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Dossier : La santé, l'expert et le patient

Expériences de prévention


Deux expériences de prévention, en milieu scolaire et à partir d’un Point santé. Elles ne se réduisent pas à des campagnes d’information, de vaccination, de facilités ouvertes..., mais situent la santé dans la vie des enfants et des jeunes – l’école, la famille, les modes de vie, les échecs... –, pour qu’ils en deviennent davantage les acteurs.

« La dame des dents, la dame des rêves »

Depuis 1987, je sillonne les 27 écoles primaires de la ville d’Aubervilliers pour travailler avec les enfants sur des questions de santé... au sens large du terme. Je ne suis pas infirmière scolaire, mais infirmière de santé publique au Centre municipal de santé de la ville. J’ai été amenée à intervenir dans les écoles comme « animatrice de prévention » pour mettre en œuvre la grande campagne de prévention bucco-dentaire lancée par le Conseil général. 29 villes du département sont toujours engagées dans cette action de santé publique.

La population de cette banlieue de Paris est fortement marquée par la récession économique. Sur les 67 000 habitants, on compte 7 000 chômeurs, 2 000 RMIstes. Des milliers d’emplois précaires et mal payés blessent la vie. Ville dure et tendre à la fois par sa tradition de solidarité ouvrière... Dans une classe, sur les 28 enfants présents, il n’est pas rare de rencontrer 21 origines différentes. Un brassage des cultures à intégrer dans l’enseignement si l’on veut être efficace à long terme pour participer à la construction de « personnalités », qui tiennent le coup dans les remous de leur histoire.

A la suite d’une enquête épidémiologique, réalisée en 1984, la Mission de prévention bucco-dentaire du département s’était donné, en effet, comme objectif de réduire de 45 %, en huit ans, le nombre des caries des enfants de 3 à 11 ans. A cette époque, 34 % des enfants de trois ans étaient déjà atteints par les caries. 15 % de ceux de six ans avaient au moins une dent définitivement cariée, 90 % à neuf ans, 84 % à onze ans. Seulement 5,3 % d’entre eux étaient totalement soignés et 71,5 % n’avaient jamais reçu de soins... En 1992, les chiffres révèlent une baisse de 41 % des caries. En cette année 2000, une nouvelle enquête est menée pour à la fois mesurer l’impact des dernières actions et faire la photographie de l’état dentaire des nouvelles populations d’enfants des grandes sections de maternelles.

Dans chaque ville conventionnée, des équipes techniques locales ont été créées. Elles rassemblent dentistes, enseignants, infirmières, coordinatrices de prévention, assistantes dentaires, animateurs, élus à la santé et des affaires scolaires, responsables des affaires scolaires, secrétaires... Cette action de longue durée demande continuité et détermination des acteurs, persévérance, imagination, re-motivation pour soi et des autres partenaires. Car si l’école reste le lieu privilégié pour atteindre tous les enfants, il faut toujours faire face aux réticences de certains directeurs ou directrices. Ils trouvent que ce n’est pas le rôle de l’école de prendre en charge l’éducation à la santé des enfants : c’est le rôle des parents...

La mâchoire et la brosse à dents

Infirmières, armées d’une grosse mâchoire « de géant » et de brosses à dents, nous avons parcouru toutes les écoles... Tous les ans... Depuis 1987. Pour apprendre, redire, répéter : le pourquoi, le comment se brosser les dents... Pendant plusieurs années, nous avions lancé dans les classes des séances de fluoration et c’était les maîtres qui, toutes les trois semaines, prenaient la relève, aidés des enfants. De multiples initiatives se sont greffées sur ce thème. Des petits déjeuners festifs avec les parents des enfants de maternelles. Un jumelage (en CM2) avec des enfants du Nicaragua, qui eux aussi s’occupent de leurs dents, allant jusqu’à apprendre à soigner les caries pour les populations les plus reculées. Un livre : « Les dents de l’ogre », réalisé par une classe de CP et déposé à la bibliothèque du quartier. Divers jeux d’animation dans les fêtes de la ville. La mise en place difficile du brossage des dents après la cantine. Des interventions sur l’alimentation avec les parents, etc. Aujourd’hui, les fluorations ne se font plus à l’école, mais nous insistons sur l’usage du sel fluoré dans l’alimentation quotidienne des enfants.

En 1996, la ville a été choisie pour participer à une étude menée à l’initiative de la CPAM et du Conseil général sur l’opportunité du scellement de sillons sur les premières prémolaires définitives des enfants de six ans : Tous ceux qui avaient déjà une carie ou plus, ont pu bénéficier de façon gratuite d’un scellement des sillons de leurs molaires (une résine remplissant les creux des molaires sur la face de mastication). Reconduite pendant trois ans, cette étude va permettre à la Caisse primaire d’assurance maladie du 93 d’étudier la possibilité de codifier cette prévention secondaire dans la nomenclature des soins dentaires.

Malheureusement, peu de parents sont allés jusqu’au bout de la démarche pour profiter de cette occasion, gratuite, pourtant. Aller chez le dentiste ne va toujours pas de soi ! Pour certains, ce fut la première occasion de rencontrer un dentiste. Pour l’instant, les scellements sont considérés comme un luxe réservé aux familles les plus argentées. Et l’accès aux soins reste un vrai problème. Les réticences, d’ailleurs, ne viennent pas seulement des parents. Elles viennent aussi du côté des dentistes, qui n’aiment pas forcément travailler dans la bouche des enfants et qui ne dominent pas encore la technique des scellements. Doutant de son efficacité, ils refusent d’entrer dans une action de prévention avec ses exigences et ses lourdeurs administratives.

Cette action de santé publique dure depuis 16 ans. Elle nous a fait conjuguer ensemble, à tous les temps et à toutes les personnes, les verbes : vouloir, croire, persévérer, recommencer, inventer, oser, coopérer, analyser, ajuster, écouter, former, re-motiver, faire confiance, coordonner, passer des relais, travailler, grandir ensemble...

« Mieux je dors, mieux je grandis »

Dès 1992, plusieurs instituteurs m’ont demandé d’intervenir sur le « sommeil ». Ils en avaient assez des dents et ils voyaient des enfants qui s’endormaient en classe. J’ai donc travaillé cette question et... en chemise de nuit, je me suis endormie au milieu des enfants, dans toutes les classes de maternelle. Réveillés, nous racontions nos rêves, nos peurs, nos accidents de la nuit, nos angoisses d’être abandonnés par les parents. Nous parlions des rythmes des jours, des pensées dans la tête, du jour qui réveille... du temps qu’il faut pour faire les choses. Je leur confiais trois secrets : « mieux je dors, mieux je grandis », « mieux je dors, mieux j’apprends », « plus je me couche dès l’apparition de mes premiers signes de sommeil, mieux je suis en forme le lendemain ».

La télévision est une empêcheuse de dormir mais tous l’aiment ! Branchée pour le petit déjeuner, elle ponctue la vie domestique et sert souvent de nounou. En primaire, j’amène les enfants à faire le calcul du nombre d’heures passées devant le petit écran. Le total est supérieur au temps passé à l’école. Plus de la moitié des enfants ont la télé dans la pièce où ils dorment, ils disent tout voir... Les parents n’en ont pas vraiment de contrôle : à la maison, il y a deux, trois télévisions ou plus. Chacun est devant son écran. Dans ce contexte, il est difficile de dire ses peurs, de formuler ses questions ; ils disent zapper quand la violence se fait trop intense. Eteindre n’est pas le premier réflexe.

La télévision a été travaillée comme un sujet à part entière par certaines classes. C’est un très bel instrument qu’il faut savoir utiliser, c’est l’occasion de parler de la force des images, de l’objectivité ou pas de l’information, de la réponse active que l’on peut avoir face aux médias. Les parents ont été invités à réfléchir sur les bienfaits du sommeil lors de réunions du samedi matin, dans les écoles. De même, j’ai été amenée à animer de nombreuses matinées pédagogiques d’enseignants sur ce sujet et à participer à la formation des différents professionnels de la petite enfance.

Plus de 6 000 enfants, depuis 1992, ont eu l’occasion de travailler sur leur sommeil et, en cette année 2000, s’ajoutent encore à ce nombre 1 019 enfants d’Aubervilliers. Quand ils auront 90 ans, ils auront dormi pendant 30 ans : cela vaut le coup de s’y arrêter !

Dormir pour grandir. Pour libérer les hormones de croissance pendant les deux premières phases de sommeil. Refaire ses cellules, se construire...

Dormir pour apprendre, organiser la mémoire, réviser grâce aux rêves... et réaliser ses désirs... Il n’y a vraiment pas de temps à perdre pour dormir !

Dormir pour se refaire. Physiquement, psychologiquement, se reprogrammer génétiquement chaque nuit, multiplier les armées de défense immunitaire en cas de besoin : quelle aventure à ne pas manquer !

Parfois, des soucis empêchent de dormir. Que faire avec ça ? A qui en parler ? Que faire quand ça ne va pas ? C’est l’occasion de faire le point sur l’efficacité des différentes stratégies employées par les enfants. Tous différents devant le sommeil, je les invite à prendre conscience de leurs rythmes propres, à repérer ce qui les aide pour « lâcher prise ». On parle de nounours, doudous, fantômes, pipi au lit, bruit, lumière, peur du noir, des monstres qui se cachent sous le lit. La parole se libère, des rires fusent... Un certificat de dormeur est donné, à remplir avec les parents : ce sont eux qui se souviennent le mieux de l’heure à laquelle l’enfant s’endormait à la fin de sa première année de vie, au moment du réglage définitif de l’horloge biologique. Par ce biais, j’investis les enfants d’une mission d’information auprès de leurs parents : on n’apprenait pas ça à l’école avant !

Grandir, c’est savoir dire non

En 1994, une étude sur la toxicomanie a été engagée par l’association « A travers la ville ». Il est apparu primordial de construire une action préventive dont l’objectif était de renforcer chez les enfants de CM2, avant leur entrée au collège, leur capacité de dire « non » aux sollicitations de leur environnement, néfastes pour leur santé (alcool, drogues, tabac), et de développer leur réflexion, leur sens critique, afin qu’ils fassent des choix qui servent leur liberté. Ainsi, depuis 1994, 3 000 enfants de CM2 ont été invités à travailler par petits groupes sur une activité intitulée : « Grandir, c’est savoir choisir, savoir dire oui, savoir dire non ! »

Le but de cette action est de :

– permettre aux enfants d’exprimer ce qu’ils ressentent et leurs expériences, autour des produits qui induisent une dépendance et autour d’événements violents qu’ils peuvent vivre,

– cerner les dangers qu’ils occasionnent,

– renforcer les comportements de résistance, les verbaliser,

– lister les moyens d’auto-protection qu’ils mettent en place eux-mêmes,

– solliciter le jugement et la réponse adéquate des enfants face aux événements rencontrés,

– dresser la liste des personnes ressources qui peuvent apporter de l’aide à l’enfant,

– énoncer les lois qui protègent ou répriment,

– faire devenir les enfants eux-mêmes acteurs de prévention au sein de la famille et auprès de leurs pairs.

Sur le terrain, l’action est menée par des infirmières du centre de santé et des éducateurs spécialisés du club de prévention. Nous intervenons de façon ludique dans un climat de confiance, d’écoute et de respect mutuel. Nous nous glissons dans les projets d’école. La Caisse primaire d’assurance maladie de la Seine-Saint-Denis s’est inscrite comme partenaire de ce projet et fournit des chemises cartonnées dans lesquelles les enfants peuvent collectionner les documents qui les aident.

« Mon corps, c’est mon corps »

Pour les enfants, je suis « la dame des dents » ou « la dame du rêve »... Nous avons grandi ensemble et bien des occasions nous ont été données pour nous repérer, nous reconnaître dans la ville... Je suis présente aussi tous les mercredis aux vaccinations publiques.

Membre du comité local de prévention contre les violences sexuelles, depuis 1991, j’interviens avec les infirmières du planning familial, les éducateurs, les assistantes sociales, le pédiatre, les psychologues scolaires dans les classes qui le demandent. Après avoir rencontré les Directions d’école et les équipes enseignantes, nous réunissons les parents des enfants et nous discutons autour d’une cassette vidéo « mon corps, c’est mon corps », un film canadien qui donne l’occasion de travailler plusieurs thèmes : « ce qui fait oui et ce qui fait non » ; que faire si une personne que l’on ne connaît pas nous abordait ? (règles de sécurité) ; que faire si une personne qu’on connaît bien, et qui peut même être de la famille, se mettait à agresser sexuellement un enfant ?

Ce film sera vu ensuite par les enfants en trois fois, à une semaine d’intervalle, le temps d’intégrer les messages. Une circulaire de l’Education nationale demande à l’école d’assurer cette prévention. Beaucoup de professeurs du primaire disent ne pas savoir comment s’y prendre : un travail pluridisciplinaire les aide vraiment, et chaque année les demandes se font de plus en plus nombreuses. Mais le groupe des intervenants s’essouffle et voudrait bien passer des relais.

Cette année, un comité de pilotage des droits des enfants a vu officiellement le jour sur la ville ; j’en suis encore ! A l’occasion des « dix ans des droits des enfants », nous avons travaillé (avec les éducateurs du club de prévention et ceux des centres de loisirs) dans trois classes de CM2, pour réaliser avec les enfants un film vidéo autour de leur parole. « Avoir dix ans à Aubervilliers. » Ce film circule parmi les différents groupes de professionnels de l’enfance : histoire de faire réagir sur ce que les enfants disent de leurs vies et d’ajuster les projets en fonction de leurs réalités.

En juin dernier, avec une classe de CM2 demandeuse d’intervention sur « les droits », j’ai proposé aux enfants de travailler sur leur identité, les invitant à faire leur arbre généalogique et leur portrait chinois. Ils se sont tous reconnus, à la stupéfaction de la maîtresse qui a réalisé par ce biais que beaucoup de choses de la vie des enfants lui étaient étrangères...

Profitant des possibilités de la formation professionnelle, j’ai pu réaliser mon désir de devenir art-thérapeute. Avec une collègue psychologue nous assurons, tous les mercredis après-midi, au Centre de Santé, depuis janvier dernier, un atelier d’arts plastiques à finalité thérapeutique, réservé aux personnes alcooliques. Ce projet de « l’Artelier du Centre », accepté par l’élu municipal en charge de la Santé, s’inscrit dans le cadre du Centre de cure ambulatoire des malades alcooliques (CCAA).

Infirmière depuis 1964, j’ai traversé le monde de la santé en empruntant des chemins très divers : ceux des soins d’urgence, ceux des soins à domicile, ceux de la recherche multi professionnelle, ceux de l’animation santé, ceux de la prévention, ceux de l’aide, de l’écoute... Partout, j’y ai vécu une aventure enthousiasmante, où accueil et don se répondent, où douleurs et joies se mêlent... La tâche à accomplir reste énorme.

Accueillir la demande de santé des jeunes

Les jeunes de 16 à 25 ans en situation de grande précarité sociale forment une population heureusement minoritaire en France, mais de plus en plus nombreuse dans les quartiers des banlieues parisiennes. Ils ont quitté l’école en situation d’échec et connaissent de grandes difficultés dans leur recherche d’un emploi ; l’inactivité est leur lot quotidien.

Ces jeunes sont contactés à propos de leur santé au sein d’une Mission locale. Créées par l’Etat en 1982, sous forme de structures associatives, les Missions locales ont pour objectif de mettre en œuvre les dispositifs de formation et d’accès à l’emploi des 16-25 ans. A Cergy-Pontoise, une Mission locale fonctionne pour l’ensemble de la ville nouvelle qui compte onze communes avec une population globale de 190 000 habitants, dont 35 à 40 % ont moins de 25 ans. Un « Point santé jeunes » y a été créé en 1993. Il est animé par deux psychologues cliniciens à mi-temps et une secrétaire.

Orientés vers le Point santé par les conseillers de la Mission locale, ou par d’autres partenaires sociaux, les jeunes sont reçus en entretien personnel, ou en séance collective de sensibilisation aux questions de santé ; une visite médicale de prévention leur est proposée.

La santé n’est pas leur première demande, mais ils en reconnaissent l’importance !

Trop occupés par la difficulté de vivre au quotidien, ces jeunes recherchent surtout une occupation et des ressources. Pouvoir manger et dormir quelque part, se débrouiller tout seul, est leur priorité. Beaucoup disent ne pas pouvoir se soigner faute d’argent, et cet argument s’applique plus spécialement aux soins bucco-dentaires. Enfin, un certain nombre d’entre eux ont connu des expériences négatives de soins (hospitalisations ou suivis psychologiques), et ne veulent plus en entendre parler.

La santé, pour eux, c’est « être en forme » : bien dans sa tête et bien dans sa peau. Ils rejoignent ainsi la définition que donne l’Oms de la santé, comme bien-être physique et moral ! La forme morale est désirée avant la forme physique, bien qu’ils reconnaissent les deux aspects de la santé comme nécessaires à leur réussite.

Pourquoi viennent-ils ?

La motivation de leur première venue est parfois très floue, voire inexistante : « On m’a dit de venir ici ». Le « on » et le « ici » n’ont pas de noms ! Pourtant, le plus souvent, leur demande est urgente : urgence de ne plus souffrir (traumatismes, crises dentaires), urgence d’une angoisse de grossesse, urgence de conflits psychiques trop intenses et douloureux. Il y a aussi des demandes massives, disproportionnées – un bilan complet de santé ! « Je veux refaire toutes mes dents » m’annonce une jeune fille, alors qu’elle ne peut plus payer son loyer depuis des mois. Un autre motif de venue au Point santé s’explique par le constat qu’ils n’ont pas de papiers, pas de droits à la Sécurité sociale ni de couverture complémentaire.

L’expression de la première demande dévoile en réalité de nombreux besoins de santé à satisfaire. Quand s’établit peu à peu une relation de confiance, le champ de la parole peut s’élargir. Notre écoute se fait alors attentive aux fragments d’histoire personnelle que confie le jeune interlocuteur : son lieu de naissance et l’évocation des premiers liens tissés, d’une culture ; l’histoire des ruptures (géographiques, affectives), des placements, des violences familiales et des souffrances psychiques... L’histoire des points d’appui, mais aussi des errances, des comportements compensatoires ou destructeurs...

Le plus souvent, face à des besoins de soins massifs, les solutions n’existent pas et le « comment faire ? » reste sans réponse.

En fonction de ce qu’est perçu de la situation de chacun, une démarche de soins est envisagée avec lui, en relation avec des partenaires professionnels connus et proches de ses lieux de fréquentation. Faire un pas avec lui pour qu’il puisse en faire deux est notre objectif pédagogique. Dans 80 à 90 % des situations rencontrées, un jeune laissé à lui-même ne peut réussir seul dans ses démarches d’accès aux soins et aux droits, par carence éducative, affective et relationnelle.

Les jeunes et leur corps : « ça marche ou ça craque »

D’une manière générale, les jeunes manifestent une très grande résistance à la douleur physique et psychique ; ils la dénient souvent et la compensent par l’alcoolisme, la prise de drogue et le tabagisme. Ils ont de fréquents troubles de l’alimentation et du sommeil, avec des comportements pathologiques, tels l’anorexie ou la boulimie. Le mal-être psychique s’exprime particulièrement en crises d’asthme, bégaiement, états dépressifs divers qui mènent parfois à des tentatives de suicide.

La relation des jeunes à leur corps est repérable dans la double dimension fondamentale du temps et de l’espace. La santé y est effectivement concernée ; soigner le corps sera indistinctement un travail de restructuration du temps et de l’espace.

Le corps dit une histoire

Le corps dit une histoire tout à fait singulière, une histoire de relations ou d’absence de relations, de ruptures. Les jeunes rencontrés à propos de leur santé vivent dans un présent coupé de son passé et privé d’avenir. Cette réduction du temps au « maintenant, tout de suite » s’exprime de diverses manières : en déni du passé – tourner la page, ne plus y penser ; en projection destructrice (la répétition morbide), ou purement imaginaire – être totalement en forme, tout de suite.

Souvent, ils ressentent le temps-durée comme insupportable, comparable à la durée d’une douleur. L’attente renvoie à l’absence, à la frustration, au malheur. Ne plus souffrir des dents tout de suite, alors que le mal est installé depuis longtemps et que les dents pourrissent, est une demande fréquente. L’annonce d’une grossesse imprévue et l’urgence de s’en débarrasser traduisent l’incapacité d’envisager à court terme les conséquences d’un comportement.

En entretien personnel, on propose aux jeunes de prendre rendez-vous pour leur donner du temps, une disponibilité. Or beaucoup viennent à contretemps, en passant, ou à l’heure de la fermeture ! Les accueillir à ce moment-là, si nous le pouvons, permet de travailler à restructurer le temps avec eux, le temps d’une rencontre, sachant bien que la relation proposée est le plus souvent anxiogène (le contretemps le dit !). Le jeune préfère alors s’installer dans la rupture du lien pour éviter le risque qu’il se brise à nouveau.

Comment, dès lors, instaurer le temps du soin ? Il y faudra beaucoup de patience ! La relation de confiance toujours remise en cause sera ici un atout majeur aussi bien avec nous qu’avec les professionnels de santé et le personnel administratif avec lesquels nous travaillons.

Trois situations illustrent bien ce constat. En soin dentaire, soulager la douleur ne suffit pas. Il importe d’accompagner le jeune, le persuader de la nécessité de se rendre à toutes les séances suivantes. En soin psychique, certains jeunes disent : « Venir parler, cela ne sert à rien. » Mais ils omettent de préciser à qui ? (parler de sa souffrance à quelqu’un susceptible de la traiter) et comment ? (durablement, au-delà d’une fois pour poser le fardeau). Etablir une relation de confiance, commencer à éprouver que mettre des mots sur la souffrance fait avancer est une lente élaboration. Dans le domaine de l’accès aux droits, constituer un dossier administratif en réunissant tous les justificatifs exigés est parfois une épreuve incontournable ; elle nécessite du temps et de l’organisation !

Le rapport à l’espace

Si le corps dit une histoire, il dit aussi des lieux et des déplacements. Le Point santé, où notre présence est régulière, symbolise un point fixe pour bien des jeunes. Leur expérience est plutôt sur le registre du corps « déplacé » ou « en déplacement ».

L’expression « corps déplacé » traduit des situations partagées par beaucoup de jeunes. Celle de l’émigration d’abord : qu’elle soit récente ou ancienne, que le jeune soit né en France ou non, les traces d’une autre culture, d’une autre manière de vivre, de parler, sont vives. 80 % des jeunes que nous recevons sont de culture étrangère. L’arrivée en France est toujours aléatoire. Le devoir d’hébergement attaché à la religion islamique cède vite le pas à l’exclusion par l’oncle, le cousin, le frère qui accueillent. Le logement est souvent provisoire, en surnombre. La plus grande violence du corps déplacé reste la « mise à la porte », qui n’est pas rare.

L’expression « corps en déplacement » se réfère aux trajets dans toute l’Ile de France que doivent effectuer ces jeunes pour chercher un travail, pour rejoindre un stage ou une formation. Mais il s’agit souvent de déplacements en infraction : comment payer les transports quand on n’a pas un sou en poche ? Depuis peu, d’ailleurs, des chèques-mobilité sont attribués aux jeunes suivis par les Missions locales pour leur éviter d’accumuler les amendes !

Deux traits caractéristiques indiquent un manque de structuration du jeune dans sa relation à l’espace : il est souvent incapable de nommer les lieux fréquentés et les personnes rencontrées : « J’ai été là-bas, on m’a donné un papier. » Où ? Qui ? Pour quoi ? Ces questions demeurent sans réponses ! Le second trait est un étourdissement extrême dans des démarches qui n’ont plus de sens ; le jeune poursuit alors désespérément la dernière indication reçue, la dernière orientation. Dans un tel rapport au corps comme espace, comment proposer un lieu d’accompagnement aux soins ? La question mériterait débat !

Mettre de la santé là où les jeunes ne viennent pas en chercher, parce que de toutes façons ils ne se soignent pas, semble une urgence actuelle. C’est l’intuition de création du Point santé jeunes de la Mission locale de Cergy-Pontoise. Mettre de la santé là où ils viennent encore est une autre nécessité. Nous le savons, les jeunes les plus exposés et en totale rupture sociale ne fréquentent pas les Missions locales. Mettre de la santé comme repère possible dans leur vie de semi-nomades, suppose de déplacer nos manières de faire habituelles, notamment dans le domaine administratif. Prendre soin demande de la durée et de la stabilité ; il y a un minimum de sécurité de base dont ces jeunes sont souvent dépourvus. Beaucoup reste à inventer avec eux.

L’accueil de la demande de santé de ces jeunes à travers la prise en compte du rapport qu’ils vivent à leur corps ouvre un vaste chantier. Il s’agit de travailler à créer des lieux en décalage des offres habituelles de soins. Tous les professionnels engagés sur ce chantier savent par expérience qu’il faut résister à l’urgence malgré la pression exercée par des situations de détresse. Ils sont amenés à vivre la contradiction de logiques institutionnelles et politiques qui s’adaptent difficilement à ces nouveaux besoins. Il leur faut enfin résister à d’autres pressions, celle des contraintes de financements – rarement pérennes –, et celle des obligations de résultats...


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