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Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours

Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora (dir.) Albin Michel, 2013, 1152 p., 59 €

Cette magnifique encyclopédie, sous la direction d’Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, regroupe les contributions d’une centaine d’éminents spécialistes juifs et musulmans de différentes nationalités. Après une partie historique, l’ouvrage aborde toute une série de thèmes transversaux, montrant les étroites relations qui se sont tissées entre les deux communautés.

Pendant les quatorze siècles où juifs et musulmans ont cohabité, des liens se sont établis et des convergences culturelles se sont créées qui ont profité aux deux civilisations. Certes, il serait vain de penser que tout fut idyllique entre les peuples ; il y a eu des conflits, des conversions forcées, des « pogroms » des massacres (comme celui des juifs de Cordoue en 1066). Ces « bavures » étaient-elles inévitables, dans un empire musulman qui s’est étendu de l’océan Atlantique à l’Indus, du nord de l’Afrique à l’Asie centrale, agité par de nombreuses secousses politico-religieuses ? Force est de constater que la situation des juifs en monde musulman a été, à cette époque, meilleure que celle qui fut la leur dans la chrétienté du Moyen-Âge, où ils restaient marqués par l’anathème de « déicide ». Un statut leur est accordé, celui de dhimmi assurant protection et liberté de pratiquer leur religion en échange du paiement d’un impôt la jizya et de la reconnaissance de leur infériorité par rapport aux musulmans. La dhimma était d’ailleurs aussi attribuée aux autres peuples : chrétiens byzantins, bouddhistes et autres. Ce statut perdurera dans l’empire ottoman jusqu’au XIXe siècle. Il conférait une certaine autonomie à des populations qui cohabitaient sur la même terre depuis des décennies. La langue arabe sera progressivement adoptée par les juifs, favorisant le commerce et les échanges intellectuels, et créant des liens qui perdurent encore quelquefois aujourd’hui entre les deux communautés – des juifs magrébins n’hésitant pas à se qualifier de « juifs arabes » !

C’est en Espagne, pendant la période de l’Al Andalus, que la communauté juive bénéficiera d’une large autonomie. Nulle part ailleurs (sauf peut-être dans l’Irak abbasside) autant de juifs n’ont accédé aux plus hautes fonctions politiques et administratives. C’est le cas, par exemple, de Samuel Naghrîla, qui joua un rôle éminent sur le plan civil et militaire, tout en conservant une certaine réserve imposée par son statut de dhimmi. Son fils Joseph fera preuve de moins de prudence et sera assassiné, déclenchant ainsi le pogrom qui, en 1066 anéantira la communauté juive de Grenade. Sans qu’on puisse parler de syncrétisme, le nombre et l’importance de ces dignitaires n’a été rendu possible que par une fusion culturelle entre les deux communautés. Les échanges ont été féconds dans de nombreux domaines. La grammaire juive procède de la grammaire arabe, des liens fructueux se sont tissés dans la littérature, la poésie en particulier, ainsi que dans les sciences, la médecine et la philosophie. Averroès est souvent cité comme un exemple de cette complémentarité : médecin et philosophe, son œuvre, influencée par la pensée grecque, nous est parvenue par les traductions en hébreu.

Mais à partir de l’émergence de l’Empire ottoman, le centre du monde musulman se déplace. L’influence arabe diminue. Les juifs continuent, cependant, à accéder, à titre individuel, à des fonctions importantes à la cour du sultan, en médecine notamment où ils jouissent d’une grande réputation. La conquête de l’Algérie en 1830, le déclin rapide le la « Sublime Porte » au XIXe siècle entraînent bien des bouleversements. L’influence croissante de l’Occident se fait aux dépens des musulmans, d’autant plus que, très vite, vient le temps de la colonisation et de la présence dominante de la France et de l’Angleterre. Les juifs, moins nombreux et plus réalistes, vont profiter de cette situation nouvelle pour s’émanciper de leur statut d’infériorité. Ils assimilent les nouveaux codes sociaux des puissances émergentes et s’intègrent à ce monde nouveau. Le décret Crémieux de 1870, qui accorde la nationalité française à tous les juifs d’Algérie, marque une coupure définitive entre les deux communautés. Par ailleurs, l’explosion des nationalismes se traduit pour les juifs par l’affirmation d’un droit au retour et à l’installation en Palestine. La légitimité de cette requête est confortée par la déclaration Balfour de 1917 qui reconnaît ce droit, sans toutefois préciser les modalités d’application ni le sort réservé aux populations qui vivent sur place. Les tensions s’accroissent avec l’afflux de réfugiés juifs en terre de Palestine, en particulier ceux d’Europe centrale et des juifs russes que la Révolution de 1917 somme de choisir entre communisme et sionisme. Les musulmans se radicalisent : 1928 voit la naissance en Égypte de la confrérie des Frères musulmans.

La création de l’État d’Israël, en mai 1948, et la conquête par les milices israéliennes d’une partie de la Palestine, dont les habitants sont chassés, attisent les tensions. Les guerres entre Israël et les pays arabes consacrent un divorce qui semble irrémédiable. Les juifs sont amenés à quitter massivement les pays du Moyen-Orient où ils vivaient depuis des siècles, pour se réfugier en Israël ou en Europe. La création de l’État sioniste, le retournement qui voit les inférieurs d’hier devenir les vainqueurs d’aujourd’hui, le sort réservé aux populations palestiniennes sont autant de réalités inacceptables pour le monde musulman. Pourtant, en dépit de la situation actuelle, des contingences géopolitiques et de l’explosion des extrémismes, on entend chez les auteurs de ce gigantesque ouvrage, une note d’espoir. Il ne faut pas que le souvenir soit oublié de cette histoire partagée, de cette grandeur commune, de cette fructueuse cohabitation, mais qu’elle serve d’exemple pour un avenir un jour apaisé.

Jean-Yves da Lage

Jean-Yves da Lage
17 février 2014
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