles soigneusement choisies. Car loin d’être un ghetto, le collège étudié rassemble les adolescents des familles populaires du quartier des Hautes-Noues et ceux d’autres quartiers et milieux sociaux. Confrontés dans leur classe aux inégalités sociales, les adolescents enquêtés relient exclusion sociale et échec scolaire et construisent une société qui les oppose aux « bolos », ces élèves qui cumulent réussite scolaire et appartenance présumée à la bourgeoisie. Dès lors, les prendre comme bouc émissaire, c’est contester l’ordre économique et social et refuser la relégation sociale dont on s’estime victime.

Paradoxe étonnant, la mixité sociale à l’école apparaît comme un facteur de montée des tensions identitaires. Ne convient-il pas pourtant, sinon de nier ce constat, de le relativiser? Au sein des établissements de banlieue désertés par les classes moyennes se forment également des bandes dont la dimension ethnique inquiète désormais de nombreux observateurs.

Après une archéologie du discours sur les rapports entre bandes et immigration, Marwan Mohammed relève qu’aucune des bandes des Hautes-Noues ne fonctionne réellement sur le principe de la fermeture raciale. Si la majorité de ces adolescents appartiennent à des familles originaires d’Afrique noire, c’est parce que celles-ci sont les plus exposées à l’échec scolaire. À rebours du travail d’Hugues Lagrange 1, qui a fait l’objet de vives discussions à l’automne 2010, l’auteur conteste la prépondérance des arguments culturels pour expliquer la surreprésentation dans les bandes et la sur-délinquance des adolescents d’origine sahélienne. Ses observations mettent en évidence le poids de la suroccupation des logements sur les trajectoires scolaires et l’importance des sollicitations domestiques dans les fratries nombreuses (puînés à garder, courses à faire), qui érigent la rue en échappatoire tentante.

Marwan Mohammed décrit néanmoins une large palette d’usages sociaux du fait ethnique. L’ethnicité de connivence ou ludique permet de renforcer la cohésion du groupe (traversé par des rivalités et menacé par des forces centrifuges), tandis que les usages qui délient le lien social, « antagonismes racisés » ou attitudes racistes, restent rares dans le quartier. Mais soucieux de subordonner les enjeux identitaires à la question sociale, le sociologue affirme que le recours à l’ethnicité masque le plus souvent des antagonismes sociaux, la figure du « blanc » se substituant à celle du « bourgeois ». Ainsi s’oppose-t-il à la thèse en vogue du raidissement identitaire, de même qu’il réfute les discours qui présentent les jeunes de banlieue comme des enfants livrés à eux-mêmes.

En rupture avec un lieu commun solidement ancré, l’enquête révèle en effet que les familles monoparentales – forcément dépassées – ne sont pas les grandes pourvoyeuses du pôle déviant de la rue. Aux Hautes-Noues, elles sont même sous-représentées dans les bandes. Pour l’auteur, les conséquences d’ordre économique et résidentiel des divorces peuvent s’avérer plus déterminantes que celles d’ordre psycho-affectif. De même, ses observations contredisent l’idée d’une démission parentale. Elles révèlent au contraire un contrôle effectif de la famille, y compris au collège, où les postures adoptées face à une institution avec laquelle la communication est ardue sont sources d’incompréhension réciproque. Plus que l’implication des parents, l’auteur montre comment les « ambiances familiales » sont la variable essentielle pour expliquer que tous les adolescents ne cèdent pas durablement aux attraits de la rue, bien que confrontés à des difficultés semblables, échec scolaire et pauvreté.

Provocations et affrontements, désordres, atteintes aux biens et aux personnes, incivilités, les bandes sont perçues et traitées comme un problème d’ordre public. Marwan Mohammed renverse la perspective : en affirmant que l’engagement en leur sein relève d’abord d’une logique de compensation, il interroge la pertinence des politiques publiques fondées sur la primauté du maintien de l’ordre. Face au phénomène des bandes, quelle politique mettre en œuvre pour éviter le double écueil du primat de la répression et de la victimisation?

Notes

1 . Le déni des cultures, Seuil, 2010.

Geoffroy Lechevalier
8 février 2012
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules