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L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque & Le feu sacré, fonctions du religieux

Régis Debray O. Jacob, 2002 & Fayard, 2003, 390 p., 22 euros.

Les religions reviennent en force. Pourquoi cette effervescence ? Une conséquence du 11 septembre ? Après la sécularisation, l’homme moderne redécouvre-t-il la vertu des traditions religieuses, témoins d’une aspiration personnelle de cohérence et facteurs symboliques de cohésion du lien social ? On ne peut reprocher à Régis Debray qui vient de publier Le feu sacré, fonctions du religieux de découvrir ce phénomène. Depuis la Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux (1981) jusqu’à Dieu, un itinéraire (2001), cet auteur poursuit une enquête assidue sur les croyances, leurs motifs et leurs variétés. Il était sans doute l’un des mieux placés pour aborder sans trop de passion, la difficile question de « l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque ».

Un style au service d’une attitude

Dans toutes ses publications, on retrouve le même art de la formule ; le goût des images et des raccourcis : « faire le partage… entre le religieux comme objet de culture… et le religieux comme objet de culte ». Le style n’est qu’un indice mais il témoigne à la fois de l’intelligence, de la culture de l’auteur tout autant que, par moment, de sa désinvolture teintée d’ironie et d’un apparent détachement. Avance-t-on vraiment dans l’intelligence du religieux en ne faisant que souligner une ambivalence, propre à tout phénomène humain ? « Le sacré attire et repousse comme le vide sous la falaise ». La pensée protéiforme, mais pas toujours saisissable, de l’auteur se prête peu à la discussion. Les hypothèses avancées se voient  aussitôt opposées leurs contraires ou plutôt la relativisation des arguments. Que « l’oratoire et le laboratoire » ne fassent pas « bon ménage » semble évident et suffisant pour moquer le souci de vérité des religions. Mais, au gré des formules, qu’a voulu dire Régis Debray ?

Une approche laïque des religions

Sur le fond, le rapport « sur l’enseignement du fait religieux » pose tranquillement le constat d’une perte de mémoire nationale et en même temps, face aux résistances qu’il anticipe tant du côté laïque (« retour des prosélytismes », « communautarisme ») qu’ecclésiastique (« confusionnisme », « relativisme »), l’auteur plaide pour une approche « objectivante », non « confessante », « réflexive et critique » et non mythifiante du fait religieux comme constructeur des civilisations. Eduquer en ce sens serait la meilleure manière de combattre le fanatisme ou l’intolérance. Désamorcer les intégrismes qui se nourrissent de l’inculture. Passer d’une «  laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre) » (p .22). Nous ne sommes plus au temps du scientisme, ou du combat anti-clérical. On peut se réjouir de cette ouverture, proposée par l’auteur pour une meilleure prise en compte des traditions religieuses jusque dans la compréhension de la laïcité française. La question reste posée cependant de la possibilité d’une telle entreprise, tant au plan théorique que pratique. De ce point de vue, Le feu sacré offre quelques pistes de réflexion.

Des difficultés qui subsistent

« Il faut prendre acte qu’aujourd’hui comme hier et probablement demain (…) les hommes vivent et s’entretuent pour et au nom des symboles » (p. 11). Aussi l’Ecole doit-elle étendre à « l’univers symbolique comme tel » « l’intelligence réflexive et critique » qu’elle applique par ailleurs à l’art, à l’histoire et aux savoirs. Cette requête traduit une fascination pour le phénomène religieux, mobilisateur inégalé d’énergie humaine (pour le meilleur et le pire) et en même temps une tendance à réduire le religieux à sa fonction sociale et politique. Les religions « re-lient », donnent une identité, canalisent les agressivités, façonnent en sous-main les visions politiques et constituent une « formidable puissance motrice », une « force rassembleuse et énergisante » ( Le feu sacré, p. 117). On reconnaît l’influence de Durkheim qui voyait dans la religion le grand moteur des rassemblements humains, assurant une indispensable fonction sociale. Mais l’expérience de l’homo religiosus se laisse-t-elle enfermer dans une telle fonction ? Même si Debray avoue l’importance du transcendant, « un point d’accroche extérieur », celui-ci présente trop souvent pour lui l’aspect d’une idée universelle. Surtout, une telle phénoménologie de la religion en général est-elle possible ? « L’homo religiosus » n’existe nulle part à l’état générique. Traversant la chair des religions du monde, Debray est attiré par l’idée d’un « invariant des variations religieuses ». Mais imagine-t-on pouvoir le trouver par abstraction, par synthèse, sans dialogue avec et entre ceux qui partagent ces convictions ? Debray reconnaît l’objection. Pourtant, la lecture du Feu sacré ne lève pas les doutes. Elle met en évidence une double difficulté. Au plan pratique, d’abord. Les « faits religieux » peuvent-ils être présentés par des enseignants sans sympathie pour ces phénomènes ? La question est posée de l’engagement, jamais neutre, de l’enseignant dans le savoir qu’il transmet et de la relation vécue avec les élèves. Au plan théorique, ne doit-on pas prendre en compte les médiations langagières, culturelles et historiques qui donnent formes aux religions du monde ? La religion n’existe que dans des langues. La découverte d’un universel des religions, s’il existe, ne naîtra que d’un transfert analogique de proche en proche entre les traditions religieuses et grâce au travail herméneutique critique exercé au sein de chacune de ces traditions. Cela ne disqualifie pas la tâche proposée par Régis Debray à l’Education nationale. Cela la complique singulièrement.


Alain Thomasset
6 juin 2003
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