Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main

Abram de Swaan Seuil, 2016, 368 p., 22 €

Qui sont les responsables de crimes de masse ? Sont-ils, comme cela a été dit, des « hommes ordinaires », comme vous et moi, pris dans une situation « extraordinaire » ? C’est à ces questions que l’auteur, sociologue de formation, se propose de répondre. Au-delà des épisodes génocidaires tels que définis par le droit international (des actes commis à l’encontre d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux), il étudie tous les « actes d’extermination de proximité massive et asymétrique » et aboutit à une nomenclature de quatre catégories types : la frénésie des vainqueurs, la domination par la terreur, le triomphe des vaincus et enfin le « mégapogrome ». Sa démarche, illustrée avec précision, a le mérite de proposer un historique de la violence de masse et de passer en revue de nombreux événements plus ou moins connus ou documentés (par exemple les violences au lendemain de la seconde guerre mondiale en Europe centrale à l’encontre des personnes assimilées allemandes) et ce, sous un jour parfois original (notamment quand il applique le concept de « triomphe des vaincus » au génocide rwandais ou à la solution finale). Ce faisant, il évoque les bénéfices psychologiques et les émotions que peuvent ressentir les êtres humains alors qu’ils commettent le pire, non sans mettre le lecteur, lui aussi somme toute « ordinaire », au bord du malaise…

Mais l’intérêt majeur de l’ouvrage consiste en une plongée passionnante dans le mental des génocidaires. L’auteur s’appuie pour cela sur le concept de « compartimentation », qui lui sert de grille de lecture : compartimentation de la société (avec des individus « idéologiquement distribués en catégories opposées, socialement et spatialement séparés, soumis à une discrimination institutionnelle et à un isolement psychique »), de l’espace (des massacres perpétrés dans des lieux secrets par des professionnels de la violence ou au contraire, sur la place publique, où tout un chacun est « invité » à participer ; mise à l’écart du groupe cible dans des ghettos…) et du temps (référence à une grandeur passée). La compartimentation intervient aussi dans le processus d’identification et de « désidentification » : un ensemble de « sentiments humains à longue distance » qui, au fil de l’histoire, s’est étendu de la famille nucléaire jusqu’à englober aujourd’hui des nations entières. Le concept est finalement appliqué à la compartimentation psychique qui s’opèrerait dans la vie mentale des génocidaires.

De Swaan passe en revue le poids des « conditions facilitatrices » du passage à l’acte des génocidaires : historiques (guerre civile, crise économique...), sociales (propagande…), et microsociologiques (le comportement de l’individu au sein des institutions, par exemple l’importance de l’obéissance aux ordres, ou l’abus d’alcool). Il rappelle qu’il s’agit avant tout d’hommes jeunes, le plus souvent célibataires. Mais si les recherches en sciences humaines sur la question ont été dominées par un consensus situationniste, mettant l’accent sur le conditionnement des individus, et faisant des meurtriers de masse des « hommes ordinaires », l’auteur en souligne les limites, les biais méthodologiques, voire les lacunes (notamment l’expérience de Milgram et ses déclinaisons). Contre la « banalité du mal » décrite par Hannah Arendt, de Swaan renvoie ainsi à toutes les études postérieures qui dépeignent Eichmann comme un « fanatique et infatigable chasseur de juifs ». Il regrette aussi que la parole des génocidaires majoritairement analysée ait été celle passée par le filtre déformant du processus judiciaire : leur stratégie de défense les mettait dans une position où ils avaient tout intérêt à minimiser leurs actes et leur adhésion au projet génocidaire.

On retrouve certes plus de meurtriers de masse dans certaines catégories de la population, notamment parmi les professionnels de la violence (membres de milices, policiers et militaires), ainsi que chez les médecins et les juristes (professions qui demandent une maîtrise de l’empathie ressentie face à une personne en souffrance). Mais de Swaan reprend les résultats de l’étude du bataillon 1011 pour écarter l’hypothèse selon laquelle la sélection se ferait systématiquement en amont : ce bataillon nazi qui allait être chargé de l’extermination des populations juives en Pologne avait été formé de citoyens choisis au hasard. Alors que la possibilité fut donnée à ces 500 hommes de se soustraire à « la tâche », seulement une douzaine refusa. Comment expliquer que, parmi un peuple qui a partagé la même histoire, une même culture et a été soumis à la même propagande, voire au sein d’un même groupe génocidaire (comme ledit bataillon), on assiste à un panel de comportements si différents, de ceux qui résistent au prix de leur vie aux plus zélés, en passant par des meurtriers réticents ou indifférents ? Quels sont les processus psychologiques en jeu, dès lors que les psychopathes ne sont pas significativement plus nombreux parmi les tueurs de masse que dans le reste de la population ?

Les responsables de crimes de masse présentent plus souvent, non pas un manque de sens moral (la loyauté envers les pairs, même poussée à ses extrêmes, est bien un principe moral), mais des capacités moindre d’ « agentivité » (une conscience limitée du poids de la part active qu’ils ont jouée au cours des événements) ainsi que d’empathie envers les victimes (au prix d’une régression psychologique au service du Régime, alors que le processus de civilisation tel que décrit par Norbert Elias, avait, par la régulation sociale, réduit le seuil de tolérance à la violence). Les génocidaires auraient compartimenté leur moi (se représentant sous le régime génocidaire comme habités par un autre qu’eux-mêmes, dans un dédoublement de la personnalité), leur capacité d’empathie (affectueux avec leur famille mais cruels avec leurs victimes) et leur conscience morale (avec un fort sens de l’obéissance et de la loyauté qui ne s’applique qu’au cercle d’identification : toute personne extérieure demeurant « hors de portée de leur conscience morale, ce qui fait que, contre elle, tout est permis »). Cette compartimentation individuelle serait facilitée par celle mise en place par le Régime, qui crée des « compartiments dédiés à la décivilisation localisée », dans des fractions d’espace et de temps délimitées. Aussi les génocidaires n’expriment-ils que très rarement du remords, de la honte ou de la compassion, reprenant une vie normale une fois le génocide passé.

On pourra regretter à la marge un manque de rigueur dans la structure de l’ouvrage (il pourrait s’agir de plusieurs articles rassemblés, engendrant des répétitions) et des généralisations qui affaiblissent le propos. Il faudra attendre que d’autres travaux viennent conforter ces résultats, qui à tout le moins ouvrent des pistes de recherche. Tout en gardant à l’esprit, avec Jacques Semelin (Purifier et détruire, Seuil, 2005), qu’il est « difficile d’identifier dans la petite enfance et l’éducation des individus, et même dans les traits de leurs personnalités, des prédispositions suffisamment probantes pour rendre compte de leur basculement ultérieur dans la violence de masse. La raison principale (…) est simple : le meurtre de masse étant avant tout le produit d’un processus sociopolitique, il en résulte que n’importe quel type d’individu, quels que soient sa personnalité et son statut social, peut s’y trouver impliqué ».



1 Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les belles lettres, 2002 ; Daniel J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler : Les Allemands ordinaires et l'Holocauste, Seuil, 1998.

Annabel Gary
15 décembre 2016
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules