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Itinéraire : Jean-Christophe Rufin


Resumé Ancien directeur médical d’Action internationale contre la faim et vice président de Médecin sans frontières, Jean-Christophe Rufin est actuellement directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques, Jean-Christophe Rufin a obtenu le prix Goncourt en 2001 pour son dernier roman, Rouge Brésil.

Projet - Qu’est-ce qui vous a amené à la médecine humanitaire plutôt qu’à une autre médecine, ou même à un autre métier ?

Jean-Christophe Rufin - J’ai passé mon enfance et mon adolescence à Bourges, élevé par mes grands-parents à l’ombre de la cathédrale. Cela marque... Mon grand-père était médecin généraliste, il avait toujours vécu dans cette maison, située près de la ligne de démarcation. Pendant la guerre, il avait donné asile à nombre de candidats au passage, ce qui lui a valu d’être dénoncé et déporté pour deux ans à Buchenwald. Miraculeusement, il en est revenu. Il n’en parlait pas, mais a représenté pour moi un idéal de travail et d’engagement. Il exerçait une médecine qui était une branche de l’humanisme, plus proche de celle des siècles passés que de la médecine que j’allais connaître. C’est là, je crois, une part d’explication à mon engagement. En effet, lors de mes études de médecine à Paris, entre 1969 et 1975, j’ai dû faire un saut de plusieurs générations, découvrant une médecine ultra-technicienne que j’étais loin de soupçonner telle. De plus, interne à 23 ans, j’avais l’air d’un gamin et ne trouvais pas bien ma place à l’hôpital. Pour tenter de dépasser cet écart, je choisis une spécialité qui devait m’ouvrir à autre chose : la neurologie et la psychiatrie. Cela n’a pas suffi. Fasciné par les questions d’une société en crise, je voulais m’inscrire dans une autre pratique que celle de l’hôpital parisien. En attendant, je suis parti en coopération militaire en Tunisie, et c’est en rentrant que j’ai rencontré Médecins sans frontières (Msf). L’organisation Msf était née avec les drames de la guerre du Biafra. Ces jeunes militants pensaient que les guerres civiles allaient se multiplier. L’idée était prémonitoire, pourtant pendant quatre ou cinq ans, il ne s’est rien passé de tel. Msf n’était pas préparée pour les catastrophes naturelles, n’était pas bien organisée (tout le monde y faisait tous les métiers) et elle a traversé une crise interne, au cours de laquelle B. Kouchner a été mis en minorité. Puis, entre 1975 et 1980, des conflits ont éclaté tout autour de la terre, en Ethiopie, au Nicaragua, au Sri Lanka, alors que la fin de la guerre du Vietnam et la chute des Khmers rouges entraînaient le drame des boat-people.

Projet - Qu’est-ce qui résonnait chez ceux qui s’engageaient alors à MSF ?

Jean-Christophe Rufin - Je suis arrivé dans un moment de grand enthousiasme et d’esprit pionnier. Certains étaient d’anciens militants politiques en manque d’une cause, qui cherchaient un nouveau terrain d’engagement. D’autres venaient du militantisme religieux (ainsi, Max Récamier, chirurgien, ancien de la Caritas). Msf comptait aussi des urgentistes, pour qui travailler dans l’urgence avait le même sens au fond de l’Afrique ou sur une autoroute française. Quant à moi, je ne possédais aucune de ces « fibres », je n’avais jamais milité et je détestais la médecine d’urgence ; j’étais plutôt quelqu’un qui cherchait sans le savoir la rencontre avec l’histoire. Ne me croyez pas prétentieux ! Je cherchais en réalité un lieu où une forme de choix fondamental soit possible, mais sans dimension révolutionnaire. Aux sources vives de l’histoire, il est donné d’être témoin de ses mouvements.

Cette vision, peut-être un peu simpliste, s’est ensuite décantée, car il en faut plus pour durer dans l’engagement. J’ai découvert qu’il y a aussi les gens qui subissent, les victimes. Et quand on a vu de près les grandes famines ou les déplacements de populations, il se fait une sorte d’accord entre l’idée de soigner et une pratique signifiante de l’histoire. On aboutit à une forme d’exercice plus complète de la médecine. Il ne me manquait plus que l’expression de tout cela pour être heureux. C’est pourquoi j’ai eu envie de lire et d’apprendre, pour mieux comprendre. J’ai donc repris des études à l’Institut d’études politiques de Paris, puis j’ai eu envie d’écrire pour rendre compte de mon expérience et réfléchir sur elle.

Projet - Avant d’aller plus loin, concrètement, quel genre de missions humanitaires avez-vous effectuées ?

Jean-Christophe Rufin - J’ai commencé par l’Erythrée, en 1978-79. A Msf, nous avions chacun une « préférence » géographique et je suis ainsi devenu un spécialiste de la Corne de l’Afrique. J’ignorais tout en y partant. J’avais une grande fascination pour le pays et sa civilisation, je savais que le Négus avait la cote dans ma famille à cause de son discours à la SDN, mais il s’agissait surtout de clichés ! J’ai très vite compris que les habitants de ce pays ont une conscience très forte de leur identité, et cette fierté n’est pas due seulement au fait qu’Addis-Abeba soit le siège de l’OUA. Autant la tradition impériale y est ancienne, autant les deux systèmes nationaux antagonistes (Ethiopie et Erythrée) sont assez récents : c’est la résistance à la colonisation italienne qui a crispé la distinction entre ces deux « identités ».

Projet - Cette construction, à part, ne s’explique-elle pas par sa situation au carrefour de grandes voies de communication ?

Jean-Christophe Rufin - La route naturelle pour les Indes et la Chine passait plus au nord, c’est celle qu’ont suivie les Vénitiens après Marco Polo. Les Erythréens se sont trouvés très tard sur le chemin des grandes traversées, quand les Portugais ont ouvert une nouvelle route vers l’Orient, qui passait par les côtes de la Mer Rouge. Depuis la sécession de l’Erythrée, l’Ethiopie est dramatiquement enclavée, n’ayant plus de débouché maritime.

Je suis retourné souvent en Erythrée. Mais j’ai effectué aussi des missions en Amérique centrale (Nicaragua, Panama et Costa-Rica), en Afrique australe, au Pakistan et au Sri Lanka, et enfin aux Philippines (j’y étais au moment de la chute de Marcos). Mon rôle à Msf a vite dévié vers une forme de pratique exploratoire, de contacts préliminaires : je suis devenu un trouble shooter, chargé de négocier avec les autorités avant l’intervention des équipes médicales elles-mêmes, ou lorsqu’un problème se posait (des équipes attaquées, par exemple). Msf était une Ong originale, qui s’était appelée à l’origine « Secours médical français », en référence au Secours catholique et au Secours populaire ! C’est une organisation de professionnels (contrairement aux deux autres « secours »), mais qui a toujours conservé la maîtrise complète de son action : nous devions inventer notre propre modèle et réfléchir constamment à ses conditions géopolitiques. Telle est, sans doute, la principale raison de l’engagement politique de plusieurs des fondateurs de Msf (B. Kouchner et Cl. Malhuret). Quant à moi, cela n’a pas été ma forme d’action privilégiée ; par contre, j’ai été touché par la rencontre de l’Histoire qui rattrapait et traversait ces populations souffrantes. Cette prise de conscience est à l’origine de mon premier livre, Le piège humanitaire, avec l’idée que chaque période de l’histoire avait connu ses conflits et ses réponses humanitaires propres. La naissance de la Croix-Rouge fut par exemple très liée à la forme des conflits de la fin du XIXe siècle, engageant le droit. L’Onu a renouvelé cette vision des choses. Dans la seconde partie du livre, j’ai voulu montrer combien les différentes situations – au-delà de leurs particularités – entraînaient les mêmes types de problèmes : ainsi, les camps de réfugiés, toujours situés aux frontières, servent quasiment partout de base arrière, de « sanctuaires » pour des mouvements armés. Autre figure courante : ces catastrophes « utiles », qui sont instrumentalisées par les pouvoirs en place... Certes, tout n’est pas identique dans toutes les situations : les médecins qui partent ne peuvent pas tout mettre en relation à la fois..., mais ils doivent comprendre que certains grands schémas se reproduisent souvent, afin d’éviter les pièges qu’on leur tend.

Mais l’incompréhension tenait à l’époque aussi à l’ignorance aggravée des militants. A Sciences Po, on ne voyait là que des conflits « périphériques » liés à l’opposition Est/Ouest. André Glucksmann mettait par exemple l’Union soviétique au centre de l’antagonisme entre l’Erythrée et l’Ethiopie. Pourtant, cette explication ne suffisait pas à rendre compte des changements d’alliances et encore moins d’une opposition très ancienne, renforcée par des spécificités culturelles : le fait, par exemple, qu’en Ethiopie tout doive être écrit, et ce bien avant l’arrivée (d’ailleurs superficielle) du marxisme ! Les lignes de force qui nous apparaissaient dans ces conflits remontaient très loin dans l’histoire, méconnues des théoriciens qui n’étaient pas venus travailler sur le terrain. Un autre exemple de notre ignorance m’a été donné lors de la révolution nicaraguayenne. Lorsque Somoza est tombé, on comptait une multiplicité de groupes plus ou moins prêts à prendre le pouvoir : chez les sandinistes cohabitaient des bourgeois libéraux et des castristes très radicaux. Une fois installés au pouvoir, ils n’avaient pas, bien sûr, les mêmes idées : les radicaux installés au ministère de l’Intérieur voulaient constituer des stocks de vivres et les distribuer ensuite de manière très contrôlée par les biais des comités de quartiers. La Croix-Rouge – et les libéraux –, au contraire, voulait remplir les estomacs pour éviter les dérapages et arrêter la révolution. Il n’y a pas eu de détournement de l’aide humanitaire, comme on l’a laissé entendre quand des camions de vivres ont été volés, mais un usage différent de celle-ci selon ceux qui s’en assuraient le contrôle. Il s’agissait d’un conflit d’interprétation entre deux forces extrêmes et la pratique humanitaire se situait entre les deux.

Projet - Comment cet essai d’interprétation a-t-il été reçu ?

Jean-Christophe Rufin - Au départ, très mal. Mais cette entrée dans le jeu politique est devenue en même temps la marque de fabrique de l’humanitaire « nouveau ». En effet, la ligne de fracture est passée par là : entre ceux qui ont accepté et ceux qui ont refusé la confrontation à la « matière » politique. Et aujourd’hui, toute mission humanitaire française commence par une formation à l’analyse politique des situations, préalable nécessaire pour atteindre les populations victimes. La Croix-Rouge internationale après s’être drapée d’abord dans sa dignité, s’y est mise elle aussi. La légitimité de cette vision politique de l’action est venue à la fois pour une bonne et une mauvaise raison. Le discours des humanitaires est devenu dominant car il a permis aux grandes puissances de s’abriter, à la fin de la guerre froide, derrière un affichage humanitaire. Dans les années 80, pour aider les Afghans contre les Soviétiques, le meilleur moyen fut d’aider les réfugiés. On l’a fait encore plus après le retrait des Soviétiques d’Afghanistan. L’effet paradoxal est que les politiques ont ensuite occupé le terrain des humanitaires. Mais l’influence de l’humanitaire a des limites. Si beaucoup d’informations et de prises de position sont disponibles, elles ne sont relayées que lorsqu’elles servent les intérêts de l’un ou l’autre Etat. Par exemple, ce que disaient les humanitaires à propos du Kosovo ne passait guère tant que durait la guerre en Bosnie : les Américains voulaient garder Milosevic comme interlocuteur à Dayton... Ensuite, ils ont eu envie d’en découdre au Kosovo. Et la seule légitimation de l’action militaire violente était celle d’un événement humanitaire très localisé. Les humanitaires se sont malgré eux transformés en « gâchette » des bombardements. Il existe ainsi des situations de crise où toutes les forces sont concentrées : au Kosovo, bombardements, exil des réfugiés et intervention militaire se justifiaient et se renforçaient ! D’autres crises, au contraire, se déroulent dans l’indifférence la plus totale, comme au Mozambique... Certains conflits posent des problèmes particuliers ; au Proche-Orient, il y a eu coopération avec les Palestiniens au début de l’Intifada. Aujourd’hui, les humanitaires n’y ont pas leur mot à dire. Le cas de l’Irak est très particulier. On a l’impression que les Américains n’ont même plus besoin du prétexte humanitaire pour attaquer Saddam Hussein. La problématique n’est plus du tout la même que dans le cas du Kosovo, par exemple. Le drame demeure, mais les choses sont plus claires.

Projet - Pouvons-nous évoquer maintenant la deuxième phase de votre écriture, à savoir votre passage au roman ? Quel déclic l’a provoqué ?

Jean-Christophe Rufin - Je dirais d’abord que cela a correspondu à un léger sentiment de découragement. D’abord sur le plan de la forme : je pensais que l’essai était une forme littéraire à part entière, je me donnais des modèles comme Tocqueville – un grand texte devait avoir du style. Or aujourd’hui, il sort des tonnes d’essais dont certains sont écrits avec les pieds... Me trompais-je ? Ensuite, le genre de l’essai semble privilégier en France les textes polémiques et schématiques, et j’avais du mal à faire dans le pur scandale... J’ai donc cherché un autre mode d’expression et j’ai écrit Les causes perdues, intermédiaire entre l’essai et le roman. Et l’ayant écrit plus vite que prévu, dans l’intervalle entre la fin d’une mission et un nouveau contrat hospitalier, j’ai enchaîné avec L’Abyssin : j’avais évoqué cette histoire (vraie) à la dernière page des Causes perdues et j’ai eu soudain envie de raconter. Je l’ai écrit en cinq semaines, d’une seule traite, à l’entrée de l’hiver... Mais j’y voyais un peu un écart par rapport à mon métier, comme une parenthèse. Ayant repris un poste à l’hôpital Saint-Antoine, j’ai donné à taper mon manuscrit et la dactylo en a apprécié la lecture... L’Abyssin ayant rejoint de nombreux lecteurs (450 000 exemplaires), j’ai été amené à prendre de la distance avec la pratique médicale hospitalière, car le livre commençait à encombrer mon existence quotidienne. Je n’ai sans doute pas compris ce qui se passait, j’ai éprouvé de l’angoisse et j’ai écrit une suite, sans doute pour m’en débarrasser. Ce fut peut-être une erreur !

Projet - Pour L’Abyssin comme pour Rouge Brésil, pouvez-vous expliquer le choix de la période, de ces héros préromantiques ?

Jean-Christophe Rufin - Je n’ai jamais eu la volonté d’écrire des romans historiques, mais de raconter des histoires qui m’intéressent moi-même, qui sont en résonance avec ce que j’ai vécu. Il y a dans L’Abyssin un peu de ma propre histoire, puisqu’il s’agit d’un médecin de l’âme et non d’un médecin technique. Et de même que nous autres militants de MSF nous étions faits traiter de galopins par les autorités, j’avais été très énervé par la lecture d’un livre (d’un auteur du XIXe siècle) qui, analysant la correspondance diplomatique, donnait de Poncet une image très négative. Cette onction de l’autorité me mettait en colère et je voulais rendre justice à Poncet, dont j’assimilais un peu la situation à la nôtre. Mais le choix de la période n’est pas délibéré. De même dans Rouge Brésil, où je mélange un peu le siècle des Lumières et la charge contre les Huguenots. Là aussi, je n’aurais pas pu écrire ce livre si je n’avais pas fait l’expérience du Brésil. Or, après avoir travaillé deux ans au cabinet de Claude Malhuret, secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme, j’ai voulu connaître la coopération publique. Nommé conseiller culturel à Recife, j’y suis parti en n’ayant d’autre image du Nordeste que don Helder Camara... J’y ai passé deux ans. Au début, je n’ai guère aimé ce pays : habitué à la réserve et à l’austérité des Africains de l’est, je voyais un aspect un peu païen et bacchique dans les fêtes brésiliennes. Mais le Brésil réserve bien des surprises, il est plus compliqué et plus subtil qu’on ne croit. J’y ai appris l’histoire que je raconte dans Rouge Brésil et dont parle Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Cette découverte a été passionnante. Il y a un fil conducteur dans ces romans : celui du premier contact des civilisations et, en même temps, de la première rencontre individuelle.

Projet - Le débat théologique est très présent dans votre œuvre. A-t-il une valeur métaphorique, ou vous fascine-t-il tellement ?

Jean-Christophe Rufin - Paradoxalement non, cela ne me travaille pas vraiment. J’ai en effet utilisé ces questions plutôt comme des métaphores. Ce n’est pas le sujet du livre. Le point central du livre, c’était la civilisation occidentale face au « reste », qui aurait pu être du vide. Mais ce vide s’est révélé être les Indiens, avec leur civilisation. Franck Lestringant, professeur de littérature à la Sorbonne et grand spécialiste de la controverse théologique à propos du nouveau monde, a écrit un merveilleux livre sur les cannibales qui exprime bien les évolutions de la mythologie des « bons sauvages » : ces Indiens bons et purs pourraient-ils nous sauver ?

Il y a dans Rouge Brésil un balancement permanent entre l’attrait pour les Indiens et son contraire, que je n’ai pas inventé ! Jean de Léry, un protestant qui a laissé le témoignage le plus précis sur les Indiens à cette époque, éprouvait sans cesse ce balancement. Et si, avec lui, on ne considérait plus les Indiens tout à fait comme des bêtes, on s’interrogeait cependant sur leur capacité à être convertis. Il y eut ensuite un épisode, plus court, au XVIIe siècle, où quatre jésuites à Saint Louis du Maranao ont éprouvé cette même évolution dans l’appréciation de l’autre : le simple fait qu’on veuille les convertir signifiait qu’on les considère comme des personnes. Entre rejet et fascination, indifférence et conversion, les allers-retours sont nombreux et passionnants.

Projet - Ce religieux omniprésent dans vos écrits, on ne sait jamais s’il est là pour une question de pouvoir, de rapports de force, ou si le religieux traverse votre propre itinéraire ?

Jean-Christophe Rufin - Le religieux traverse ma vie, mais c’est une religion dans l’histoire, plus qu’une religion vivante. Je m’explique : j’ai eu dans mon enfance une éducation catholique et je vivais, comme je vous l’ai dit, le spirituel dans le poids des pierres de la cathédrale de Bourges. Il se trouve par ailleurs que mes deux filles sont devenues coptes et mon fils orthodoxe (ma première femme était d’origine russe). Pour moi, je reste à l’écart de cette spiritualité qui souffle dans l’Histoire, et j’éprouve une grande méfiance vis-à-vis des débordements du religieux, des dérapages possibles, politiques, sectaires, etc. L’intrusion du religieux dans l’Histoire, avec ses excès, me heurte et m’inquiète sans doute. Je possède une tête sculptée, tombée de la cathédrale de Bourges dans notre jardin ; contrairement à ce que je croyais, ce ne sont pas les révolutionnaires de la Terreur qui ont décapité les statues, mais les Protestants... Je ne condamne aucune religion, mais j’essaie de montrer comment elles peuvent, dans certaines circonstances, devenir totalitaires. Tout ceci tient une place peut-être plus importante que je ne crois : c’est une forme de quête qui me pousse à créer et je ne veux pas trop approfondir ou creuser la source, pour préserver l’inspiration.

Ce sont mes héros qui parlent. Il y a un divorce entre eux et ma propre vie, je ne me confesse pas ! C’est là un contraste important avec ma position quand j’écrivais des essais. A l’origine de mes romans, il y a des faits historiques qui m’ont ébranlé et ont résonné profondément, mais je disparais pour ainsi dire comme auteur. D’ailleurs, les lecteurs connaissent mes livres sans connaître mon nom, et je reçois peu de courrier concernant ces romans.

Un thème qui m’a intéressé est de nature à la fois théologique et écologique. C’est la question de la présence de Dieu dans le monde et de l’autorité laissée aux hommes sur la nature. La conception chrétienne qui place Dieu en dehors de la nature s’oppose à la spiritualité indienne, infiltrée de sacré et terrifiante pour l’homme, faisant de lui un esclave de la nature. Et ce n’est peut-être pas un hasard si les protestants qui ont la réputation d’avoir inventé le capitalisme sont aussi ceux qui ont rendu Dieu le plus virtuel, ne laissant aucun espace. Ce qui libère l’homme de la sujétion du sacré, c’est ce qui condamne du même coup la nature, libérant une force qui va transformer une nature laissée sans protection. C’est pourquoi j’ai pour ainsi dire « bricolé » un personnage limite, qui n’a pas existé, et qui veut apporter aux Indiens une maîtrise du sacré qui les libérera, tout en conservant leur attitude respectueuse face à la nature.

Projet - Pouvez-vous en dire un peu plus sur la place du symbole dans Rouge Brésil ? Car il y a là, au-delà de la controverse théologique, une sorte de jeu.

Jean-Christophe Rufin - Le symbole est à la fois décalé et insignifiant, mais il est en même temps un panneau indicateur qui rapproche du centre. La période où se passe le livre est une période non neutre, celle d’une reconstruction du religieux. Quant à moi, je n’y suis pas venu a priori : j’y ai été conduit par une séduction, en particulier des monuments. J’en reviens à l’importance de Bourges et de ses vieux hôtels dans ma vie ! Et j’en reviens aussi à Franck Lestringant qui a inventé le concept de « moyenneur », cette espèce d’arbitre entre protestants et catholiques qui ne sait pas lui-même où il se situe. Et il est vrai qu’à cette époque, on pouvait être pratiquement à la fois catholique et protestant, avec des allers et retours, en faisant des concessions. Les positions ne se sont solidifiées que plus tard, dans une identité fermée. On m’a accusé d’avoir maltraité les anabaptistes dans mon livre ; je les y ai mis pour faire comprendre le sens de la discipline calviniste. Ce n’est pas parce qu’ils étaient maniaques de l’ordre que les calvinistes ont voulu bâtir une nouvelle Eglise, mais parce qu’ils avaient conscience que s’ils ne contrôlaient plus leurs ouailles, tout était possible.

C’est peut-être cela qui guide mon écriture, qui m’invite à choisir cette période, ou à m’y tenir. Les identités étaient moins chosifiées, moins rigides à cette époque. On pouvait donc se déplacer d’un monde à un autre, d’un univers politique à un autre. Pour notre époque, qui suit le XIXe romantique, le XIXe des nationalismes, il y a là quelque chose de tout à fait intéressant. N’avons-nous pas, nous aussi, besoin de ces « moyenneurs » pour nous aider aux passages ?


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