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Multinationales européennes : 5848 filiales dans les paradis fiscaux


Les groupes américains sont montrés du doigt pour les profits amassés à l’abri de l’impôt. Les Européens sont-ils plus vertueux ? L’évasion fiscale coûterait 1000 milliards d’euros aux finances publiques européennes, selon la Commission. Autant aux pays en développement. Nous avons, en partenariat avec le CCFD-Terre Solidaire, dressé l’inventaire des filiales détenues dans les paradis fiscaux par les plus grandes firmes européennes.

Qu’on le dise d’emblée : détenir une filiale en Irlande, en Suisse ou même aux Bahamas n’est pas répréhensible en soi. Ces pays ou territoires représentent des marchés, ou de possibles lieux de production. Aussi le seul décompte des 5848 filiales détenues par les 50 plus gros groupes européens dans les paradis fiscaux ne vaut-il pas, en lui-même, condamnation.

Mais la multiplication récente des scandales d’évasion fiscale, notamment autour de groupes américains (Apple, Google, Amazon, Pfizer…), et les pratiques généralisées de transfert de profits pour des raisons fiscales, aujourd’hui reconnues par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), jettent indéniablement un voile de suspicion sur l’omniprésence des firmes européennes aux « paradis ». Quand, parmi tant d’autres, Google affiche en Irlande un chiffre d’affaires cent fois supérieur à celui déclaré en France (dont la moitié rémunère la propriété intellectuelle opportunément logée aux Bermudes), ou quand Starbucks feint d’aimer à ce point les déficits (continus en France depuis son arrivée en 2004) qu’il multiplie ses points de vente dans l’Hexagone, faudrait-il croire les entreprises européennes plus vertueuses simplement parce que… européennes ? La tentation de placer, par d’habiles techniques bien huilées, souvent légales, leurs profits à l’abri du soi-disant « matraquage fiscal » qu’elles dénoncent, ne les effleurerait-elle pas ? Seule la transparence sur l’activité qu’elles mènent, pays par pays, permettrait d’en avoir le cœur net. Et de démasquer, s’il y en a, les filiales sans guère de salariés, créées dans l’unique but d’y loger le bénéfice à l’abri de l’impôt.

Le minimum que nous serions en droit d’attendre des entreprises : une liste exhaustive des filiales précisant, pour chacune ou par pays, l’activité, le chiffre d’affaires, les bénéfices dégagés, le nombre d’employés, les impôts versés, les subventions reçues. L’exigence est si légitime que la France puis l’Europe ont décidé, ce printemps, de l’imposer aux banques, et qu’elles envisagent désormais sérieusement d’en étendre l’application à tous les secteurs – le Conseil européen s’est prononcé en ce sens le 22 mai 2013, l’Assemblée nationale française vient d’en adopter le principe, le 6 juin 2013 (retrouvez le détail des évolutions politiques et des recommandations dans le rapport du CCFD-Terre Solidaire « Au paradis des impôts perdus »). C’est à l’aune de cette exigence minimale que nous avons scruté la présence des 50 plus grosses entreprises cotées d’Europe dans les paradis fiscaux1. Contestera-t-on la scientificité de la démarche ? Elle est à la mesure de la transparence dont font preuve ces groupes dans leurs rapports annuels et autres documents publics (voir notre méthodologie).

Ces 50 groupes pèsent, collectivement, près de 4500 milliards d’euros en chiffre d’affaires en 2012. C’est l’équivalent de 24 % du Pib européen, soit davantage que le budget cumulé des États de l’Union européenne. Ils génèrent 208 milliards d’euros de profits cumulés. Le poids économique et l’influence qu’exercent ces géants leur confèrent un devoir de rendre des comptes aux sociétés dans lesquelles ils s’inscrivent. En particulier dans les pays du sud de la planète, où tous opèrent, mais où leur contribution au développement (notamment à l’impôt) est pour le moins controversée. Or, aujourd’hui, une grande opacité entoure leurs activités. Aucune grande entreprise européenne ne permet jusqu’à présent au simple citoyen, du Sud ou du Nord, de vérifier si la localisation de son profit correspond à la réalité de son activité.

Ces entreprises donnent-elles gratuitement une liste complète de leurs filiales ?

Pas toutes.

60 % d’entre elles fournissent gratuitement, en ligne, une liste complète de leurs filiales (entendues ici comme l’ensemble des entités incluses dans le périmètre de consolidation comptable)2. D’autres ne mettent pas l’information en ligne : pour Dexia, il faut en faire la demande (honorée aussitôt). Les entreprises britanniques renvoient au registre du commerce3. D’autres, encore, manquent de précision à l’heure d’indiquer la localisation de leurs filiales4. Surtout, 12 groupes ne dressent, dans leur rapport annuel, qu’une liste des « filiales principales ».

Parmi ces groupes, six sont cotés au Cac 40 (Axa, Total, France Télécom, EADS, GDF Suez, Arcelor Mittal). Le contribuable français découvrira avec intérêt que la participation de l’État au capital (GDF Suez, France Télécom) n’est en rien un gage de transparence ! France Télécom annonce 400 entités mais n’en liste que 32. Total annonce 883 entités mais ne donne le nom que pour 179 d’entre elles. BMW n’en publie que 85 dans son rapport 2013, alors que deux ans plus tôt, elle en listait 228. Se distinguent aussi, par le petit nombre de filiales publiées, les puissants groupes Arcelor Mittal (35), ING (44), Zurich Financial Services (60), ou Glencore (62). Relevons que la norvégienne Statoil, qui jouit d’une image de bon élève en matière de transparence5, ne donne qu’une courte liste de 44 filiales qui ne couvre pas l’ensemble des pays où elle opère, en particulier les Bahamas, les Pays-Bas, Singapour ou les Émirats arabes unis. L’incomplétude de l’information fausse forcément quelque peu les données que nous sommes en mesure de présenter6. Mais elle n’enlève rien, bien au contraire, à notre interrogation centrale : pourquoi la complexité dans la structuration des groupes et le recours à l’opacité sont-ils aussi systématiques ?

Combien, parmi ces 50 entreprises, sont absentes des paradis fiscaux ?

Aucune.

Toutes, sans exception, sont implantées dans les paradis fiscaux, dès lors que l’on utilise la liste des 60 territoires opaques retenue en 2009 par le Tax Justice Network (TJN)7. Elles y détiennent en moyenne 117 filiales chacune, soit 29 % de leurs filiales étrangères. Certains groupes ont délibérément choisi d’implanter leur siège dans un paradis fiscal, à l’instar d’EADS aux Pays-Bas ou d’Arcelor Mittal au Luxembourg.

Même si l’on adopte une liste plus restrictive de paradis fiscaux, le nombre moyen d’implantations reste important. Par exemple, en excluant les moins opaques des « pays du secret » listés par TJN (moins de 60 % d’opacité, comme l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas ou le Delaware), on recense tout de même une moyenne de 60 filiales par groupe européen et aucun n’en est absent. Quant à leur présence dans les « trous noirs » de la finance internationale (les territoires présentant plus de 75 % d’opacité selon TJN), seul un groupe n’y est pas : le français CNP Assurances. Les 49 autres y comptent en moyenne 28 filiales, soit 7 % de leurs filiales étrangères.

Si l’on retient, à l’instar du Congrès des États-Unis, la liste des paradis fiscaux établie par le General Accounting Office (GAO), l’équivalent de la Cour des Comptes (liste qui ne tient pas compte, par exemple, du Delaware ni des Pays-Bas), là encore, aucune des grandes firmes européennes ne sort indemne8. Chacune possède en moyenne 60 filiales dans les paradis recensés par « l’Oncle Sam » (soit 15 % des filiales étrangères).

Nous avons, enfin, procédé à l’inventaire en nous référant à la liste intermédiaire des territoires pointés du doigt par le Forum fiscal mondial de l’OCDE, à l’issue d’une évaluation de leur législation. Cette liste particulièrement limitative ne compte que 14 noms, selon le dernier rapport remis au G20 en avril 2013… dont 3 îles du Pacifique9. Pourtant, en ne retenant que ceux-là, il n’y a guère que cinq groupes sur les 50 étudiés qui n’y déclarent aucune filiale : les assureurs Aviva et CNP Assurances, la banque Dexia et deux groupes (ING et Zurich Financial Services) pour lesquels le doute persiste, tant leur liste de filiales est incomplète. A contrario, huit entreprises y ont au moins 20 filiales. En ordre croissant : EXOR, Siemens, Allianz, Generali, BASF, Metro, Shell, Deutsche Post. La Suisse, les Émirats arabes unis et le Panama accueillent près de 85 % des filiales concernées.

Quels paradis fiscaux préfèrent les firmes européennes ?

Les firmes européennes ont une préférence marquée pour les paradis… européens ! Elles localisent 63 % de leurs filiales offshore dans les 18 territoires européens de la liste de TJN (Voir la carte établie par le CCFD-Terre Solidaire). Seule une poignée d’entre elles sont davantage implantées dans des paradis hors d’Europe : Enel, Nestlé, Shell, Tesco et Deutsche Bank.

Les destinations de prédilection sont, dans l’ordre : les Pays-Bas, l’État du Delaware (États-Unis), le Luxembourg, l’Irlande et les Îles Caïman. À eux seuls, ces cinq territoires concentrent plus de la moitié (53 %) des filiales que les firmes européennes détiennent dans des paradis fiscaux. Suivent la Belgique, l’Autriche, la Suisse, Hong-Kong, Jersey, la Hongrie et Singapour. Les Pays-Bas ont particulièrement la faveur des groupes industriels, tandis que les assureurs lui préfèrent le Luxembourg. Quant aux banques, elles localisent la moitié de leurs filiales offshore au Delaware, dans les Caïman, au Luxembourg et en Irlande. À noter aussi la séduction exercée par les Pays-Bas et les Bermudes sur les pétroliers.

Pour prendre toute la mesure du goût des groupes européens pour ces havres fiscaux, comparons les chiffres aux pays dont l’émergence aiguise – paraît-il – les appétits. Qu’observe-t-on ? Les 50 groupes étudiés ont aux îles Caïman davantage de filiales qu’au Brésil et deux fois plus qu’en Inde ! Ils sont mieux implantés sur le caillou de Jersey, au large de Saint-Malo, qu’au Mexique ! Même la Chine (579 filiales) n’attire guère davantage que le Luxembourg (557). Au total, Brésil, Chine, Inde et Mexique totalisent 1299 filiales : c’est moins que le cumul de celles situées dans les territoires les plus opaques (plus de 75 %) du globe (1386 entités).

Exotisme
Certains groupes cherchent à se distinguer en s’isolant sur des îles ou enclaves où personne d’autre ne va : Deutsche Post est ainsi la seule présente à Antigua-et-Barbuda, à Aruba et au Belize. Elle se partage Sainte-Lucie avec Shell. Le pétrolier espagnol Repsol détient la seule filiale de notre étude en Andorre. BPCE aussi affectionne les destinations insolites : elle est la seule au Vanuatu ! Tous boudent les Îles Vierges des États-Unis, hormis Deutsche Bank. L’examen attentif révèle aussi des destinations qui ne figurent pas sur la liste des paradis fiscaux établie par TJN. Deutsche Post, décidément extravagante, possède ainsi deux filiales aux Îles Fidji, tandis que Banco Santander détient 19 filiales à Porto Rico10. Les Îles Canaries, quant à elles, attirent le réassureur allemand Munich Re, qui y a localisé 18 filiales, et l’énergéticien italien Enel (17 filiales). Les avantages fiscaux offerts par l’île y sont-ils tout à fait étrangers ? Non seulement les sociétés admises en zone spéciale des Îles Canaries bénéficient d’un taux d’imposition de 4 %, mais elles peuvent aussi prétendre à un abattement fiscal pour les investissements productifs et autres exonérations en matière de droits de mutation et droits de timbre.

Quels sont les secteurs les plus concernés ?

Les banques et les assurances.

Le secteur bancaire et celui de l’assurance restent de loin les premiers clients des paradis fiscaux : les principaux groupes européens du secteur y détiennent, en moyenne, respectivement 35 % et 36 % de leurs filiales étrangères (contre 22 % par exemple dans l’automobile ou l’énergie). Parmi les banques, la britannique Lloyds (59 % de ses filiales étrangères situées dans des paradis fiscaux) et l’allemande Deutsche Bank (57 %) caracolent en tête de la compétition. En France, BNP Paribas reste de loin l’entreprise la plus implantée dans les paradis fiscaux (214 filiales) – il est vrai que le rachat de Fortis et BGL dont les fiefs sont la Belgique et le Luxembourg, plombent un peu son bilan de ce point de vue. Avec 18 % de leurs filiales étrangères offshore, BPCE et Banco Santander suggèrent qu’il est possible d’en faire moins11. Les banques sont aussi pa

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