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Eternels étrangers de l’intérieur ? Les groupes tsiganes en France

Christophe Robert Desclée de Brouwer, 2007, 452 pages, 29 €

Le livre de Christophe Robert, issu de sa thèse de sociologie, éveille notre curiosité par son titre provocateur. Y aurait-il aujourd’hui une tranche repérable de la population française traitée comme une communauté étrangère minoritaire, alors qu’elle est revêtue de la nationalité française depuis des siècles ? Notre société engendrerait-elle deux catégories antagonistes de citoyens français ?

Des familles françaises regroupées en vastes réseaux, éparses sur le territoire mais très visibles, se sentent autres par leur histoire, leur origine nomade, leur culture orale, leur mode de vie et leur vision du monde, et incomprises par une majorité sédentaire. Celle-ci en parle sous l’appellation générale de « tsiganes », comme si elles formaient un ensemble homogène. L’opinion publique les juge inassimilables, préférant les regarder et les traiter à distance. Or l’arrivée inopinée de nouvelles familles tsiganes membres de l’Union européenne renforce ce rejet coriace. Elle crée des amalgames trompeurs parce que les nouveaux venus se logent dans des caravanes brinquebalantes qui les classent comme gens du voyage alors que leurs ancêtres venus de l’Inde ont été sédentarisés depuis des siècles par violence et interdiction de l’itinérance.

C’est dans ce contexte conflictuel que se présente et s’inscrit la précieuse étude de Christophe Robert. L’ouvrage réserve une surprise. Alors que beaucoup de gadjé (non-tsiganes) tiennent les tsiganes pour illettrés, voici un président d’association tsigane qui traduit dans un style vigoureux l’histoire ensanglantée de cette population. En ouvrant sa recherche par ce manifeste, l’auteur invite à entendre leur voix et à parcourir des chemins nouveaux de connaissance. A la lumière de son témoignage critique, il donne à découvrir l’humanité propre à ces familles meurtries par les injustices d’une ségrégation poussée jusqu’à la volonté d’élimination. Pour fonder sa démarche, il n’a pas hésité à s’ancrer durant douze années au milieu d’un ensemble familial. Décision exigeante pour que les membres de celui-ci lui octroient peu à peu un droit à l’écoute et à la parole, ce qui n’est pas offert facilement à l’inconnu, ni acquis pour toujours. Le gadjo ami reste un gadjo. Il sera testé, observé. La gratuité de sa présence, la transparence de ses actes et de ses paroles seront perçues et commentées lors des événements majeurs qui affectent la famille. L’existence partagée sera secouée par les turbulences du rejet, les aléas de la vie économique, les impacts d’une législation particulière qui touche au mode de vie. Tout gadjo en lien amical prend conscience d’avoir à sauvegarder une distance respectueuse pour exercer sa liberté d’analyse et de compréhension du sens que les tsiganes dégagent des événements, quand lui-même participe à leur vie. Seule l’implantation longue permet de saisir des réalités permanentes et évolutives du rejet. Le monde tsigane en a une perception autre que le gadjo qui en découvre l’actualité et la violence cachée, décodant le sens ambigu des projets qui limiteraient l’autonomie des familles et la solidarité vitale de ses membres.

Les législations de la société majoritaire qui visent à l’insertion « à la française » tiennent peu compte des modes culturels concernant le travail, le logement, l’acquisition des ressources, la transmission des savoirs professionnels, et masquent la complexité des dynamiques actuelles qui entraînent une adaptation possible du monde tsigane et non l’effritement de ce qui fait sens pour eux et maintient l’autonomie familiale. Les débats politiques sont truffés de représentations fausses du nomadisme, de l’habitat en caravane, décrivant un mode de vie périmé, illégitime et dangereux. L’ancrage du chercheur le situe à un carrefour où s’entrecroisent le réseau familial des groupes tsiganes entre eux et celui de la société environnante. C’est à ce rendez-vous que le lecteur est convoqué pour découvrir la complexité de la vie de ces familles affrontées à la modernité, au rejet, aux réactions de sociétés habituées à des discours d’exclusion interdisant la prise de conscience de l’humanité d’une population en pleine expansion démographique et refusant une condition de parias et une citoyenneté de deuxième zone.

Quelques voies sont à explorer : D’abord, de qui parle-t-on ? Les tsiganes s’auto-désignent par d’autres termes que celui qui leur est imposé, « tsiganes », comme s’ils formaient une population homogène. Le croisement de la sociologie et de l’anthropologie s’impose pour analyser les dynamiques socioculturelles à l’œuvre dans les ensembles familiaux au contact des gadjé et de la modernité. La famille assure la cohérence vitale des personnes, la reconnaissance de leur identité, la sécurité face à l’opposition du monde des gadjé. Ensuite, l’itinérance est-elle un problème à traiter ou un mode de vie incompris et refusé par les sociétés ? Un traitement juridique conflictuel traduit le rejet constant d’une population autre, qui soupçonne une volonté d’intégration qui les « déracine » et veut les sédentariser. En outre, l’insertion à la française méconnaît les différences culturelles et les dynamiques sociales qu’elles engendrent, dans une vision d’abord négative. L’étude de la scolarisation croissante des garçons et des filles ouvre à la compréhension des modes d’appropriation tsiganes dans le contexte communautaire de la famille élargie. Elle appelle à préciser des principes qui peuvent se conjuguer ou s’exclure (le savoir scolaire et le savoir procédural…).

Cette étude s’adresse à tous ceux qui s’inquiètent du respect des droits de l’homme. Elle s’adresse aux enseignants, aux éducateurs, aux agents administratifs, aux responsables politiques et religieux qui travaillent à la construction d’un « vivre ensemble » avec des concitoyens qui n’ont pas choisi plus que chacun d’entre nous leur naissance, leur pays d’origine, leur sexe, leur culture voire leur religion, ni leur histoire familiale.

René Bernard
13 juin 2008
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