Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
D’où vient le peuple sarayaku ? Comment en est-il venu à travailler sur de nouveaux indicateurs de richesse ?
Daniel Santi – Mon village est situé sur la rivière Bobonasa, en Amazonie. Le peuple sarayaku compte 1200 personnes, réparties en cinq communautés. Il parle à la fois espagnol et kichwa. Notre territoire s’étend officiellement sur 135 000 hectares de forêt primaire. C’est un réservoir de faune, de flore et d’une biodiversité incroyable, autour de trois domaines : sacha (la forêt), yaku (l’eau, la rivière) et allpa (la terre). Notre vision demande de préserver un équilibre entre tous ces éléments.
En 1978, des compagnies pétrolières ont tenté de pénétrer sur notre territoire. Depuis lors, le peuple sarayaku résiste par la défense du territoire, un mode d’éducation propre et la capacité d’autogestion. Il propose aussi des alternatives au tout-pétrole mis en place par le gouvernement. En 1979, notre peuple a été reconnu juridiquement par le gouvernement équatorien1. Son organisation politique est articulée autour d’un gouvernement et de l’assemblée du peuple, qui est souverain.
En 1992, après une longue marche à pied vers Quito [capitale de l’Équateur], nous avons réussi à obtenir les titres de propriété officiels de notre territoire ancestral. Ce combat est devenu un symbole de résistance en Équateur. En 1998, nous avons obtenu que les droits collectifs des peuples indigènes soient affirmés dans la nouvelle Constitution.
On veut nous pousser à la violence, mais nous avons toujours fait le choix de résister pacifiquement. En 2002, les militaires pénétraient à nouveau sur le territoire2. Danielle Mitterrand a très vite soutenu notre combat, facilitant même une rencontre avec le dalaï-lama. En découvrant l’engagement de la fondation France Libertés autour des indicateurs de richesse, José Gualinga, l’actuel président de Sarayaku, a compris la proximité des valeurs qui fondaient cette démarche avec les nôtres. Il y a aussi vu un outil pour mieux plaider notre cause.
Nous avons inscrit le travail sur les indicateurs dans le long terme, en cherchant d’abord à préciser notre conception du bien-être et à en définir les piliers, avant d’identifier des paramètres pour en mesurer l’évolution.
Pour parler du bien-être, vous vous référez à la notion de « sumak kawsay ». Que signifie-t-elle ? Comment l’avez-vous conceptualisée ?
Le sumak kawsay, c’est la vie en harmonie. Sumak signifie la pensée intérieure qui nous guide sur le chemin d’un équilibre, d’un ordre, et qui nous permet comme êtres humains de vivre en pleine harmonie avec notre environnement, sachant que, derrière chaque espace de nature, il y a un être vivant. Kawsay renvoie à l’ensemble de la vie : notre vie quotidienne et celle de notre pacha mama (mère terre), celle de tous les êtres de nature.
Tout le monde, au départ, n’avait pas la même interprétation du sumak kawsay. Par exemple, quand un ancien y voyait surtout des idées comme « bien manger, bien boire, un lopin à cultiver, de l’eau claire, une femme, et être heureux », un jeune citait d’abord « étudier, gagner de l’argent et vivre heureux ». Chacun a répondu aux mêmes questions. De quoi sommes-nous riches ? Qu’est-ce qui nous appauvrit ? Et grâce à la participation de toute la communauté et après de multiples échanges, nous sommes parvenus à un consensus pour déterminer les trois piliers qui fondent notre conception de la vie en harmonie.
Le « sumak allpa », c’est le territoire, l’environnement et les ressources naturelles. En kichwa, richesse se dit « usuy » : l’abondance. Or les familles se sentent appauvries quand les rivières et les poissons sont contaminés, quand la flore et la faune disparaissent, quand les lieux sacrés sont violés, quand il est fait mauvais usage des ressources du territoire.
Les familles se sentent appauvries quand les rivières et les poissons sont contaminés.
Le « runakuna kawsay » correspond au système économique, politique et social et aux services de base comme la santé. Notre richesse repose ici sur l’organisation communautaire, avec la participation des hommes et des femmes aux décisions, sur l’unité familiale, la pratique spirituelle, le travail agricole et la diversité des cultures, la souveraineté alimentaire… Elle est menacée par l’individualisme, le racisme, l’exploitation de la main-d’œuvre, la monoculture agricole intensive, les divisions familiales, les conflits entre communautés, la passivité, la dépendance économique, l’alcoolisme, ou encore la construction d’habitats copiés du dehors et inadaptés.
Quant au « sacha runa yachay », il inclut les connaissances, les savoir faire, l’éducation, la transmission des traditions ancestrales. Nous sommes riches de l’usage de nos techniques propres pour cultiver nos sols, chasser, pêcher, soigner, de notre habileté pour nos habitats, de notre musique, de nos danses, de notre relation avec la nature, de nos mécanismes de solidarité (minga, les travaux collectifs), de notre éducation à visage humain, dans le respect des êtres et des esprits de la forêt, de nos chamans.
Comment se traduit cette vision du monde dans votre système économique et social ?
La définition précise d’indicateurs, afin de pouvoir présenter des données quantifiées autour du bien-vivre en harmonie, est encore en chantier. Mais à partir des analyses sur la pauvreté et la richesse, nous mettons en œuvre un « plan de vie » orienté vers le renforcement du sumak kawsay. Les objectifs sont clairs : la continuité de la vie du peuple kichwa de Sarayaku selon son propre mode de vie, sa culture et ses principes philosophiques, la régénération perpétuelle de la « forêt vivante ». Réaliser ce rêve suppose de consolider notre gouvernement autonome et notre modèle de vie.
Concrètement, une économie solidaire se met en place, sur la base de la chacra (des petits espaces pour l’agriculture), de l’artisanat, de la chasse, de la pêche…, avec une monnaie solidaire et un système original d’accumulation des richesses fondé sur les connaissances. Les femmes ont organisé une caisse communautaire de prêts et de microcrédits. Nous avons aussi créé un petit service de tourisme communautaire. Les entreprises sont fondées avec des règles de répartition équitable des ressources. On cherche aussi à adopter un mode de consommation respectueux du sumak kawsay et de notre rapport à la nature.
Avec le projet « Frontière de vie », nous semons des arbres, dont la canopée fleurie se verra du ciel dans trente ans.
Enfin, une stratégie se développe de zonage du territoire. Ainsi, la création d’un jardin botanique signifie que l’on ne peut pas faire n’importe quoi dans toutes les zones. Le projet « Frontière de vie » vise à dessiner un chemin de fleurs tout autour de notre territoire : nous semons des arbres à fleurs et à fruits, dont la canopée fleurie se verra du ciel dans trente ans. Cette frontière, en symbiose avec la nature, représentera une limite symbolique et concrète entre l’acceptable et l’inacceptable et, dans un sens spirituel, l’idée qu’ici se situe le début de la vie et qu’on ne peut pas y toucher. Elle rend visible la « Forêt vivante » que nous défendons face aux menaces pétrolières.
Comment un tel mode de vie peut-il résister à la modernité ?
Attention : nous ne rejetons pas en bloc la modernité. Nous avons identifié des points positifs dans le domaine des transports, des nouvelles technologies de la communication et de la santé. Le défi est de faire le lien entre le savoir ancien et le savoir de la modernité. Nous avons établi des normes, avec les jeunes et les plus anciens, pour que les gens ne perdent pas le sens de la communauté : on se sert par exemple d’internet pour l’éducation et pour communiquer, mais pas pour jouer en ligne, ni pour aller sur Facebook. Les femmes ont obtenu que l’alcool soit interdit (hormis la chicha, la boisson traditionnelle).
On se sert d’internet pour l’éducation, mais pas pour jouer, ni pour aller sur Facebook.
Certes, pour les jeunes, Coca Cola, Mc Donald’s, etc., sont tentants, mais ils sont très conscients de la valeur de leur terre et de leur milieu de vie. Et nous tenons à préserver notre système d’éducation, afin de transmettre et valoriser les connaissances, et de maintenir un système économique, essentiellement agricole, fondé sur la solidarité, la réciprocité et la sécurité alimentaire de tous. Le plan de vie qui a été établi donne une vision de l’avenir que nous souhaitons construire pour notre peuple, mais il ne fige pas le chemin à suivre pour la génération actuelle et toutes celles qui viendront. Sinon, comment les motiver ? Les jeunes vont parfois à l’université à Quito ou Guayaquil, mais ils ne renient pas leur culture, bien au contraire. Quand ils reviennent, c’est pour renforcer notre communauté. Moi-même, j’ai étudié la gestion d’entreprise à Cuenca et les projets énergétiques à Quito. On constate très peu de migrations définitives de Sarayaku, ce qui est assez exceptionnel parmi les peuples indigènes.
Si notre peuple résiste, c’est aussi grâce à un réseau d’alliances avec les peuples indigènes de Colombie (Putumayo), du Mexique ou du Brésil – le collectif « Peuples en résistance pour la vie » – et grâce aux relais que nous trouvons en Europe3. Nous pensons d’ailleurs que le sumak kawsay peut être utile aux sociétés occidentales, qui auraient grand besoin de cette harmonie avec les autres et avec l’environnement. Il y a quelques années, l’être humain était incapable d’imaginer le niveau de développement technologique actuel, et il en vient aujourd’hui à oublier d’où il vient ! Mais l’important, c’est le processus de définition d’indicateurs dans lesquels tout le monde se reconnaisse.
Le gouvernement équatorien est l’un des rares dans le monde à freiner l’exploitation pétrolière au nom du respect de la nature4. Pourquoi n’est-il pas votre allié ?
Les Sarayaku ont soutenu l’élection de Rafael Correa à la présidence de la République équatorienne. Nous avons participé à cinq tables rondes de négociation (sur les droits collectifs, les ressources stratégiques, l’eau, le foncier et la sécurité alimentaire) pour faire reconnaître les droits des peuples autochtones. Le gouvernement a fait beaucoup de concessions. La nouvelle Constitution équatorienne, adoptée en 2008, octroie par ailleurs des droits à la nature, afin de protéger la biodiversité. Bien sûr, il ne s’agit pas d’interdire la chasse ou la pêche, mais de permettre à l’environnement de se régénérer.
Mais le désaccord est né de la rupture des négociations sur les ressources stratégiques, auxquelles j’ai participé, car nous n’avons pas obtenu la zone d’exclusion pétrolière que nous demandions. Certes, le gouvernement a mis en place le projet Yasuni [qui vise à laisser le pétrole sous terre sur une partie du parc national de Yasuni, contre un dédommagement assumé pour partie par la communauté internationale, NDLR], mais il donne le change au niveau international en faisant croire que le problème du pétrole est résolu en Équateur. Nous sommes d’accord avec le principe d’une telle initiative, mais nous observons qu’il n’y a pas d’engagement véritable : faute de soutien, le ministre affirme à présent qu’il n’y a pas d’autre solution que d’exploiter le pétrole à Yasuni ! Et pendant ce temps, le gouvernement lançait, en 2011, un appel d’offres pétrolier concernant plus de 3 millions d’hectares de forêt primaire, y compris sur notre territoire. Et il a hypothéqué les réserves pétrolières du pays pour s’endetter à hauteur de 7 milliards de dollars auprès de la Chine !
L’initiative « Forêt vivante » repose sur une conception très différente du rapport à la nature : elle vise à faire reconnaître le territoire sarayaku comme patrimoine culturel et patrimoine de biodiversité, à la fois pour l’Équateur et dans le monde. Ce projet promeut la sanctuarisation de 4 millions d’hectares contre 200 000 hectares pour le projet de Yasuni.
Le pétrole finance la santé, l’éducation, etc. Mais faut-il convertir toute l’Amazonie en zone d’exploitation pétrolière ?
Bien sûr, le pétrole représente une source de financement importante et le gouvernement ne manque pas de rappeler qu’il appartient aux 14 millions d’Équatoriens, dont il faut financer la santé, l’éducation, etc. Mais faut-il convertir toute l’Amazonie en zone d’exploitation pétrolière ? Et, depuis quarante-deux ans que l’Équateur exploite le pétrole, on ne peut pas dire que le bilan soit concluant : l’indice de pauvreté a augmenté alors que l’environnement s’est appauvri. Des alternatives sont possibles, en misant notamment sur l’agriculture (l’exportation de bananes) et le tourisme, en valorisant la biodiversité, les parcs naturels.
Sortir de la dépendance pétrolière ne se fera pas du jour au lendemain. Mais avec les technologies actuelles d’exploitation, il y aurait assez de pétrole rien que dans le nord de l’Amazonie (où les 38 puits actuellement en activité produisent 560 000 barils par jour) pour permettre, en dix ou quinze ans, de financer cette transition. Tant que le gouvernement financera son fonctionnement par le pétrole, il ne bâtira pas un projet alternatif.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a reconnu, le 25 juillet 2012, après dix ans de procédure, notre droit à être dûment consultés avant toute décision concernant notre territoire, et cet avis est contraignant. Elle a condamné le gouvernement équatorien pour avoir violé fin 2002 ce droit en autorisant une compagnie pétrolière5, escortée par l’armée, à pénétrer sur notre territoire. Si le jugement est appliqué, l’État ne pourra plus ouvrir de nouveau forage sans notre consentement. Et cette jurisprudence s’applique à toute l’Amérique latine. Mais le gouvernement semble vouloir passer outre la sentence de la CIDH. Nous sommes inquiets pour l’avenir.
Propos recueillis par Jean Merckaert
1 Et par le Codempe (Conseil de développement des nationalités et des peuples d’Équateur).
2 L’épisode est précisément raconté dans l’un des documentaires rassemblés dans « Sarayaku, le peuple du milieu du jour » d’Eriberto Gualinga.
3 L’association française « Paroles de nature » est le relais en France du peuple kichwa de Sarayaku. www.parolesdenature.org ou www.frontieredevie.org. Pour obtenir de plus amples informations sur les projets en cours et les menaces qui pèsent sur le territoire des indiens sarayaku, écrire à sarayaku@parolesdenature.org.
4 Cf. l’entretien avec la ministre équatorienne Jeannette Sánchez Zurita, « Nous voulons sortir de la dépendance pétrolière », Revue Projet, n° 324-325, décembre 2011.
5 La Compagnie générale géodésique française (CGG).