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Dossier : Vers une finance au service de la société ?

Financiarisation : la révolution silencieuse

Finance district, Singapour © Joan Campderrós-i-Canas/Flickr/CC
Finance district, Singapour © Joan Campderrós-i-Canas/Flickr/CC
Depuis les années 1970, le capitalisme s’est transformé considérablement sous l’effet de la place croissante prise par la finance dans l’économie. Quelle en est l’incidence ? À quel point les marchés financiers sont-ils encore laissés à eux-mêmes ?

L’influence de la finance sur l’activité économique, malgré des crises régulières, est longtemps restée relativement cantonnée. En Europe, les marchés étaient de faible taille et très cloisonnés et le secteur financier relativement peu développé. Aux États-Unis, une série de règles héritées de la crise de 1929 limitait son développement1. À la fin des années 1970 s’ouvre une nouvelle ère : les marchés supplantent la banque commerciale traditionnelle dans son rôle de principal financeur de l’économie. Subitement, ils deviennent omniprésents dans la vie économique et politique, sans que les impacts multiples de cette révolution aient été véritablement mesurés.

Une financiarisation spectaculaire

Avec la chute du Mur de Berlin, qui a consacré la victoire du capitalisme, les flux financiers, par nature plus mobiles, participent largement à la mondialisation de l’économie. La finance occupe une place croissante dans l’activité, représentant par exemple plus de 10 % du produit national brut anglais. Sur certains marchés, le volume des transactions dépasse l’entendement : plus de 1900 milliards de dollars par jour sur le marché des changes (selon la Banque des règlements internationaux). L’influence de la finance sur les décisions des États et des entreprises est telle que l’on a pu parler de dictature des marchés, comme l’a symbolisé le fameux « mercredi noir » du 16 septembre 1992, qui a vu la Banque centrale du Royaume-Uni capituler devant la pression des spéculateurs.

Tout se mesure désormais en « valeur de marché ». Tout a un prix et doit être rentabilisé. Aucun champ ne paraît exclu de la finance de marché : des produits dérivés assurent contre les risques climatiques, des obligations voient leur rendement indexé sur les catastrophes naturelles… Elle s’étend au secteur social, avec la création des « social bonds », des obligations dont la rémunération dépend de l’impact social de l’investissement. Le champ géographique de la finance est aujourd’hui à l’échelle de la planète.

La finance de marché s’est développée sans contrôle des États, poursuivant ses propres intérêts au détriment de ceux de ses clients.

Cette financiarisation spectaculaire a certes contribué à l’expansion de l’économie mondiale, mais ses débordements sont jugés largement responsables de la grave crise de 2007-2008. Au cœur du procès qui lui est fait, quatre constats. La finance de marché, du fait de la dérégulation, s’est développée sans contrôle des États et a pu « s’autonomiser », poursuivant en priorité ses propres intérêts au détriment de ceux de ses clients et adoptant parfois des comportements véritablement prédateurs de l’économie réelle. La recherche du profit actionnarial à court terme a dissuadé les entreprises de procéder à des investissements préparant leur avenir et répondant à l’intérêt de la société. Les scandales à répétition ont traduit l’abandon, chez de nombreux opérateurs, des principes éthiques élémentaires et l’accès à l’argent facile s’est accompagné d’une véritable perte de sens pour la société. Enfin, les rémunérations exorbitantes de certains dirigeants d’entreprises et de certaines professions ont fragilisé la cohésion de nos sociétés occidentales, au moment où la mondialisation les confronte à de nombreux défis.

Remettre la finance au service de l’homme et de l’économie est ainsi devenu une priorité, très présente dans le débat politique. Mais ce débat, qui fait parfois du système financier un facile bouc émissaire, est souvent obscurci par un déficit de compréhension de la part du public. La langue (anglaise) de la planète finance, pour décrire des produits largement virtuels et souvent d’une extrême complexité, est hermétique au commun des mortels, alimentant l’incompréhension collective.

Derrière l’hypertrophie de la finance

L’origine de cette grande mutation de la finance date du début des années 1970, avec la remise en cause de l’ordre monétaire imposé par les accords de Bretton Woods. Les agents économiques rentrent dans un univers instable, synonyme de nouveaux risques. Ce choc initial est rapidement relayé par une révolution idéologique qui fait du marché financier le seul régulateur des mécanismes économiques. Mais l’expansion de ce secteur a aussi été alimentée par les nouveaux besoins des agents économiques et la création de nouveaux instruments, dans un cadre désormais mondialisé.

Sous l’influence de l’école de Chicago (Milton Friedman) et d’une croyance aveugle en la capacité des marchés à s’autoréguler, Ronald Reagan et Margaret Thatcher enclenchent au début des années 1980 un grand mouvement de dérégulation, qui remet en cause tous les cloisonnements hérités de la crise de 1929. Les marchés s’imposent au détriment des banques, dans un grand mouvement de « désintermédiation ». L’influence de l’État recule. Les frontières entre les métiers financiers s’estompent (banque-assurance). Un important mouvement de restructuration des acteurs se développe : le modèle de la banque commerciale traditionnelle s’efface au profit de grands conglomérats financiers (à l’image de Citigroup), qui offrent désormais dans le monde entier l’ensemble des services de banque et d’assurance. Dans le domaine comptable, cette idéologie se traduit par le recours généralisé à la valeur de marché, de préférence à la valeur historique, ce qui introduit une forte volatilité dans les résultats.

De nouveaux besoins apparaissent. Ils sont d’abord le fait des États, qui voient leur endettement exploser et ne peuvent plus recourir à leur banque centrale pour se financer par la planche à billets. D’où un développement très important des marchés obligataires et une dépendance nouvelle des États vis-à-vis des marchés, devenus juges de la qualité de leur gestion et de leur signature, à travers les taux d’intérêt et le rôle des agences de notation.

À partir de 1971, la fin de la convertibilité or-dollar donne une nouvelle volatilité aux marchés des changes et des taux d’intérêt. Les entreprises ont besoin de couvrir ces risques nouveaux, avec une forte demande d’assurance adressée au secteur financier. Ce sera la cause première du développement très rapide des activités sur produits dérivés, originellement centrés sur la couverture de la volatilité des prix des matières premières.

Les particuliers ne sont pas en reste, en raison notamment de l’arrivée des premiers baby-boomers à l’âge de la retraite. Le déséquilibre des régimes de retraite par répartition, induit par l’arrivée de classes plus creuses sur le marché du travail, provoque un déploiement rapide des régimes par capitalisation. La responsabilité revient au particulier de constituer et de bien gérer une épargne importante pour ses vieux jours.

Pour répondre à ces besoins, de nouveaux acteurs apparaissent aux États-Unis2, les fonds de pension, qui connaissent un formidable développement. Avec en parallèle l’extension des instruments de gestion collective, les « mutual funds », les marchés d’actions échappent aux particuliers, passant sous l’influence directe des grands investisseurs institutionnels. Ceux-ci imposent aux entreprises un nouveau modèle de gestion, fondé sur la maximisation à court terme de la valeur actionnariale et des objectifs de rendement de fonds propres insoutenables dans la durée.

Couplé à la dérégulation financière, l’avènement d’internet et des nouvelles technologies a permis l’instauration d’une finance sans frontières.

Mais cette expansion des marchés n’aurait pas été possible sans l’avènement d’internet et des nouvelles technologies, qui accélèrent la circulation de l’information et réduisent considérablement les coûts des transactions. Couplés à la dérégulation financière, ces progrès ont permis l’instauration d’une finance sans frontières.

Les innovations ont aussi concerné les technologies financières avec, en particulier, l’arrivée de nouveaux instruments de mesure et la couverture des risques : en 1973, Black, Scholes et Merton mettent au point une formule permettant de calculer le prix d’une option3. Ils fournissent ainsi aux opérateurs l’instrument qui leur manquait pour confectionner plus facilement des produits de couverture des risques, ouvrant la voie à la croissance explosive des marchés de produits dérivés. À partir des années 1990, la titrisation massive des actifs financiers permet aussi aux banques de se délester des risques associés à leurs énormes portefeuilles de crédits, en les segmentant pour les revendre sous forme de nouveaux titres représentant des composantes variables de risque.

Grâce à ces nouveaux instruments, les banques délaissent leurs activités traditionnelles de collecte des dépôts et d’octroi de prêts en faveur d’opérations plus rentables de trading, ou de « risk management ». Tout est fait pour fluidifier le transfert des risques qui, in fine, ont vocation à être disséminés auprès des épargnants. Cette dilution des risques crée un sentiment de fausse sécurité, qui incite les agents à la prise de nouveaux risques et à l’endettement. Un tel comportement a, naturellement, fortement contribué à la crise financière.

Reprendre le contrôle de la finance

L’accumulation de tous ces facteurs souligne le caractère irréversible du mouvement de financiarisation. L’enjeu, aujourd’hui, est de le canaliser pour remettre la finance au service de l’économie et de l’intérêt général, par une action convergente des États, des entreprises et des citoyens.

Sous les auspices du G20, les États ont engagé de nombreux chantiers, dont le bilan est très inégal. Des progrès ont été réalisés pour améliorer la résistance du système bancaire aux chocs, pour séparer les activités de crédit et les activités de marché d’investissement, pour mettre plus de transparence dans le marché des produits dérivés. Mais ils ne font parfois que déplacer le problème (cas des chambres de compensation sur les produits dérivés). Des efforts sont en cours pour réduire la finance de l’ombre (le « shadow banking »), dont l’opacité fragilise le système et facilite la fraude. Sous les auspices de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la lutte contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux s’est considérablement accentuée, accompagnée, dans de nombreux cas et sous la pression des États-Unis et de l’Union européenne, de la levée du secret bancaire.

Cependant, ces efforts restent très inégaux. Les réformes portent l’empreinte de la compétition farouche que se livrent les grandes places financières pour capter ces activités. Au-delà de textes complexes, fruits de compromis laborieux, se pose la question de leur bonne application pour des activités aisément délocalisables et par des autorités de régulation aux intérêts économiques et aux moyens souvent divergents.

Bien d’autres questions se posent : ne faut-il pas aller plus loin dans la réforme des pratiques de rémunération au sein du secteur financier, qui n’ont été touchées qu’à la marge, du fait notamment des résistances américaines ? Faut-il aller plus loin dans la séparation des activités, pour réduire les risques systémiques et limiter la garantie de l’État aux activités au bénéfice du public ? Faut-il éliminer certains produits dangereux pour la stabilité des marchés (trading haute fréquence), dont l’utilité n’est pas prouvée, ou des produits qui poussent à la faute (comme les CDS4 secs, sans sous-jacents) ? Ne faut-il pas aller beaucoup plus loin dans la remise en cause des paradis fiscaux ?

La mise en place d’une véritable gouvernance mondiale de la sphère financière a très peu avancé.

Plus généralement, la mise en place d’une véritable gouvernance mondiale de la sphère financière a très peu avancé. L’enjeu est décisif, mais la route sera longue. Les équilibres politiques issus de la dernière guerre mondiale sont difficiles à modifier. Quel serait, à terme, le rééquilibrage du système monétaire international, aujourd’hui centré sur la prééminence de la monnaie américaine ?

L’idée ne cesse de gagner du terrain depuis une dizaine d’années : au-delà de ses responsabilités envers ses actionnaires, l’entreprise a une responsabilité vis-à-vis de ses parties prenantes et de la société (la RSE, responsabilité sociale et environnementale). De nouvelles formes d’entreprises voient aussi le jour, poursuivant des objectifs sociaux, parallèlement à la recherche du profit.

L’entreprise soucieuse de sa responsabilité sociale devra définir une stratégie inscrivant son activité dans le long terme, dans son intérêt bien compris, mais aussi faisant face aux nouvelles attentes des investisseurs et de la société. Les critères de RSE font de plus en plus l’objet de notation, d’obligations déclaratives fortes et de contrôle, concernant par exemple les systèmes de rémunération ou les relations avec les paradis fiscaux. L’environnement de l’entreprise est en train de changer : les déclarations d’intentions ne suffisent plus.

La promotion d’une entreprise plus responsable ne pourra déboucher que si les autres acteurs des marchés cessent de privilégier une logique de profit immédiat. Le bon fonctionnement des marchés, au service de l’homme et de l’économie, dépend finalement du comportement même des acteurs sur ces marchés et des préférences qu’ils expriment, au niveau personnel et collectif, pour telle ou telle activité, ou pour tel horizon de placement. Si les financiers ont une responsabilité particulière, la question intéresse chacun d’entre nous, responsable de promouvoir, par l’orientation de son épargne, des acteurs et des politiques reflétant les priorités de la société. Pour la préservation des générations futures, il importe que puissent être rassemblées les ressources à long terme permettant de financer les grands défis auxquels est confrontée la société (transition énergétique, risques climatiques…).

Au-delà de tous les chantiers de réforme, la remise de la finance au service de l’économie concerne la société dans son ensemble : l’orientation de la finance ne sera finalement que le reflet des valeurs profondes qu’elle exprime à travers les intervenants sur les marchés.



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1 Avec notamment la séparation des activités des banques de dépôts et des banques d’affaires (à travers le fameux Glass-Steagall Act), la proscription de l’activité de banque commerciale sur le territoire de plusieurs États, et l’interdiction pour une banque de pratiquer des activités d’assurance.

2 Avec l’adoption de la législation Erisa, en 1974, qui a notamment exigé des employeurs du secteur privé des règles strictes de financement des pensions et renforcé le rôle des institutions de contrôle des fonds de pension afin de protéger l’épargne retraite des salariés américains [NDLR].

3 Contrat financier par lequel on se réserve la possibilité d’acheter ou de vendre ultérieurement un titre à un prix donné.

4 Credit Default Swaps. Quand vous achetez une obligation d’un État (ou d’une entreprise), vous pouvez vous couvrir contre le risque qu’il fasse faillite en achetant des CDS [NDLR].


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