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Dossier : École catholique, école publique ?

Le clivage public-privé est dépassé

#00814-Manifestation des écoles en lutte/©Yannick Zanchetta/Flickr/CC
#00814-Manifestation des écoles en lutte/©Yannick Zanchetta/Flickr/CC
Entretien – Pour l’ancien recteur Alain Bouvier, l’école, publique ou privée, reproduit toujours les inégalités sociales, un mouvement accentué aujourd’hui par l’externalisation des apprentissages. La décentralisation n’a rien changé. Pourtant, les marges d’expérimentation existent. Encore faut-il s’en saisir et apprendre des expériences, en France ou ailleurs.

La conception jacobine de l’État1 affecte particulièrement l’Éducation nationale. Les politiques de décentralisation y ont-elles remédié ?

Alain Bouvier – Pas de façon visible. L’évolution de nos institutions se fait lentement. Nous avons connu deux actes de décentralisation2 qui n’ont pas touché le noyau dur (les programmes, les horaires, les diplômes, le recrutement des enseignants et des cadres du système, l’évaluation de celui-ci). En trente ans, cela n’a pas bougé. Et nous sommes en train de préparer le troisième, et sans doute les choses les plus essentielles pour l’éducation seront-elles renvoyées à un acte IV dans dix ans ! A-t-on trouvé un équilibre ? D’une certaine façon, sinon le système s’effondrerait. Mais cet équilibre instable annonce d’autres évolutions : il ne préfigure en rien l’état du système dans dix ou quinze ans3.

Le système est-il devenu plus efficace et plus équitable ? Plus efficace, certainement pas. Depuis quinze ans, les résultats se sont dégradés : c’est ce que montrent toutes les études, les travaux du Haut Conseil de l’éducation, les enquêtes nationales et internationales. Mais le plus grave touche à son équité : le système éducatif français est, au sein de l’OCDE, celui qui crée les plus grandes différences entre les élèves qu’on lui confie. Il est performant pour les très bons. Pour près de 50 % des élèves, le niveau de compétences acquises est voisin de celui des meilleurs pays. Malheureusement, pour 30 %, il est très médiocre, et très mauvais pour près de 20 %. Les différences existent très tôt, et elles se creusent : notre système éducatif, pour l’instant, ne sait pas les atténuer, même si elles sont repérées dès la grande section de maternelle.

Le système éducatif français est, au sein de l’OCDE, celui qui crée les plus grandes différences entre les élèves qu’on lui confie.

Au vu des expériences étrangères, quelles compétences devraient être déléguées et à quel niveau ?

Tous les spécialistes s’interrogent : les systèmes politiquement décentralisés sont-ils plus efficaces que les systèmes centralisés ? Un pays comme la Suisse, avec ses 26 systèmes éducatifs, n’est pas particulièrement performant… Et l’on pourrait donner d’autres exemples. La différence tient à l’autonomie accordée aux établissements scolaires eux-mêmes. Là où ils disposent d’une autonomie et de responsabilités, les résultats sont plus élevés que dans les pays, comme en France, où ils sont corsetés par toute une réglementation.

Mais attention : tout ne se résume pas à une question d’organisation. Il faut tenir compte, pays par pays, de l’histoire, de la culture, de l’organisation politique et des enjeux. La situation d’un pays décentralisé n’est pas la même qu’en Corée du Sud. Par ailleurs, il y a plusieurs façons de codifier la centralisation : avec ou sans instances politiques intermédiaires, élues ou contrôlées par l’État central. Jusqu’ici, qu’avons-nous confié en France aux collectivités territoriales ? Essentiellement le fonctionnement, le bâti, la restauration, le transport des élèves : tout ce qui est en périphérie du pédagogique. En réalité, les collectivités territoriales vont bien plus loin ! Leur part dans les dépenses d’éducation4, en hausse régulière depuis une dizaine d’années, dépasse aujourd’hui 25 %, contre un peu plus de 50 % pour l’État. Elles sont, par exemple, impliquées dans l’acquisition des matériels technologiques coûteux (espaces numériques de travail, tableaux interactifs, tablettes…). Et elles commencent à demander des comptes sur les usages, mettant ainsi le pied dans le domaine pédagogique. Cela ira-t-il plus loin ? Peut-être, mais lentement : notre culture demeure très rétive au changement en ce domaine.

Observe-t-on des différences entre les régions ?

Le ministère de l’Éducation nationale ne fait pas d’études par régions, mais par académies. Et il y a des différences très importantes : les résultats de la Bretagne, par exemple, sont nettement supérieurs à tous les autres. Mais on manque d’explications et l’on est d’autant plus surpris que, au-delà du baccalauréat, les résultats sont moins bons. Tous ces phénomènes mériteraient d’être mieux étudiés... La part de l’enseignement catholique, importante en Bretagne, a-t-elle une influence ? Difficile à dire : en Auvergne par exemple, l’enseignement privé scolarise plus de 40 % des enfants en Haute-Loire, contre 11 % dans l’Allier, sans aucune corrélation dans les résultats. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas, mais avec plusieurs allers et retours entre privé et public au cours de la scolarité d’un même élève, bien malin qui pourrait mettre aujourd’hui sur la table des études précises autres que très locales.

Venons-en à l’autonomie des établissements. La loi avance la notion de « communauté éducative » (entre enseignants, éducateurs et parents). Mais elle ne se met pas en place aussi rapidement qu’on l’imagine. Quels sont les principaux freins ?

Pour moi, ce qui a du sens, c’est le couple autonomie-responsabilité collective. Dans quelle mesure y a-t-il une communauté éducative qui se sente responsable du projet qu’elle veut conduire ? Autrement dit, qui s’en sente redevable envers toutes les parties prenantes du système. Cela se fait très rarement.

Quant aux freins, j’en vois de deux sortes. D’une part, l’enseignement en France est un métier libéral payé par l’État5. Abrités derrière la liberté pédagogique, les enseignants font leur métier, leur travail, comme ils pensent devoir le faire, mais en l’absence de tout rendu de compte. C’est dans notre tradition.

Il y a un deuxième frein tout à fait redoutable. On a vu le conseiller du ministre en charge de la préparation de la loi, Bruno Julliard, renoncer à son poste devant le conservatisme, sinon le corporatisme, d’un milieu extrêmement compartimenté. C’est un obstacle considérable.

Sommes-nous pour autant démunis ? Ma naïveté de vieux formateur me fait croire que le véritable outil pour faire bouger les choses, c’est celui de la formation (initiale et continue) des acteurs. Et surtout, la formation professionnelle, de sorte que progressivement le milieu pédagogique s’organise – ce qu’il ne fait pas pour l’instant – comme un milieu professionnel, développant ses compétences propres. Pourquoi ne pas parler de communautés professionnelles, comme on parle de communautés éducatives ? Le système actuel ne favorise pas la capitalisation des connaissances acquises. Or faire progresser une organisation suppose une capacité à apprendre de l’expérience. Mais je suis convaincu qu’un jour, le milieu pédagogique y parviendra.

Progresser suppose une capacité à apprendre de l’expérience. Je suis convaincu qu’un jour, le milieu pédagogique y parviendra.

On touche ici au droit à l’expérimentation. Nous avions interviewé le fondateur d’un collège expérimental à Bordeaux6. Mais son équipe s’est heurtée à l’incapacité de l’administration de former une communauté professionnelle.

C’est l’une de mes tristesses. Quand j’ai vu, avec l’acte II de la décentralisation, que les administrations, et l’Éducation nationale en particulier, allaient pouvoir se livrer à des expérimentations, qu’elles y étaient même encouragées par la loi, j’ai pensé qu’un vrai progrès était possible. Le Haut Conseil de l’éducation était censé dresser un bilan régulier des expérimentations. Il n’a proposé un premier bilan qu’en 20117, car pendant plusieurs années, l’administration n’avait pas grand-chose à mettre sur la table ! Ce fut pour constater que l’expérimentation n’avait concerné, tout au plus, que 10 % des collèges et 1 % des écoles. Pourquoi le terrain n’a-t-il pas répondu ? L’administration n’a pas vraiment aidé ni encouragé. En même temps, on n’a pas vu un fort mouvement demandant à pouvoir expérimenter.

La loi protège le caractère propre de l’école catholique et son autonomie existe depuis plus longtemps. A-t-elle su en profiter ou le constat est-il le même ?

Je connais mal ce sujet. Mais je relève que notre système éducatif a la particularité de maintenir les parents d’élèves à la périphérie. Comme me l’ont dit des directeurs généraux de commissions scolaires québécois : en France, nous laissons les parents sur le paillasson. Or les évolutions d’aujourd’hui supposent que les parents soient davantage associés, non seulement à l’éducation comme telle, mais à l’éducation globale, en incluant les questions pédagogiques. On ne va pas séparer, dans la tête de nos élèves, ce qui serait uniquement éducatif d’un côté, et ce qui serait disciplinaire et pédagogique de l’autre. Les comparaisons internationales soulignent cette tendance à demander aux parents de jouer un rôle plus important que dans le passé. En France, en un sens, cela fait partie de la tradition de l’enseignement privé catholique ; mais dans un certain nombre de pays, cela passe par d’autres formes de communautés, de voisinage par exemple.

On observe aussi d’autres réponses, dans les pays développés, avec une forme d’externalisation des apprentissages : le chercheur Mark Bray parle de « l’ombre du système éducatif8 ». En France, celle-ci pèse environ 2 milliards d’euros et augmente de 10 % par an… Or ce qui caractérise cette école de l’ombre, c’est bien un pilotage par les parents, qui la financent. Aujourd’hui, ce sont eux et les élèves qui font l’articulation entre cette école invisible et l’école formelle. Le milieu pédagogique en est-il conscient ? Est-il prêt à s’en emparer ?

En France, il y a d’un côté l’école étatique – et l’école privée sous contrat en fait partie – et de l’autre, cette école de l’ombre.

Je vais peut-être faire dresser quelques cheveux : en France, il y a d’un côté l’école étatique – et l’école privée sous contrat en fait partie, puisque les enseignants sont payés par l’État, recrutés et formés selon les mêmes modes, pour appliquer les mêmes programmes – et de l’autre, cette école de l’ombre. Le clivage ancien est dépassé. Ce n’est pas marginal. Certes, les familles les plus défavorisées sont à des années lumières de cette évolution, mais le phénomène concerne de plus en plus les classes moyennes et la classe moyenne supérieure. Dans les classes très supérieures, l’éducation se fait toute seule, dès le berceau. On apprend Mozart dès quatre ans et la littérature grecque en même temps...

Propos recueillis par Solange de Coussemaker et Bertrand Hériard Dubreuil


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1 D’après une conception jacobine de l’État, les pouvoirs publics sont vus comme moteur du changement social [NDLR].

2 Les actes I (lois Defferre, 1983) et II (2004) de la décentralisation portent essentiellement sur l’enseignement secondaire. Les collectivités territoriales se voient notamment confier des tâches comme la construction et l’entretien matériel des établissements, la gestion des personnels non enseignants. Les rectorats et les académies sont dotés de plus de pouvoir. Les établissements ont une plus grande marge d’autonomie [NDLR].

3 Cf. Alain Bouvier, « Préparons l’école de 2030 », Futuribles, n°388, septembre 2012.

4 C’est-à-dire la totalité de ce qui est consacré à l’école par l’État, les collectivités locales et territoriales, les entreprises, les parents, etc.

5 Selon le mot de Bernard Toulemonde, cité dans « L’école n’aime pas les réformes », La-Croix.com, 22/01/2013.

6 Cf. Jean-François Boulagnon, « L’expérience d’un principal », Revue Projet, n°313, novembre 2009.

7 Aurélie Collas, « Le Haut Conseil de l’éducation dresse un bilan mitigé des expérimentations pédagogiques », blog du Monde.fr, 20/12/2011.

8 L’expression désigne le soutien scolaire privé : cours à domicile, stages de vacances, sites internet de soutien… Cf. le rapport de Mark Bray, L’ombre du système éducatif. Quel soutien scolaire privé ? Quelles politiques publiques ?, Unesco, 2009. Quelques années plus tard, ce rapport est déjà largement dépassé.


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