Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
« Ils changent le droit en absinthe et jettent à terre la justice »
(Amos, 5-7)
Dans une société assaillie de mémoires hétéroclites, la représentation que chacun se fait de la justice et de l’injustice, du juste et de l’injuste est inévitablement parasitée par les clichés : « il y a tant d’injustices de par le monde », summum jus, summa injuria, « moi, François Mitterrand, je dis que ce n’est pas juste ». Et cette représentation n’est pas sans subir l’influence d’autres cultures : « le dernier des Justes » du judaïsme, « l’attitude juste » des bouddhistes, « l’État injuste » des idéologues islamistes. Il n’est pas rare que ce soient ces clichés qui animent les indignations, ou sous-tendent les indifférences ; quand ils ne nourrissent pas les faux-semblants.
Nul doute, de fait, que la justice, qu’elle soit « distributive » (la répartition des récompenses et des peines) ou « commutative » (l’équité des échanges) ait à voir avec la distribution – des pouvoirs, des influences, des statuts, des fardeaux et des fruits de la vie collective. Elle concerne, finalement, la part de bien-être, de bonheur, ou de souffrance, qui revient à chacun, à chaque membre de l’espèce, d’une famille, d’une société, d’un groupe historiquement constitué, sinon la part de hasard. Aussi bien dans des sociétés différentes ou des groupes différents, a-t-on des conceptions divergentes, voire opposées, de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Et le sort fait à une créature humaine peut, selon la définition donnée des frontières de chaque ensemble (l’espèce, la Nation, la citoyenneté, la famille), et l’échelle spatiale et temporelle, le degré de grossissement retenu pour son appréciation, être regardé soit comme juste, soit comme injuste.
« Alors sera construite la Muraille du Prince, pour empêcher les Asiatiques de descendre en Égypte, puiser de l’eau…, et la Justice retrouvera sa place. Et l’Injustice sera expulsée… » (Prophétie de Nefer Rohu) 1. On est, c’est clair, loin du « Laisserons nous à notre table un peu de place à l’étranger ? » du cantique de l’Église catholique. Mais l’étranger, comme l’esclave, le fou, la femme, n’est pas, dans toutes les civilisations, un membre à part entière de l’espèce ; et celles des civilisations qui ont renoncé à l’ostraciser absolument n’en ont pas nécessairement fait un citoyen, ni le titulaire de droits analogues à ceux des citoyens, ou garantis dans les mêmes conditions qu’au citoyen. La France ne fait pas, en ce domaine, exception.
Reste que, quelle que soit la culture de référence, et pour peu que représentations et comportements individuels attestent d’une autonomie raisonnable par rapport aux représentations dominantes (la marge, si elle n’est pas la même dans toutes les cultures, n’est totalement absente d’aucune), on peut repérer, dans la quête du juste, comme une tension entre aspirations à l’exactitude (« tomber juste », « juste colère », « juste ressentiment »), voire à une économie plus ou moins stricte (l’« au plus juste », le « tout juste », l’« un peu juste »), et quelque chose qu’on peut appeler, selon ses références, générosité ou grâce. De là, différentes sortes de mesures de ce qui est juste ; mesures dont ni le « à chacun selon ses mérites », ni le « à chacun selon ses besoins » n’épuisent la diversité.
Car qu’est-ce, en définitive, qu’un mérite ? Ne risque-t-il pas d’être mesuré à l’aune de la déférence aux valeurs majoritairement acceptées. Il en est, à cet égard, des mérites, et partant de la justice, comme de l’honneur 2, à moins qu’on n’introduise une transcendance peu ou prou subversive. La justice, pas plus que l’honneur, de Dieu, n’est réductible, à celle contingente, de l’homme, englué dans ses frontières, ses hiérarchies, ses calculs, son souci de préserver l’ordre existant.
Et qu’est-ce qu’un besoin ? Il y a des besoins élémentaires – alimentaires –, des besoins d’épanouissement – mais quel épanouissement ? –, etc. 3 Et pourquoi ne pas imaginer une justice qui donne à chacun selon ses attentes, ses nostalgies, ses espérances 4 ? Ou ne pas tenir qu’il n’est pas de justice, non seulement quand triomphent orgueil, accaparement, promiscuité, oppression – ce contre quoi fulmine Amos : « Ils ne savent pas agir avec droiture, ceux qui entassent violence et rapines en leurs palais » –, mais aussi quand ne sont pas pris en compte, simultanément, et selon des dosages appropriés aux circonstances et aux ressources disponibles, besoins objectifs et attentes subjectives ; quand il n’est pas fait place, à tout le moins, à une forme de liberté, non pas formelle, mais concrète ? Le sort choisi, au moment choisi, comme celui du renoncement dans le troisième temps de la vie indienne 5, est, de fait, ressenti, au moins dans les sociétés développées, de façon radicalement différente du sort subi. Ce qu’on a choisi, serait-il porteur d’épreuves et de souffrances analogues à celles résultant de ce qu’on n’a pas choisi, vaut en tant que tel. De tout cela, la société française, avec ses sensibilités fortement contrastées, dont les différentes composantes participent, à un même moment, de plusieurs âges de la pensée, est à la fois obscurément consciente et en proie à la tentation de l’esquive.
« Changez de regard », propose le mouvement ATD. Cela reste assurément à faire. Mais il faudrait aussi changer de niveau d’exigence, et de vitesse. Cesser par exemple de tenir pour acquis que tout ce qui est bon pour l’économie est bon pour la société, et qu’il est juste de favoriser par la fiscalité (exonérations, ou crédits d’impôt) l’accumulation de richesses, et de pouvoir, au motif que cela est de nature à encourager l’investissement, tandis qu’on taxe lourdement le travail.
Le dernier carré de la justice, s’il faut en identifier un, l’ultime ligne de partage entre juste et injuste, a évidemment, à voir avec la question de ce qui fait l’homme : ce qui, si on s’y attaque ou si on ne s’en soucie, creusera, en celui dont agressions ou indifférence scelleront le sort, un manque de nature à ce qu’il soit moins complètement homme. D’où l’idée inscrite dans plusieurs instruments internationaux, de prohibition des traitements inhumains ou dégradants.
Au nombre de ceux-ci, il ne faudrait cependant pas ranger seulement – on peut considérer comme bien courte l’interprétation des juridictions compétentes, Cour européenne des droits de l’homme comprise–, la mise à mort, la torture, les traitements afflictifs et infamants de l’ancien droit, mais aussi la privation ou le contingentement de la possibilité de manger à sa faim, de se soigner, de disposer d’un toit, d’avoir une vie amoureuse, etc. Le triomphe de l’idée de revenu minimum, longtemps soupçonné d’encourager la paresse (celle des sans emplois en matière de recherche d’un travail, et celle des décideurs en matière de stimulation de l’économie et de l’emploi), ou la création de la Cmu témoignent, à cet égard, d’un heureux progrès, mais aussi d’un recalage vers le bas des stratégies collectives qui n’osent plus guère se réclamer, comme elles le faisaient à la fin des Trente Glorieuses (même la gauche a, sur ce point, cultivé le silence) de la lutte contre les inégalités.
Cependant, même sans se réclamer de la grâce, mais seulement d’une forme perfectionnée d’exactitude, il est plusieurs façons d’être homme, d’être au monde. Et il n’est pas possible de faire également justice à chacune d’entre elles si on ne prend en compte leur spécificité. Dans cette perspective, le principe d’égalité inscrit dans la Déclaration française des droits de l’homme, dans la Constitution, et dans plusieurs instruments internationaux, (principe couramment relié, sinon dans toutes les cultures, du moins dans la culture occidentale contemporaine, à la notion de justice) est, pour une part inadapté, à moins qu’on en vienne à le comprendre de façon moins simpliste que cela a longtemps été le cas, non sans engendrer, de divers horizons, des protestations, les unes plus ou moins réactionnaires, déniant au droit vocation à participer à la promotion de la justice, les autres, plus ou moins modernistes relativisant, sans en ignorer l’importance, la part du droit. C’est, évidemment sur le terrain du droit – c'est là son rôle et cela n’est pas mince –, ce que la Cour européenne des droits de l’homme a fortement donné à entendre : en indiquant que « le droit de jouir des droits reconnus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sans être soumis à discrimination est transgressé lorsque les États, sans justification objective et raisonnable, n’appliquent pas un traitement différent à des personnes placées dans des situations différentes » 6.
Pour fort que soit le raisonnement, il n’est pas sûr qu’on soit tout à fait prêt, en France, à en tirer toutes les conséquences souhaitables : en témoignent les réflexes d’allergie à la notion d’action positive. Pas plus qu’elle ne saurait se limiter à une aide à la survie, et faire l’économie d’une lutte contre l’excès de distance sociale, la dispersion des échelles d’appréciation des besoins, le gel de la mobilité sociale et les appariements sélectifs, la vraie justice ne saurait être nivellement, souci du bonheur de tous aux dépens du bonheur de chacun. La vraie justice est discernement. Elle l’est en plusieurs sens. Autant à n’être que distraitement préoccupé de justice, quitte à la nommer comme une des références de son action, on nourrit l’iniquité, autant à vouloir réaliser la justice, il est probable qu’on nourrisse l’oppression, sans être d’ailleurs assuré d’atteindre pour autant le but qu’on s’est assigné. Le chemin est difficile, l’enjeu hors de portée, peut-être, d’une société pressée, et dont les urgences sont souvent davantage celles du calendrier politique ou médiatique, que celles de l’homme 7.
Jean-Michel Belorgey
1 / Cité par André Neher dans L’essence du prophétisme, Calmann Levy, 1972, dont il faut méditer les énoncés : « Seule une justice conçue comme transcendante a pu faire basculer les conceptions sociales, au point de faire du pauvre, de l’homme nu, l’homme juste ».
2 / Voir Jean-Michel Belorgey, « L’honneur », Vertus cardinales, éd. Autrement, 1992.
3 / Sans parler du « besoin de consolation » qui est, comme chacun sait, après avoir lu Stig Dagerman, « impossible à rassasier ».
4 / « Ce qui m’intéresse, dit Colin, le héros de L’écume des jours de Boris Vian, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun », éd. J.-J. Pauvert, p. 48.
5 / Voir Mokhsa, Le monde intérieur ; enfance et société en Inde, Confluents psychanalytiques, éd. Les Belles Lettres, 1985. Etant entendu que la possibilité de choisir, dans les sociétés holistes, n’est l’apanage que de certains groupes ou de certaines castes. Et que l’un des messages essentiels de la philosophie indienne est que la justice (ou justesse, mais les deux sont, dans ce contexte culturel, intimement liées), consiste, pour un brahmane à se comporter en brahmane, pour un ksatriya à se comporter en ksatriya, etc. On est loin d’une conception éthique où l’existence de possibilités de mobilité sociale est partie intégrante de la justice.
6 / Arrêt Tltimmenos c/Grèce n° 34369/97 CEPH 2000 – IV, § 4.
7 / Jean-Michel Belorgey, « La fin et les moyens : justice et politique » (« La justice », Vertus cardinales, éd. Autrement, 1994, « L’Etat injuste » (Colloque de l’Association française de philosophie du droit : « De l’injuste au juste dans le droit, de l’injuste au juste dans la loi », janvier 1995 « Qu’appelle-t-on justice sociale ? » (XXIes journées scientifiques du COPES : « C’est pas juste ! », mars 1996 ; Actes ESF Editeur, Collection La vie de l’enfant, mars 1997).