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Pouvez-vous nous parler de votre mobilisation et de celle des étudiants à l’université de Damas depuis le début de la révolution ?
Yaman al-Qadri – Après les événements de Dar’a1 en mars 2011, les étudiants ont ressenti compassion et révolte face à la torture d’enfants, tout en ayant peur d’exprimer leur indignation. Les étudiants en biologie et en médecine se sont rassemblés en silence, vêtus de leurs blouses blanches, une fleur à la main. Très vite, les chabbiha [milice au service du régime] de l’université les ont attaqués. Ces chabbiha étaient en réalité des étudiants armés, membres de ce qu’on appelle officiellement « l’Union des étudiants ».
En septembre, 2011, peu après la rentrée universitaire, alors que de semaines en semaines, les manifestants tombaient sous les balles du régime, j’ai commencé à m’intéresser aux activités de la ville de Darayya. C’est la ville du pacifiste Ghiath Mattar, qui, au début de la révolution, a eu l’idée d’offrir des roses aux soldats. Ghiath Mattar a été arrêté, torturé durant trois jours, puis assassiné. Son action m’a inspirée, et j’ai pris l’initiative, avec trois amis de confiance, d’imprimer le mot « liberté »sur des papiers. Nous sommes montés au dernier étage de la faculté d’où nous avons jeté nos flyers multicolores.
J’ai pris l’initiative, avec trois amis, d’imprimer le mot "liberté" sur des papiers. Nous sommes montés au dernier étage de la faculté d’où nous avons jeté nos flyers multicolores.
Comment s’est déroulée votre arrestation ?
Yaman al-Qadri – Grâce aux caméras des couloirs de la faculté, les services secrets de l’université ont identifié puis arrêté deux de mes trois collègues activistes en octobre. J’ai été arrêtée dix jours plus tard, le 3 novembre 2011, par deux étudiants : un homme et une femme, membre de « l’Union des étudiants ». Ils m’ont emmenée dans un bureau, dans l’enceinte même de l’université. Là, ils m’ont frappée à plusieurs reprises tout en m’interrogeant. Ils m’ont ensuite annoncé qu’ils m’emmenaient « dans un lieu où personne ne me trouverait et où personne ne viendrait me chercher ». L’interrogatoire a duré une heure, puis une voiture est arrivée et j’ai été transférée au centre des services secrets de Harasta [au nord de Damas].
Je suis restée environ douze heures dans une cellule sombre, dans un sous-sol sans fenêtre ni lumière. J’ai subi un interrogatoire très dur. J’ai été torturée à coups de décharges électriques. Elles étaient de plus en plus fortes, pour que je ne m’évanouisse pas, que je reste consciente et capable de répondre à leurs questions. J’ai été rouée de coups et assaillie de questions des heures durant. J’étais terrifiée.
Puis, ils m’ont emmenée dans un autre centre des services secrets, à Mezzeh [à l’ouest de Damas]. J’y suis restée pendant vingt-deux jours. J’avais le sentiment d’être séquestrée dans un lieu secret. Je n’étais pas en sous-sol car étant la seule femme, ils ne voulaient pas que je sache ce qui se passait sous terre, que j’entende ou que je voie la torture. J’ai subi de nombreux interrogatoires, chaque jour… Un véritable lavage de cerveau. J’ai réussi à ne pas donner le nom du quatrième de notre groupe, qui n’avait pas encore été arrêté… J’avais très peur, mais j’ai essayé de ne mettre la vie de personne en danger.
Le chef a essayé de me convaincre que le président était bon, que le régime était un bon régime, qu’il y avait un complot international contre Bachar el-Assad et j’ai fait semblant d’acquiescer. Ils voulaient comprendre pourquoi une fille comme moi, qui étudie la médecine et qui a une bonne situation financière, peut devenir une « rebelle »… En plus, je ne porte pas le voile, donc je ne corresponds pas au portrait type de la terroriste dépeinte par la propagande. Chaque jour, j’entendais les cris des prisonniers torturés… Mais on essayait de me convaincre que ces prisonniers méritaient cette torture, que si Bachar quittait le pouvoir, je serais obligée de me voiler, que cette révolution était fondamentaliste.
Je ne porte pas le voile, donc je ne corresponds pas au portrait type de la terroriste dépeinte par la propagande.
Mes parents ont appris ma détention par Al-Jazeera, grâce à des amis présents à l’université au moment de mon arrestation qui ont immédiatement alerté les médias. Mes amis ont créé une page Facebook Free Yaman Al Qadri (ou en anglais : Free Syrian Medical Student Yaman Al Qadri). Ma famille à Montréal et mes amis en Syrie se sont énormément mobilisés. La presse canadienne a beaucoup bougé. Des pétitions ont circulé, des associations de médecins canadiens se sont mobilisées… Puis il y a eu un « Mardi de Yaman al-Qadri » dans toute la Syrie, lancé depuis la page principale de la révolution syrienne sur Facebook.
Comment voyez-vous l’après Bachar el-Assad ? Ne craignez-vous pas, comme l’annonce le régime, l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir et la disparition des minorités en Syrie2 ?
Yaman al-Qadri – Je crois qu’après la révolution nous aurons des médias libres et diversifiés, un parlement, une diversité de partis. Nous voulons absolument en finir avec ce régime et ce parti unique qui interdit toute vie politique. Quant aux minorités, je pense qu’elles étaient là de longs siècles avant l’arrivée du régime au pouvoir. Si ce régime part, ceux qui partiront avec lui, ce sont les services secrets et les chabbiha, et non les minorités. De plus, de nombreuses minorités participent à la révolution. Mais le régime a répandu la croyance selon laquelle il est le seul capable de protéger les minorités depuis quatre décennies. On ne se débarrasse pas facilement d’une conviction aussi profondément enracinée. Nous devons apprendre à construire un pays à l’image de notre diversité, à notre image.
J’ai un rêve, j’espère qu’il deviendra un jour réalité… Je pense que la majorité des Syriens est tolérante et qu’après la révolution les gens pardonneront, oublieront, reconstruiront. Nous devons reconstruire avec la liberté de créer des partis, de construire une société respectueuse des droits de l’homme, de la citoyenneté, de la liberté de penser et de s’exprimer politiquement. Nous n’en pouvons plus du lavage de cerveau, de cette corruption et de cette pourriture qui a tout envahi : médias, éducation, université… Nous ne voulons plus du portrait du président partout, ni de personne sacrée ou au-dessus de la loi…
Je pense qu’après la révolution les gens pardonneront, oublieront, reconstruiront.
Nous savons qu’après ce régime, ce ne sera pas tout de suite le paradis. Mais nous pensons que nous pourrons construire une société nouvelle. Avant la révolution, nous avions le sentiment que ce pays n’était pas le nôtre mais celui de la famille el-Assad. À présent, nous sentons qu’il nous appartient, que nous devons le construire, en prendre soin… Nous sommes maintenant très fiers d’être syriens. Et j’ai découvert que les opposants étaient nombreux, parmi les jeunes notamment. Ils demandent la liberté et la dignité. Ils n’ont plus peur. Le pays a changé. Un pays, ce n’est pas sa terre, ce ne sont pas ses frontières, ce sont les gens. Si les gens changent, ce sera un nouveau pays…. « Notre » pays, notre Syrie.
Propos recueillis par Florence Ollivry à Montréal, le 20 juillet 2012. Florence Ollivry est l'auteure de Les secrets d’Alep, Actes Sud, 2006 et La soie et l’Orient, Le Rouergue, 2011.
Aller plus loin :
Leïla Vignal, « Syrie, anatomie d’une révolution », Laviedesidées.fr, 27/07/2012.
1 Charles Weyer, « Ce qui se passe en Syrie », Marianne2.fr, 18/07/2012.
2 Les sunnites constitueraient 70 à 75% de la population syrienne, parmi lesquels on compte 15% de Kurdes. Les alaouites seraient 12% (20% selon les estimations les plus hautes), les chrétiens 5 à 10%, les druzes 1 à 3% et les ismaëliens de 1 à 3%. Source : Leïla Vignal, « Syrie, anatomie d’une révolution », Laviedesidées.fr, 27/07/2012.