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La Revue Projet, c'est...

Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

L'épouvantail du protectionnisme


Le désastre financier de 2008, on s’en souvient, avait provoqué une forte mobilisation des gouvernements européens pour écarter toute « tentation protectionniste ». Gordon Brown, Tony Blair, José Manuel Barroso furent unanimes. « Je ne connais aucun protectionnisme qui ne porte une dose de xénophobie et de nationalisme » déclarait Pascal Lamy, le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (Omc), au journal Libération, le 23 mai 2008. « La situation comporte deux risques majeurs », estimait à son tour Christine Lagarde, à Davos, le 31 janvier 2009 : « des troubles sociaux et le protectionnisme ». « Strauss-Kahn craint le retour du protectionnisme » apprenait-on sur Nouvelobs.com, le 13 février 2009… On voudrait faire valoir ici que, contrairement aux antiennes répétées ad nauseam sur le sujet, le protectionnisme commercial n’est pas synonyme d’un nationalisme de forteresse qui conduirait inévitablement à la guerre ou au déclin économique. Inversement, les vertus attribuées au libre-échange relèvent au moins autant de l’imaginaire ou de la rhétorique que de l’expérience historique1.

Le mythe du protectionnisme guerrier

La question du protectionnisme commercial est devenue si controversée qu’il n’est pas inutile de revisiter un certain nombre des mythes qui en obturent l’accès. La plupart des évidences fausses qui l’entourent s’alimentent au même scénario « fondateur » : les politiques protectionnistes mises en place durant les années trente seraient à l’origine de la crise économique (du moins, de sa gravité et de son prolongement) et, indirectement, de la Seconde Guerre mondiale.

Premier mythe : le protectionnisme, c’est la guerre. Rien n’est moins faux2. Lorsqu’en 1870, la France et la Prusse entrèrent en guerre, elles venaient pourtant de signer un traité de libre-échange en 1862. Inversement, les Trente glorieuses ont été une période de protectionnisme fort, qui n’a pourtant pas conduit au conflit. Faut-il rappeler également que la première guerre de l’opium (1839-1842) menée par le Royaume-Uni, comme la seconde (1856-1860, avec le concours de la France), avaient toutes deux pour but d’obliger la Chine à ouvrir son marché aux importations européennes?

N’en déplaise à Montesquieu, rien ne permet historiquement d’étayer l’affirmation selon laquelle la libéralisation du « doux commerce » favoriserait la paix. C’est ce que confirme l’analyse statistique des conflits armés interétatiques et du commerce mondial depuis la fin du xixe siècle3. Si le commerce bilatéral diminue, en effet, les risques d’un conflit en augmentant son coût d’opportunité (on perd beaucoup à faire la guerre à un partenaire commercial), le commerce multilatéral peut en revanche servir d’assurance facilitant la généralisation de conflits locaux : ce qu’on perd à faire la guerre à un « client » potentiel peut être compensé par la diversification des partenaires commerciaux.

Second mythe : le protectionnisme signifierait la fin du commerce international. Des années 1890 à 1914, tous les pays industrialisés à l’exception de la Grande-Bretagne ont poursuivi des politiques commerciales d’inspiration protectionniste. Cela n’a nullement empêché cette période de connaître une expansion très soutenue du commerce international (5 % de croissance annuelle), au point que les historiens la décrivent comme la « première mondialisation ». Inversement, entre juillet 2008 et juillet 2009, le volume du commerce international a connu une contraction inédite de 20 à 30 %, sans qu’aucune mesure protectionniste majeure n’ait été adoptée qui puisse être rendue responsable de cet effondrement. Quant à la période « fondatrice » des années 1930, elle livre des enseignements précieux. Comme le rappelle Paul Bairoch4, la contraction des échanges entre 1929 et 1932 fut inférieure à la décroissance de la production des pays concernés. Par conséquent, la baisse des échanges n’explique pas, à elle seule, la terrible récession dont ont souffert les pays industrialisés. C’est la crise économique qui a induit la contraction des échanges, non l’inverse. En outre, la crise de 1929 avait déjà provoqué une division par deux du commerce international avant que les principaux pays industriels n’adoptent des mesures protectionnistes. 1929 reste avant tout un krach financier en de nombreux points semblable à celui des subprimes. Serait-ce que la relecture si répandue, qui fait des politiques protectionnistes les responsables du marasme des années 1930, aurait pour effet indirect de voiler la responsabilité première, écrasante, de la sphère financière?

Les vertus imaginaires du libre-échange

Troisième mythe : la libéralisation du commerce serait à l’origine de la prospérité du monde. Si le protectionnisme commercial n’est pas le mal absolu, quelles sont les vertus réelles du libre-échange?

Les dénonciations du caractère contre-productif, voire criminel, des plans d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (Fmi) aux pays « en développement » sont bien connues5. Toutes ne proviennent pas de voix hostiles au libre-échange : c’est ce qui fait tout l’intérêt d’une estimation comme celle du modèle Linkage, proposée par la Banque mondiale – que l’on ne peut guère soupçonner de complaisance à l’égard des thèses « altermondialistes ». Or, en 2003, la Banque mondiale estimait les gains du passage aux règles de l’Omc pour les pays « en développement » à 539 milliards de dollars – une somme modeste, un quart du Pib français pour les deux tiers de l’humanité! Pire, le modèle GTAP 2005, plus récent, révise cette estimation à la baisse : 4 milliards seulement. Sachant que la totalité des gains sont attribués à la Chine et à l’Inde, cela signifie que, hormis pour ces deux pays, l’addition est très largement négative pour tous les autres pays dits « en développement »6. Comme il est difficile de prétendre que la Chine et l’Inde jouent vraiment le « jeu libre-échangiste », les estimations de la Banque mondiale constituent un désaveu majeur des règles de l’Omc.

En décembre 2007, la Banque mondiale a elle-même reconnu avoir commis des erreurs statistiques pendant plusieurs années, en surévaluant le Pib chinois – surévaluation qui, tout au long des années 2000, a permis de gonfler artificiellement les chiffres de la croissance mondiale et de la réduction du nombre de « pauvres » sur la planète. En réalité, le nombre absolu de pauvres sur le globe a augmenté durant les années 1990 et la croissance annuelle mondiale était inférieure d’un demi-point à ce qui fut affirmé plusieurs années durant. De tels aveux, bien tardifs, montrent que les prétendues évidences empiriques des bienfaits de la mondialisation exigent d’être examinées avec soin. Loin de fournir des « preuves » irréfutables des vertus de la mondialisation commerciale, il se pourrait bien qu’elles confirment le sentiment largement partagé par tant de citoyens du monde : celui d’avoir été appauvris par le libre-échange.

Par-delà les querelles statistiques, la croissance de l’économie mondiale aura été bien plus grande durant les très protectionnistes Trente glorieuses qu’après les années 1990, au temps de la mondialisation commerciale libre-échangiste. Bien sûr, on soulignera que, durant les années 1950-1970, l’Europe et le Japon étaient en pleine phase de « rattrapage » (des États-Unis) – tel n’est plus le cas depuis les années 1980. Mais aujourd’hui, de nombreux pays émergents sont dans cette phase. Pourquoi leur dynamisme ne profite-t-il pas davantage à une économie mondiale infiniment plus « ouverte » qu’il y a quatre décennies (notamment, mais pas uniquement, du fait de la disparition du bloc de l’Est)? Dans les faits, la plupart des pays qui se sont développés de manière significative au cours du dernier demi-siècle – Japon, Inde, Vietnam, Chine, les quatre « dragons »7 asiatiques… – sont ceux qui ont le moins participé aux accords commerciaux de l’Omc (et a fortiori, aux plans d’ajustement structurel du Fmi)8. L’ouverture de la Chine, dira-t-on, même ambiguë, n’est-elle donc pour rien dans son extraordinaire croissance à deux chiffres? Ne témoigne-t-elle pas malgré tout de ce que, pratiquée à bon escient, l’ouverture des frontières bénéficie à tous? En réalité, 65 % de l’accroissement des exportations chinoises entre 1994 et 2003 sont imputables à des multinationales étrangères installées sur le sol chinois9. Autrement dit, une part significative de l’essor de la Chine sur la scène commerciale internationale ne provient pas des bienfaits supposés de la concurrence internationale mais des délocalisations pratiquées par nos entreprises. Le libre-échange, cela signifierait-il une concurrence déloyale de nos multinationales à l’égard de nos Pme? Déloyale, parce que les premières s’appuient sur les législations sociales souvent inexistantes des pays où elles investissent, là où les secondes sont, heureusement, bridées par nos acquis sociaux?

Libre-échange : où es-tu?

La seconde raison pour laquelle il est bien difficile d’étayer l’affirmation selon laquelle le monde devrait une part significative de sa richesse au libre-échange est qu’en vérité, le commerce international contemporain n’est pas majoritairement régi par les lois du libre-échange – et ceci, même après trois décennies d’intense activisme, de la part de l’Omc, du Fmi ou de la Commission européenne.

La moitié du commerce mondial actuel est un commerce intra-firme, qui concerne des biens et services échangés entre filiales d’un même groupe ou entre une filiale et la maison-mère. Ces échanges sont a priorirégis par le principe de pleine concurrence, édicté par l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), qui veut que de tels prix de transfert intra-firme soient aussi proches que possible du prix auquel le produit ou le service équivalent s’échange sur un marché. Or, très souvent, ce principe est de facto inapplicable : comment évaluer, par exemple, le prix auquel s’échangerait la marque BMW si, d’aventure, elle pouvait se vendre sur un marché?

La majorité des prix de transfert sont fixés, non pas d’après une offre et une demande sur un marché, mais en fonction de critères d’optimisation fiscale. La manipulation comptable des prix de transfert permet ainsi de faire apparaître le profit, voire le chiffre d’affaires de l’entreprise multinationale dans quelque paradis fiscal10. L’incitation à multiplier les transactions intra-firmes est telle que l’on peut douter même, parfois, de leur réalité économique. Pourquoi faut-il, par exemple, huit transactions commerciales pour importer des bananes d’Amérique centrale en Europe11 ? Puisque cela concerne la moitié des transactions commerciales internationales, qui peut prétendre que le monde vit, aujourd’hui, dans un régime de libre-échange?

Quand bien même les règles comptables des prix de transfert seraient révisées, nous serions encore loin du monde transparent et « plat » que suggère le concept de level playing field (un terrain de jeu sans distorsion de concurrence), défendu et promu par l’Ocde, la Commission européenne et plusieurs pays d’Europe12. Comment soutenir, en effet, qu’il n’y a aucune distorsion de concurrence en Europe quand l’Estonie et la Macédoine fixent à zéro leur impôt sur les bénéfices réinvestis des sociétés installées chez elles? Quand l’impôt sur les sociétés en Irlande n’est que de 12,5 % au lieu des 25-30 % qui prévalent sur le continent? Quand, en Roumanie, les ouvriers de Renault-Dacia, payés 300 euros par mois, constituent l’élite salariale de la région? Quand la Pologne refuse toute réglementation environnementale? Quand le Royaume-Uni dévalue la livre sterling de 30 % et diminue d’autant le coût de ses exportations? Comment prétendre que le Japon et les quatre « dragons » pratiquent le libre-échange quand ils interdisent de facto toute vente de leurs concurrents (notamment automobiles) sur leur territoire en leur rendant impossible l’embauche de commerciaux locaux?

Les conditions d’une concurrence loyale

Le level playing field, la concurrence sans distorsion, est un artifice rhétorique dans la mesure où l’absence de barrière douanière commerciale ne signifie aucunement que les règles du jeu soient identiques entre pays : leur fiscalité, la qualité de leur réglementation du travail, le niveau de leurs prestations sociales, les coûts qu’une société accepte d’endurer pour ne pas sacrifier l’environnement sont autant de facteurs qui jouent un rôle déterminant dans la formation du coût de production d’un bien ou d’un service. Une concurrence réellement non « distordue » exige l’exact contraire de ce qui est généralement promu sous ce vocable : la mise en place concertée, à l’échelon international, de barrières douanières qui permettent de compenser, entre pays, les différences majeures qui les séparent du point de vue de la fiscalité, de la protection sociale et de l’environnement. À cette condition seulement pourra-t-on commencer à raisonner en termes de « concurrence loyale »13.

C’est ici que l’on se heurte à l’argument défendu en faveur de l’ouverture (éventuellement dissymétrique) des marchés des pays du Nord aux produits du Sud, non plus par les chantres du « laissez-passer » mais par certains défenseurs des intérêts des plus pauvres. Ainsi, les subventions discriminatoires accordées par l’administration des États-Unis aux producteurs de coton américains sont, à juste titre, dénoncées parce qu’elles pénalisent les producteurs du Brésil et du Tchad. Dénonciation qui confirme que l’idée selon laquelle le commerce international serait régi par le libre-échange est largement une fable.

La « bonne » réponse au « scandale du coton », cependant, consiste-t-elle à exiger l’abandon des barrières douanières déguisées grâce auxquelles les États-Unis protègent leurs producteurs? Ou bien à encourager les producteurs d’Amérique latine et d’Afrique à produire des biens pour leurs marchés nationaux (au lieu de s’aliéner à produire des biens destinés aux marchés du Nord)? La suppression des aides aux producteurs de coton américains favoriserait-elle une augmentation du prix du coton, et donc, du niveau de vie des producteurs du Sud? Rien n’est moins sûr. Elle conduirait certainement à la disparition des producteurs nord-américains mais ne changerait pas grand-chose au fait que le coton latino-américain et africain est aujourd’hui acheté essentiellement par des ilotes chinois et indonésiens qui le transforment en produits destinés au Nord. De sorte que c’est la prime accordée aux pays qui connaissent les coûts de production les plus faibles (et les conditions de vie les plus déplorables) qui exerce la pression à la baisse sur les prix du coton. Supprimer la concurrence des producteurs nord-américains relâcherait temporairement la pression à la baisse des prix mais ne règlerait pas le problème : la réduction inavouée des pays du Sud à l’état d’économies postcoloniales condamnées à livrer les matières premières et l’énergie dont manquent les pays du Nord.

Autre argument fréquemment invoqué, cette fois par ceux qui entendent défendre les intérêts des pays du Nord : les bas prix que rend possible le dumping salarial des pays émergents permettrait l’augmentation du pouvoir d’achat des classes moyennes de l’Ocde sans passer par la revalorisation des salaires et des prestations sociales. De nouveau, l’argument est erroné car il suppose que les salaires sont fixés indépendamment des prix à la consommation. Au contraire, c’est la faiblesse des coûts de production du Sud qui rend possibles le chantage à la délocalisation et la déflation salariale au Nord. Le pouvoir d’achat des classes moyennes allemandes –celles qui, en Europe, ont le « mieux » joué le jeu de la libre concurrence – n’a-t-il pas baissé au cours des quinze dernières années?

Ricardo, sinon rien?

Reste l’armature théorique construite depuis deux siècles par certains économistes pour justifier leur plaidoyer en faveur du libre-échange. La figure tutélaire la plus souvent invoquée est celle de David Ricardo, un économiste anglais du début du xixe siècle14, dont l’argument est simple : deux pays qui ouvrent leurs frontières se spécialiseront, chacun, dans le type de production où il possède un avantage comparatif. Même si le Portugal est plus productif que le Royaume-Uni, à la fois dans le vin et les vêtements, tous deux ont un intérêt à commercer ensemble car le Royaume-Uni se spécialisera dans la confection de vêtements, pour laquelle il est relativement moins inefficace, et le Portugal, dans la production de vin. Formalisée et généralisée par le suédois Eli Hekscher, l’anglais Bertil Ohlin et l’américain Paul Samuelson, la démonstration a été largement remise en cause dès les années 1950 : comment expliquer que des pays très semblables, comme l’Allemagne et la France à l’époque, commercent beaucoup entre eux? Pourquoi n’assiste-t-on pas à la spécialisation des industries prédite par l’argument ricardien? Pourquoi une majorité des échanges internationaux concerne-t-elle un commerce intra-branche (par exemple, des voitures Volkswagen contre des Renault)?

Aussi une troisième génération d’arguments s’impose-t-elle à partir des années 1970, à laquelle sont associés les travaux de Paul Krugman, Elhanan Helpman et Joseph Stiglitz15. Ce ne seraient pas les dotations en facteurs de production, ni les différences de technologie, qui jouent le rôle déterminant dans l’évolution du commerce international, mais l’intérêt mutuel à la spécialisation, compte tenu des coûts d’investissement exorbitants de la plupart des industries ouvertes à l’exportation (l’aéronautique, le pétrole…) et le goût pour la variété des consommateurs (riches). Le commerce international aurait alors vocation à devenir le terrain de jeu d’oligopoles multinationaux qui bénéficient d’économies d’échelle considérables et fournissent la variété de produits qu’aucun pays seul n’aurait les moyens de fournir. Conclusion : grâce au commerce international, nous disposons d’une multitude de téléphones mobiles, subtilement différents les uns des autres…

Aucune de ces trois générations d’explication ne fournit une justification convaincante des politiques libre-échangistes. Les modèles néo-ricardiens reposent sur l’hypothèse que les technologies de production ne s’exportent pas, ce que contredit très largement, aujourd’hui, l’essor considérable des investissements directs étrangers. Si la Chine est le premier producteur mondial de fours à micro-onde, c’est grâce à l’implantation d’entreprises occidentales, et de leur savoir-faire, sur son territoire. Plus généralement, Ricardo vivait dans un monde où le transport était encore relativement cher, et où les délocalisations étaient donc absentes16. Ces dernières ont débuté après la Seconde Guerre mondiale, à l’initiative d’entreprises nord-américaines qui voulaient s’implanter de ce côté de l’Atlantique par crainte d’être évincées du marché européen. Aujourd’hui, l’ouverture des frontières commerciales peut fort bien signifier qu’une entreprise étrangère viendra investir dans un pays pour y produire des biens destinés à ses propres ressortissants (et non aux habitants du pays hôte) et redistribuer ses bénéfices au profit, encore, de ses ressortissants (propriétaires du capital). C’est, en caricaturant, le commerce international de nombreux pays émergents aujourd’hui. Dans un tel contexte, l’argument ricardien des avantages comparatifs s’écroule.

Aplatissement idéologique

Les modèles de Hekscher-Ohlin-Samuelson reflètent davantage la réalité du commerce contemporain. Mais, loin d’emporter l’adhésion libre-échangiste, ils fournissent aussi des arguments en faveur de la protection commerciale! Ils permettent en effet de montrer que, désormais, la mobilité du capital (et de la technologie) conduit à une égalisation des salaires17 qui peut condamner au chômage les salariés des branches moins « productives ». C’est ce que l’on observe aujourd’hui : nos salaires sont indirectement dictés par ceux des ouvriers chinois18, lesquels condamnent au chômage une partie des salariés des pays (les nôtres) qui offrent une meilleure protection sociale (et donc un « coût du travail trop élevé »). Les gains à l’échange ne profitent qu’à une fraction de la population des pays ouverts au commerce international (les cadres supérieurs abonnés à la téléphonie mobile quadribande et aux halls d’aéroports…). Le scénario d’une spécialisation de tous les salariés occidentaux vers les activités à haute valeur ajoutée est une fiction19. Aux États-Unis, le solde commercial dans les produits de haute technologie était positif il y a dix ans; il est négatif aujourd’hui. Ce qui est breveté outre-Atlantique peut fort bien, désormais, être produit en Inde! Enfin, le « théorème de Rybczynski »20 montre que la spécialisation d’un pays dans la production des facteurs où il est le plus productif conduit à la disparition progressive, en termes absolus, des autres secteurs productifs : les pays occidentaux se désindustrialisent, tandis que les pays du Sud produisent en majorité des biens destinés au Nord au prix, parfois, de l’abandon de leurs propres industries et agricultures à destination locale. C’est ce dont témoigne de manière exemplaire le delta du Niger depuis l’implantation d’entreprises pétrolières étrangères sur son sol.

Quant à la troisième génération de modèles d’économie internationale, elle livre des arguments positifs… en faveur de politiques de protection commerciale! L’un des derniers en date est que l’élévation de barrières commerciales douanières diminue les inégalités de revenus au sein de chaque pays21.

Comment se fait-il que cette littérature académique, très riche, n’irrigue pas davantage le débat public dans nos pays? Le travail « d’aplatissement » intellectuel de nos élites par une vulgate libre-échangiste sans fondement solide est très impressionnant.



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1 / L’auteur développera dans le prochain numéro de Projet une proposition constructive de protectionnisme européen, social et vert.

2 / Jacques Sapir, « Le protectionnisme et le contrôle des changes conduisent-ils à la guerre? Leçon des années trente pour comprendre la crise actuelle », document CEMI, EHESS, 2008.

3 / Philippe Martin, Thierry Mayer et Matthias Thoenig, « Make Trade not War? », Review of Economic Studies, 75, 3, 2008, pp. 865-900.

4 / Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 2005.

5 / Cf. Joseph Stiglitz et Andrew Charlton, Pour un commerce mondial plus juste, Fayard, 2007.

6 / Cf. Jacques Sapir, « Libre-échange, croissance et développement : quelques mythes de l’économie vulgaire », La revue du Mauss, 30, 2007, pp. 151-171, et M. Weisbrot, D. Rosnik et D. Baker « Poor Numbers : the Impact of Trade Liberalization on World Poverty », CEPR Briefing Paper, nov. 2004.

7 / Corée du Sud, Hong-Kong, Singapour et Taïwan.

8 / Cf. D. Rodrick Nations et mondialisation – les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé, La Découverte, 2008. Contrairement à certaines idées reçues, le Brésil dépend peu du commerce international (ses exportations représentent à peine 12,5 % de son Pib, contre 60 % pour Taïwan) et ne saurait être cité comme exemple de pays à qui la « globalisation » commerciale aurait réussi.

9 / Cf. J.-L. Gréau, L’avenir du capitalisme, Gallimard, 2005, p. 114.

10 / Cf. Max de Chantérac et Cécile Renouard, propositions 16 et 17 in Vingt Propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009.

11 / Jean Merckaert et Cécile Nelh, « L’Économie déboussolée. Multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses », Rapport du CCFD-Terre Solidaire, décembre 2010.

12 / Par exemple, réuni le 20 octobre 2009, le Conseil des affaires économiques et financières, regroupant les vingt-sept ministres des Finances ou de l’Économie de l’UE, n’est pas parvenu à trouver d’accord sur la lutte contre la fraude fiscale. Le Luxembourg s’y est opposé au nom du « level playing field » !

13 / Cf. Frédéric Lordon, La crise de trop – reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009, pp. 217-242.

14 / Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817.

15 / Cf. notamment, Paul Krugman, Rethinking International Trade, MIT Press, 1990.

16 / Cf. J.-L. Gréau, La trahison des économistes, Gallimard, 2008.

17 / P. A. Samuelson, Economics, MacGraw-Hill, 1948.

18 / R. Freeman, « Are your Wages Set in Beijing? », Journal of Economic Perspectives, 9, 3, 1995.

19 / W. F. Stolper et P. A. Samuelson, « Protection and Real Wages », Review of Economic Studies 9, 1, 1941, pp. 58-73.

20 / T. Rybczynski, « Factor Endowments and Commodity Prices », Economica, 22, 1955, pp. 336-341.

21 / Cf. Helpman, Itshoki et Redding, « Inequality and Unemployment in a Global Economy », Econometrica, 78, 4, 2010, pp. 1239-1284.


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