Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Fréquemment, dans les débats relatifs aux politiques publiques, des points de vue partisans s’opposent. Ils expriment des divergences d’intérêt ou d’idées facilement identifiables. Ils peuvent aller des plus extrêmes aux plus raisonnables, mais sur un sujet donné, jamais toutes les propositions ne sont possibles. Le réalisme occupe une place centrale et l’irréalisme les extrêmes. Le concept de « domaine du possible » nous rapproche du concept de « domaine de viabilité » qu’il convient ici de rappeler.
Nos systèmes, écologiques, économiques, sociaux, sont en perpétuel changement et évoluent vers des situations qui sont soit viables, soit non viables. Ce sont les deux seuls cas de figure possibles. Par exemple, les finances publiques françaises évoluent depuis près de trois décennies vers des situations non viables sur lesquelles nous débouchons. L’insécurité alimentaire des villes africaines, elle, n’est pas viable car à chaque mauvaise récolte se déclenche une pénurie. Au sein du domaine de viabilité d’un système (ensemble des états du système qui sont fonctionnels et pérennes), de nombreux états sont possibles, entre lesquels on établit toujours des préférences. Ainsi, les finances publiques françaises, à supposer qu’elles reviennent vers une situation plus viable, autorisent différents niveaux de déficits publics, justifiés par un jeu d’arguments de politique publique. Pour reprendre l’autre exemple, les stocks alimentaires destinés à éviter des pénuries peuvent avoir des niveaux différents selon le degré de sécurité préféré. En toute logique, les débats de politique publique devraient donc s’inscrire d’abord dans des « cadres de viabilité » des systèmes en cause, balisés et réalistes, puis porter sur les préférences que l’on peut opérer en leur sein. L’expérience montre que nos débats politiques, tels qu’ils sont souvent pratiqués en France, sont moins raisonnables que cela1. Dans ce contexte, comment mettre en œuvre des politiques respectant les cadres de viabilité ?
Les politiques publiques s’éloignent souvent du cadre de viabilité.
Les politiques publiques s’éloignent souvent du cadre de viabilité. Le choix fait par certains pays dépourvus de ressources naturelles ou économiques, par exemple, de ne pas avoir de politique de population, les mène à des dangers malthusiens : pénuries alimentaires, émigration importante refoulée par les pays d’accueil. Autres exemples, les politiques de consommation justifiées comme moteur de la croissance peuvent aussi constituer des menaces pour l’environnement. La dégradation du climat et de la biodiversité – alors que beaucoup de pays cherchent à ne pas s’engager dans des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre en raison de leur coût et de l’opposition des opinions publiques – risquent de provoquer des accidents climatiques et des catastrophes humaines majeures. Mal planifiée, l’urbanisation crée des coûts sociaux élevés pour le futur. La course à la productivité dans un cadre d’échanges mondialisé risque de ne pas permettre d’offrir un emploi aux deux milliards d’être humains supplémentaires escomptés d’ici 2050. La lutte contre l’économie illicite fait l’objet de discours et de peu ou pas d’actions régulatrices, ce qui conduit à soustraire des sommes importantes de l’impôt et à limiter les efforts publics... Le financement des retraites dans les pays où le nombre de retraités s’accroît et le nombre de cotisants décroit est menacé… Les exemples probants où l’on touche du doigt les limites des domaines de viabilité sont nombreux, des échelles mondiales jusqu’à celle des ménages lorsqu’ils sont surendettés.
Soucieuses des générations futures et des générations présentes, les politiques de viabilité constituent le fondement du développement durable.
Les politiques de viabilité ont une vertu primordiale : prévenir et éviter les catastrophes dans l’avenir. Soucieuses du bien-être des générations futures autant que de celui des générations présentes, elles constituent le fondement du développement durable. Aussi est-ce un devoir moral d’assurer la viabilité sociale et économique des sociétés et la viabilité écologique et environnementale de leur substrat, la planète et la biosphère2. À l’intérieur du domaine de viabilité d’un problème donné, les choix sont bien sûr à débattre, mais la recherche de viabilité, elle, doit rester intangible. C’est le socle de toute politique. Considérer la viabilité comme subsidiaire serait prendre de grands risques futurs.
Pourtant, la viabilité est fréquemment rejetée. Par inconscience. Mais celle-ci n’est pas toujours le produit d’un manque d’information – quoique, dans un monde surinformé, où le fondamental côtoie le futile, le « je ne savais pas » soit compréhensible. Par exemple, même si tout le monde sait que des carburants à bas prix alimentent l’effet de serre et les pollutions urbaines, une grande majorité de la population française est hostile à des taxations élevées pour inciter à en réduire la consommation. L’information existe, la conscience assez peu. C’est souvent la qualité de l’information qui est en cause : dans ce genre de circonstances, les médias préfèrent généralement aller dans le sens du mécontentement du consommateur que susciter chez lui une réflexion éthique ! Les problèmes de viabilité qui requièrent un changement d’attitude sont très nombreux : les comportements alimentaires dangereux pour la santé (suralimentation, erreurs nutritionnelles) et pesant sur l’environnement (viande bovine contribuant à la déforestation brésilienne), le surendettement menaçant les conditions de vie d’un ménage, la désinvolture et les négligences vis-à-vis des équipements publics qui entraînent des coûts à la charge des impôts, la fraude aux services publics qui détériore les comptes publics et retarde les investissements collectifs… Dans ces cas, il y a comme un refoulement des questions de viabilité, un déni quant à leur réalité qui font partie du paysage comportemental habituel. Et les politiques publiques qui obligent à se poser ces questions, souvent à contre courant, sont rejetées. Il est plus difficile de taxer les 4x4 que de supprimer leurs vignettes, de justifier les taxes sur les carburants en période de prix élevés que de les réduire. Il est plus facile, inversement, de reporter des hausses de tarifs publics, quand bien même les déficits se creusent. Les comportements objectivement conservateurs des avantages acquis par les consommateurs-citoyens, en même temps que la myopie ou la facilité des décideurs politiques, constituent un obstacle aux décisions de viabilité.
Il est plus difficile de taxer les 4x4 que de supprimer leurs vignettes.
Ceux qui souhaitent changer tout, tout de suite, touchent des franges bien plus petites de la population, mais posent des exigences apparaissant quelquefois comme provocatrices et qui sont dès lors fortement relayées par les médias. Certaines de leurs exigences soulèvent la question de la viabilité même des systèmes : celle du renoncement rapide au nucléaire (sans en considérer la faisabilité macroéconomique), de la suppression immédiate de tout pesticide (sans en mesurer les conséquences productives) ou de l’augmentation du Smic (sans évaluer les conséquences sur la balance commerciale et la compétitivité). La recherche rapide de viabilité environnementale peut alors faire sortir du cadre de viabilité économique.
La recherche rapide de viabilité environnementale peut faire sortir du cadre de viabilité économique.
Pour dépasser le déni comme l’impatience, il serait nécessaire, dans un débat guidé par la raison, de convaincre les différents tempéraments de s’entendre sur le domaine de viabilité : quels sont les délais réalistes pour sortir du nucléaire (si c’est ce qui est recherché) ? À quel rythme peut-on rehausser le pouvoir d’achat des moins bien rémunérés ? On comprend ici qu’il n’y a pas de limite claire des domaines de viabilité, mais de larges plages de vraisemblance où le réalisme se mêle à la volonté. Et la volonté politique, elle-même, tend à fluctuer : elle dépend de promesses électorales, du courage des décideurs, du contexte et, finalement, de l’état de l’opinion et donc de l’influence des médias.
Aussi bien, le rôle des responsables politiques est capital. Soit ils suivent l’opinion dans ses pérégrinations, soit ils en appellent à la raison, en alliant des arguments de viabilité et des choix de sens de politique publique. Par exemple, proposer de pénaliser fiscalement les activités dangereuses pour l’environnement (la part de la viabilité) tout en favorisant les activités vertueuses (le sens de la politique). Nous touchons là le cœur de l’activité politique dans sa vocation permanente : changer et adapter la société face aux nécessités. « Ne rien faire » et aller finalement dans le sens de l’entropie de l’opinion générale, tout comme « échouer en raison de trop d’audace » sont deux voies préjudiciables au changement bien compris. Une troisième attitude – que l’on pourrait qualifier de « mendésiste » – consiste à investir vis-à-vis de l’opinion pour la convaincre, par une pédagogie fondée sur l’analyse, le contexte, les alternatives et la raison. Mais c’est courir le risque de l’incompréhension et de la fédération des refus : refus de ceux dont cela contredit les intérêts, refus de ceux qui n’aiment pas les changements et des opposants éternels, ajoutés au refus de ceux qui jugent les propositions insuffisantes… Reste une dernière voie, l’opportunisme : se tenir prêt à appliquer une politique réaliste lorsque les circonstances s’y prêtent, par exemple lorsque l’on atteint une frontière de viabilité. Être « au bord du gouffre » rend l’acceptation des décisions difficiles plus flexible. C’est, par exemple, au bord des crises aiguës des finances publiques que l’on peut modifier les politiques fiscales. Mais n’y a t-il pas mieux à faire que de se perdre dans des conjectures politiques opposées, ou de miser sur l’opportunisme politique ?
Dans les méthodes opportunistes, c’est le cynisme qui est à rejeter, et non l’art de profiter de la situation pour faire évoluer les consciences. Dans l’hypothèse « mendésiste », c’est le risque de débat désordonné qui est à rejeter, non la démocratie délibérative. Ne peut-on pas alors concilier opportunité et délibération ? Ces deux éléments renvoient à des pratiques démocratiques. C’est donc au cœur-même de sa mise en œuvre qu’une politique publique de viabilité devrait se définir, ce qui revient à abolir le schéma théorique suivant (dans son idéal-type d’efficacité), porteur de technocratie voire d’autoritarisme : surgissement d’un problème, analyse succincte, propositions rapides et débat expéditif dans les instances de gouvernance, décision. Le schéma alternatif serait : anticipation des problèmes (les énoncer), prospective des tendances si rien n’est fait (les annoncer), débattre (en délibérer) puis conclure (en décider).
Identifier les problèmes et annoncer qu’ils sont porteurs de risques n’est pas nouveau. Cela rappelle la démarche des livres blancs, autrefois des commissions du plan, aujourd’hui du Conseil d’analyse économique, du Centre d’analyse stratégique et du Conseil économique, social et environnemental. Les travaux réalisés dans ces instances sont pertinents et de bonne qualité. Mais la presse, même la plus orientée vers l’information distanciée des évènements, n’y fait pas écho. Cette information est de facto « réservée » à ceux dont la décision publique est le métier. La pratique actuelle de la démocratie s’en trouve renforcée : ne décide de l’activité politique vis-à-vis de la société qu’une classe politique professionnelle, presqu’une oligarchie sociologique3, avec pour filtre unique (et déformant) les médias .
Ne décide qu’une classe politique professionnelle, avec pour filtre unique les médias.
Or la démocratie a besoin d’un effort permanent de qualité d’information. L’intérêt général voudrait que la société soit informée, de la meilleure manière possible, des tendances de fond qui représentent des dangers et des risques, autrement que par des traitements « magazine » de la part des médias. La société doit y consacrer plus de moyens : cellules de prospective et de veille, travaux de chercheurs et universitaires dont le rôle « organique » dans la définition des politiques reste faible, documentation audio-visuelle… Les fonctions intellectuelles organiques de la société doivent préparer en permanence les analyses et proposer une pédagogie. L’enjeu est de convaincre l’opinion, de vaincre l’incrédulité et l’indifférence, de déstabiliser l’hostilité a priori. Prenons la mondialisation, les questions environnementales ou les comportements de consommation et leurs conséquences : tous méritent un meilleur traitement ! Ce rôle d’avertisseur devrait obéir à une éthique renouvelée de l’information. Il ne s’agit pas d’annoncer brutalement des catastrophes à venir dans le but de vendre des sensations, ce qui risque de favoriser les réactions simplistes, voire radicales, et les récupérations populistes. L’appel à la raison et à l’intelligence devrait se substituer à la stimulation de l’émotion. On devrait se donner la règle suivante : on annonce les tendances dangereuses seulement si l’on peut, en même temps, commencer à informer sur les solutions en vue et les conséquences à l’échelle individuelle.
L’appel à la raison et à l’intelligence devrait se substituer à la stimulation de l’émotion.
Puisque les questions de viabilité sont primordiales et réclament des débats marqués par la raison plus que par la joute et l’affrontement, la démocratie doit savoir mettre en scène plus résolument et plus clairement la délibération. La démocratie délibérative apparait comme une phase plus avancée que la démocratie « étroitement » élective qui conduit à une monopolisation de la décision par des élus. Ses mécanismes variés sont encore largement à inventer : référendums d’initiative populaire, consultations citoyennes (personnes tirées au sort donnant un avis après être dûment informées)… Les débats du type « Grenelle » sont aussi particulièrement pertinents car ils permettent la confrontation d’arguments entre les parties prenantes – syndicats, associations, chercheurs, représentants des administrations et élus. D’autres idées peuvent être émises, par exemple créer un « parti du débat », qui n’aurait pas d’élus mais débattrait des questions politiques et clarifierait les analyses, prendrait de la distance vis-à-vis des faits et présenterait les différentes options sans a priori partisan.
Plus réaliste serait un découpage du Conseil économique, social et environnemental en conseils attachés à chaque ministère avec différentes fonctions : étude et prospective, évaluation des politiques publiques, délibération et proposition. Les ministres y seraient auditionnés. On y retrouverait aussi, mais en formation permanente, les acteurs des Grenelle : associations et syndicats concernés par les questions posées, universitaires et responsables d’études, administrations, élus des deux assemblées et médias. Le mode de fonctionnement a son importance.
Une charte éthique serait utile de manière à ce que prévale un état d’esprit d’ouverture, non partisan, préférant les interrogations aux certitudes et le dialogue à l’affrontement. La présence de parties prenantes, même autoproclamées (associations), serait la garantie que toutes les opinions seraient écoutées et mises en débat, en particulier celles des représentants les plus engagés dans certaines options. La présence de chercheurs et de spécialistes serait une incitation à fonder les raisonnements sur la connaissance (ce que l’on qualifie en Amérique du Nord d’« evidence based policy »). La présence d’élus représentant l’intérêt général est nécessaire. Les administrations assureraient la mémoire des politiques antérieures et participeraient aux aspects techniques des débats.
Enfin, la présence de médias serait une incitation pour eux à préférer la complexité du débat et ses nuances à sa caricature et ses outrances. Cela aurait la vertu de concentrer les débats sur des choix réalistes respectant des cadres de viabilité, de centrer la démocratie sur la délibération, donc de généraliser la délibération et d’en assurer la qualité, de faciliter le recours à la connaissance scientifique, à la conscience sociale et la confiance entre acteurs de la société.
1 Voir en particulier Yann Algan, Pierre Cahuc, André Zylberberg, La fabrique de la défiance et comment s’en sortir, Albin Michel, 2012.
2 Voir Michel et Florent Griffon, Pour un monde viable, Odile Jacob, 2011.
3 Stéphanie Arc, « Quel avenir pour les démocraties modernes ? », entretien avec Yves Sintomer et Loïc Blondiaux, CNRS le journal, n°266, mai-juin 2012, pp. 6-8.