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Les forces imaginantes du droit

Mireille Delmas-Marty 4 tomes, Seuil, 2004-2011

Mireille Delmas-Marty.

Voici que s’achève la publication du cours professé au Collège de France par Mireille Delmas-Marty : une synthèse puissante et fortement structurée. Elle permet de faire le point sur la dynamique d’internationalisation du droit qui caractérise ces dernières années et de poser avec clarté et réalisme les questions nées de l’émergence d’un ordre juridique mondial. Elle ouvre avec intelligence aux principaux défis qu’implique la mondialisation.

Car la globalisation touche tous les domaines (terrorisme, corruption, trafic) ; elle intensifie les flux et accroît les risques collectifs (écologiques, biotechnologiques…). Elle appelle une réponse du côté du droit qui dépasse le cadre classique du droit international renvoyant aux seules relations entre États. Ainsi le droit s’étend, par la constitution d’ordres partiels, régionaux et mondiaux, par la mise en place d’instruments juridiques (de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 au Protocole de Kyoto de 1997), par la création de juridictions spécifiques, la Cour pénale internationale notamment. Surtout, le développement de l’interdépendance rend urgente l’édification d’un projet commun à l’échelle mondiale. Il suppose une mutation profonde sur les plans politique, juridique et philosophique.

Face à des questions d’une telle ampleur, Mireille Delmas-Marty refuse le double piège de l’utopie (qui en resterait aux idéaux sans chercher les voies de la réalisation concrète) et de la résignation à laquelle auraient pu conduire les événements qui ont marqué le début du XXIe siècle : attentats du 11 septembre 2001 et leurs conséquences, échec du Traité constitutionnel européen (2005), blocage de la réforme de l’Organisation des nations unies, difficultés de la Cour pénale internationale, échec du sommet de Copenhague (2009), etc. La voie du droit permet pourtant de construire un chemin : à travers des textes, sont nommés collectivement des valeurs et des interdits, ouvrant à une prise de conscience commune; dans des institutions, ces normes viennent organiser des processus et construire des actions; par des tribunaux, des responsabilités sont définies et des pratiques sont encadrées.

La difficulté semble pourtant de principe : alors que de puissantes forces économiques et technologiques orientent vers une globalisation sans normes, le domaine du droit n’est-il pas, par définition, celui du relativisme, enfermant chaque État dans une logique de la particularité? Il est donc nécessaire de commencer par penser de manière fine l’articulation du relatif et de l’universel, en cherchant à dépasser à la fois un universalisme abstrait, qui ignore les différences culturelles et la légitime aspiration des États à exercer leur souveraineté, cachant souvent des pratiques hégémoniques, et un relativisme absolu qui méconnaît les interdépendances et la constitution, par fragments certes, de lieux juridiques d’interaction et de coopération. Dans un double mouvement, le droit international construit du commun (pensons au droit international des droits de l’homme) et sauvegarde la pluralité (par les marges nationales d’appréciation et par la reconnaissance des cultures).

Ainsi la voie d’un ordre juridique mondial est dans le « pluralisme ordonné ». Il est vrai que la réalité juridique internationale donne le spectacle d’un maquis d’institutions, d’organismes et de juridictions, marqué par l’enchevêtrement de normes aux statuts et à l’efficacité dispersés. Il faut viser une hiérarchisation des normes et des instances qui les produisent aux différents échelons, national, régional, mondial. Mais le risque est réel d’une uniformisation qui réduirait la diversité et qui, en imposant un système juridique commun, se révélerait celui du ou des États le(s) plus puissant(s). Mireille Delmas-Marty explore les différentes méthodes possibles pour ordonner le multiple sans le réduire. Elle met en valeur ce qu’elle appelle les processus d’harmonisation, rendant possible le rapprochement de diverses traditions autour de principes communs, mais elle souligne aussi les processus d’hybridation à l’œuvre, notamment dans le droit international pénal, permettant d’élaborer des catégories juridiques nouvelles par la fusion de divers systèmes.

L’ordre juridique en voie de constitution apparaît pourtant encore morcelé et précaire; progresser suppose un travail plus profond qui engage le niveau du politique : la refondation des pouvoirs. Car la mondialisation se caractérise par la relativisation des pouvoirs nationaux au profit de nouveaux acteurs, économiques en particulier. Dans le même temps, face à la globalisation, la tentation est grande pour les États de se contracter en cherchant à défendre leur souveraineté menacée. D’où une crise de la gouvernance qui conduit à laisser le monde au libre jeu des rapports de force et des mouvements sans régulation. Il s’agit donc de repenser l’équilibre des pouvoirs, avec la montée en puissance du judiciaire, et de permettre de relier au politique, à ses différents niveaux, la diversité des acteurs : acteurs économiques (entreprises et responsables), acteurs « civiques » (notamment les ONG) et détenteurs de savoirs, appelés à participer ensemble à l’élaboration du bien commun.

Une telle dynamique suppose l’approfondissement à toutes les échelles d’une réflexion sur les valeurs communes sans lesquelles un ordre juridique ne saurait s’édifier de manière forte et durable. Ici encore, la démarche et les instruments spécifiques du droit peuvent ouvrir la voie et donner une méthode. Négativement d’abord, à travers la définition commune d’interdits fondateurs – on pense à la notion de crimes contre l’humanité –, mais positivement aussi – par l’affirmation commune de droits fondamentaux et par l’élaboration nouvelle du concept de biens publics mondiaux (l’environnement notamment) –, le droit vient, fortement bien que toujours fragilement, définir des valeurs susceptibles de relier les humains entre eux et de fonder une responsabilité individuelle et collective appelant des institutions juridiques communes.

L’originalité et l’intérêt de la démarche se trouvent concentrés dans le titre choisi : « les forces imaginantes du droit ». Il traduit la conviction, nourrie par l’analyse de la mutation historique en cours, que le droit a la capacité, véritablement créatrice, de surmonter les contradictions. À la lecture, pourtant, on peut se demander si la logique des marchés ne va pas bien plus vite que la progression des ordres juridiques, au niveau mondial comme au niveau européen, et si les rapports de force n’imposent pas, dans bien des domaines, un droit mis au service des logiques de puissance.

Dès lors et au-delà du seul droit, la capacité d’inventer les conditions d’un monde plus juste repose sur la prise de conscience des citoyens et sur l’engagement des peuples.


Jean Caron
5 octobre 2011
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