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Dossier : La fraternité, une contre-culture ?

Si les bénévoles faisaient grève ?

Hervé Corcia, certains droits réservés / Flickr
Hervé Corcia, certains droits réservés / Flickr
L’aide bénévole, par sa gratuité, rend tangible la fraternité pour des personnes seules, malades, mal logées. Sans ces 13 millions de personnes engagées dans le social, la santé, la culture, le pacte social s’effondrerait. Or ce lien fraternel est invisible socialement. Un remède ? La grève, tout simplement !

Une caractéristique des bénévoles ? Leur invisibilité. On ne les voit guère dans les médias. On ne parle pas d’eux dans les formations médicales ou sociales, peu dans les associations, quand il s’agit de former des salariés dont ils sont les présidents ou « collègues ». Quant aux reconnaissances et valorisations dont ils peuvent faire l’objet, voire le sujet, elles sont peu répandues. Il y a, certes, des félicitations, des applaudissements aux assemblées générales, des promotions par une élection au conseil d’administration ou au bureau. Ce sont des récompenses appréciées, qui constituent même le sommet d’un parcours ou d’une carrière associative et leur donnent une visibilité. Mais beaucoup de bénévoles restent invisibles et font du « shadow work », du travail de l’ombre. Deuxième caractéristique des bénévoles : ils ne sont pas rémunérés et ne reçoivent même souvent aucun salaire symbolique. Ils doivent trouver en eux-mêmes une motivation, non pas celle de l’engagement fait, au départ, d’images et de représentations, mais un élan au long cours et une dynamique qui les maintient debout contre vents et marées, parfois jusqu’au burn out. Bien souvent, face à la misère du monde et en bataille contre des problèmes insolubles et des situations difficiles, ils se nourrissent en partie du soutien de leurs groupes de pairs, des remerciements des personnes qu’ils aident, et surtout de leur propre certitude de servir les autres et une cause à laquelle ils croient. Mais souvent, les bénéficiaires de leur aide n’imaginent pas qu’ils ne sont pas rémunérés et qu’ils agissent pour eux de manière libre et volontaire. Une troisième caractéristique des bénévoles est bien d’être libres. C’est leur force et c’est la faiblesse des organisations qui les « emploient ». À tout moment, ils peuvent, s’ils le veulent, quitter leur poste derrière les guichets de distribution des restaurants du cœur, dans la gestion d’une association d’aide à domicile ou dans une salle de cours. Rien (sauf pour les membres de bureaux) ne les lie juridiquement à l’organisation qui les emploie, sauf leur sens des responsabilités et du service aux autres. Certes, ils signent des contrats, des chartes d’engagements et des conventions, mais peu sont susceptibles d’être attaqués en justice.

La fraternité se révèle dans la gratuité

Revenons sur la définition. Selon le type de bénévolat exercé – gestion, production de services, médiation et revendication –, les enjeux diffèrent. Selon leur statut, élu ou non, leurs activités varient. Il en va de même de leurs responsabilités, selon qu’ils sont dans des associations employeuses ou non. Enfin, selon leurs secteurs d’activités et l’objectif de l’association, leurs engagements sont plus ou moins tenaces et induisent des comportements plus ou moins militants. Défendre les enfants battus ou organiser une chorale, apporter soutien et compassion à des mourants ou préparer des gâteaux pour la fête du village, ce n’est pas la même chose. Refuser d’obéir à un ordre de réquisition d’appartements squattés ou ramasser des détritus sur une plage n’a pas la même importance aux yeux de ceux qui le font et de ceux qui en bénéficient. C’est pourquoi une ligne de faille entre divers types de bénévolat passe par la militance. Bénévoles et militants ne sont pas toujours dans les mêmes associations. Ceux qui se disent militants n’aiment pas toujours se voir appeler « bénévole » et inversement. Leur engagement se fait à partir d’affiliations et de l’appartenance à des groupes d’une très grande multiplicité. Il s’y noue des fraternités entre bénévoles/militants, mais aussi entre bénévoles et bénéficiaires. Le don est la marque du bénévolat, il y circule du sens et de la réciprocité, ou au moins de l’attente et l’espérance d’un retour. Le don renvoie à la solidarité, marquée du sceau de la révolte sociale, de la lutte et de l’engagement d’un groupe national, d’une « tribu » ou d’une classe sociale contre une autre. La solidarité se situe plutôt du côté des militants, bien que l’entraide soit la marque d’un groupe qui partage les mêmes situations et agit collectivement pour la changer. Le bénévolat se caractérise essentiellement par des objectifs non matériels, par une action qui peut être traditionnelle ou novatrice, voire dissidente et hors la loi, mais qui est surtout choisie et qui correspond en général à des capacités et à des appétences. Cela fait souvent une différence avec le travail.

La relation bénévole exprime un échange ni biologique ni amoureux et sans obligation juridique.

La relation bénévole exprime un échange interhumain non marchand, ni biologique ni amoureux et sans obligation juridique. C’est une relation fraternelle, d’homme à homme, dans une solidarité à la fois anthropologique et culturelle. Le sens et le projet, sinon l’objectif de l’aide bénévole, se trouvent largement dans la considération et le respect que l’on a de son prochain comme être humain. Cet autre vous ressemble et est à la « mauvaise » place ou dans la mauvaise situation. Une situation dans laquelle vous pourriez vous retrouver ou dans laquelle vous serez plus tard (quand il s’agit de personnes âgées). La peur est une des raisons d’aider, au cas où on aurait, à son tour, besoin d’être secouru. C’est pourquoi beaucoup d’associations ont eu comme origine l’aide au moment des funérailles. L’identité de condition, de situation, de profil socio-économique, de religion, de race ou d’engagement politique peut renforcer ce sentiment de fraternité. Les services publics ne sont pas gratuits, mais payés par les contributions obligatoires de chaque citoyen ayant un revenu. Les services bénévoles, eux, sont gratuits, hors du circuit marchand : à cause de cela, ils valent cher et relèvent de la fraternité, clé de voûte d’une société solidaire. Ce concept exprime l’appartenance à une même famille symbolique ou à une communauté choisie par affiliation ou identité. C’est fortement dans l’aide aux personnes en difficulté et l’aide humanitaire que l’on peut parler d’un bénévolat fraternel : on reconnaît en l’autre son frère, on s’identifie et on partage avec lui ce que l’on a. Mais c’est surtout le parallèle que l’on peut faire entre le groupe familial et une structure associative ou un groupe d’entraide qui renvoie à l’idée de fraternité. On fait d’elle un idéal qui repose sur le modèle vertueux de deux frères qui échangent, partagent et s’aiment. Curieusement, un des moments forts de fraternité est la guerre, où le frère d’arme est un compagnon important et où le conscrit vous reste lié à vie. Le mot de frère renvoie aussi à un vocabulaire religieux (du latin religare, relier) et à des gestes, dans des églises, comme ceux de s’embrasser, de se donner des accolades, de rompre le pain, de partager le vin ou même de s’appeler « mon frère », « ma sœur ». Dans d’autres sociétés, les cousins sont des frères, comme les oncles des parents. La fraternité marque l’appartenance à une même génération, souvent initiée en même temps. On n’y parle pas de bénévolat, mais d’entraide, surtout quand l’État providence n’existe pas1. Pour se sentir frère, il faut ressembler à l’autre, non pas physiquement, mais dans les sentiments et les représentations, et surtout lui porter attention et empathie. La considération de l’autre comme être humain, méritant dignité et respect, est une des marques de la fraternité. La dignité de l’homme, c’est son droit à être logé, soigné, nourri, défendu contre des agresseurs, traité sans violence ni physique ni morale, à ne pas être humilié. Beaucoup de bénévoles ont comme tâche et comme idéal de préserver tous ces droits et même d’apporter un peu plus qu’une réponse à des besoins : du soutien et de la compassion.

Et ils sont où les bénévoles ?

On nous dit manquer de bénévoles, alors que l’on en compte 13 millions ! Or dans l’ensemble, ils tiennent leurs engagements et même au-delà. Le paysage français, au moins jusqu’au 6 mai 2012, montre que les activités, le travail et les engagements des bénévoles les entraînent dans divers secteurs où il faut compléter ou proposer une réponse alternative à l’action des pouvoirs publics et des dispositifs privés : le sport, le développement local, le loisir, la culture, mais aussi le social, le care, les services aux personnes en difficulté, les prisons, les hôpitaux, etc. Ils s’engagent là où les mènent leurs passions, mais aussi là où leur sens de la solidarité et de la fraternité les attire et les retient. Car qu’est-ce qui fait courir les bénévoles, au-delà du fait de rester actif, d’être utile socialement et de se socialiser ? Ils agissent en fonction de leurs rapports aux valeurs, de leur quête d’un sens à donner à leur vie et du sentiment d’être concerné par un problème. Notre recherche sur les bénévoles face au cancer montre que la maladie fonde une communauté de situations et d’engagements, basée sur le fait d’avoir combattu ensemble (comme des frères d’armes). Dans nos recherches sur le mal logement, on voit que la fraternité s’exerce entre personnes mal logées, mais aussi entre bénévoles. Dans l’ensemble, les bénévoles ont une production considérable et ils contribuent largement à l’animation des villes, des campagnes et des quartiers français. Ils sont même un barrage contre l’effondrement de grands pans de nos dispositifs de solidarité et ils sont la légitimité des associations, en gérant de manière désintéressée les bureaux et le personnel salarié.

Le principal danger est de faire du bénévolat un alibi pour diminuer l’aide aux associations et aux personnes.

On peut leur reprocher d’être intrusifs, d’utiliser des méthodes insuffisamment respectueuses des personnes. On peut dire qu’ils manquent de professionnalisme et qu’il faut les soutenir davantage par l’aide de spécialistes. On peut remarquer que certains s’efforcent de satisfaire leurs besoins de relations sociales, de reconnaissance, ou même de pouvoir. On peut voir des abus et faire de longues listes de griefs contre ces acteurs dont les activités sont peu contrôlables et peuvent s’avérer dangereuses pour les publics rencontrés. Il y a aussi de l’exploitation des salariés associatifs2 et des salaires très bas au nom de la mission et du sens du travail. Mais le principal danger est de faire du bénévolat un alibi pour diminuer l’aide aux associations et aux personnes. Beaucoup de bénévoles et de militants affrontent des situations où ils peuvent avoir l’impression que sans eux, les problèmes en jeu seraient pires. C’est le cas des distributions alimentaires. Alors quelle arme utiliser ? La grève. Qu’improviseraient les administrations du social, de la santé, de la culture, du sport, de la justice, etc., si elles ne trouvaient plus de personnes prêtes à les aider et à combler les déficits des dispositifs ? La grève rendrait visible cette main-d’œuvre nombreuse et essentielle, comme ces petites mains qui œuvrent dans des activités d’accueil, de distribution d’aide alimentaire, d’accompagnement des malades, d’aide aux devoirs ou d’alphabétisation. Quand un bénévole aide une personne et que celle-ci en comprend la nature gratuite, étrange dans notre culture parce que non financière, elle peut y percevoir un geste proche de l’amour, de l’amitié ou de l’affection, précieux par sa gratuité même. Le fait qu’il n’y ait pas de devoir, mais un lien convivial de fraternité, rend le geste bénévole plus essentiel car il noue une relation différente d’un acte administratif ou d’assistance obligé par le droit – une « relation de guichet ». La fusion qui s’empare d’un groupe mettant un projet en route, créant une association, menant une lutte de résistance, a un impact considérable sur l’engagement des militants. La fraternité bénévole fonde un esprit de communauté pour lutter ensemble.
1. Voir Abram de Swaan, Sous l’aile protectrice de l’État, Puf, 1995.
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2. Voir les travaux de Maud Simonet et Matthieu Hély.


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