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Il existe deux types d’activités bancaires de nature différente. L’une consiste à réaliser des prêts et à collecter des dépôts : dans ce rôle, les banques ne sont pas des intermédiaires mais les créateurs de la monnaie qui permet à l’économie de fonctionner (d’où l’adage : « Les crédits font les dépôts »). Ce rôle est indissociable de celui de collecte des dépôts et de mise à disposition de moyens de paiement. Le triptyque crédits-dépôts-paiements constitue les activités de banque commerciale. Ces activités, vitales au bon fonctionnement de l’économie, bénéficient d’un soutien explicite de l’État, via une garantie partielle des dépôts de la clientèle. L’autre rôle consiste à intervenir sur les marchés financiers, dans le but de servir une clientèle ou dans celui de bénéficier d’opportunités d’arbitrage1 ; le plus souvent, ces deux motifs sont combinés. Dans ce cas, les banques – qu’on appellera ici banques de marché (ou banques de financement et d’investissement) – n’ont pas de raison particulière de disposer du pouvoir de création monétaire. Elles pourraient fort bien se contenter d’agir en tant qu’intermédiaires financiers.
Nous exposerons ici cinq problèmes posés par le regroupement de ces deux activités au sein d’une banque mixte, avant d’examiner le projet de loi présenté le 19 décembre 2012 par le ministre français des Finances, Pierre Moscovici, à la lumière des projets antérieurs de scission bancaire. Nous passons en revue dans un second article les objections formulées par le secteur bancaire.
Associer banque commerciale et banque de marché permet d’abord à l’activité de prêt d’argent et de collecte des dépôts de nourrir l’activité de négoce d’instruments financiers. Les dépôts fournissent une liquidité qui facilite les opérations à fort effet de levier des banques à destination d’acteurs financiers du shadow banking2. Il en va ainsi des hedge funds3 auxquels les banques françaises accordent des crédits. De même, les fonds de private equity ne réalisent leurs opérations à très haut rendement que grâce aux prêts que leur octroie le secteur bancaire. Le scénario est généralement le suivant : un fonds disposant de 10 de capital propre peut emprunter, disons, 90 au secteur bancaire, sur trois ans, à 10 %. Il achète alors une entreprise non cotée4 à 100, la restructure au pas de charge et la revend deux ou trois ans plus tard au prix de 150. Le fonds rembourse sa dette à la banque (90 + 9 = 99), de sorte que le résultat net de l’opération est 150 - 99 = 51. L’ensemble du procédé offre, dans cet exemple (qui n’a rien de caricatural), un rendement supérieur à 400 % ! En revanche, l’expérience montre que l’entreprise, bien réelle, qui a fait l’objet du LBO5 sort rarement indemne de ce traitement : à l’exception de quelques sociétés en difficulté sauvées de la sorte, le secteur industriel n’a souvent rien à y gagner. C’est ce type d’opérations spéculatives que visait la déclaration présidentielle s’engageant à « maîtriser la finance […] par le vote d’une loi sur les banques qui les obligera à séparer leurs activités de crédit de leurs opérations spéculatives6. »
Inversement, l’accès aux marchés financiers internationaux modifie sensiblement l’exercice du métier de banque commerciale. Ainsi, entre 2001 et 2007, le crédit accordé par les banques espagnoles a connu un rythme de croissance d’à peu près le double de celui de la zone euro – 20 % à 25 % l’an contre 12 % environ. Or ces banques accordaient des crédits dans des proportions inédites, sans avoir besoin de se refinancer auprès de la Banque centrale européenne (BCE) (comme le ferait toute banque commerciale « normale »)7. La plupart de ces crédits, en effet, étaient titrisés et revendus aussitôt sur les marchés financiers. Le caractère mixte des banques espagnoles a ainsi favorisé une création monétaire débridée. Celle-ci, qui ne soutenait aucun projet économique réel cohérent, a provoqué une extraordinaire inflation sur le marché hypothécaire espagnol. Ces institutions ont ainsi développé un « aléa moral » considérable dans l’activité de prêt : les banques prêteuses n’avaient plus aucun intérêt à évaluer la pertinence réelle du projet à financer, ni la solvabilité des emprunteurs : elles se débarrassaient aussitôt du titre de créance en le revendant sur le marché des crédits titrisés. On le voit, le naufrage des banques espagnoles provient en grande partie de leur caractère mixte8 – et de ce naufrage résulte largement la crise de liquidité à laquelle l’État espagnol fait face sur le marché de l’emprunt souverain9.
Si l’on veut, en France, limiter les risques d’une dérive bancaire à l’espagnole (ou à l’irlandaise, l’islandaise, l’américaine...), le « modèle » de la banque mixte se trouve remis en question.
Les banques mixtes font courir un troisième danger à l’économie française. Car la combinaison d’activités de dépôt et de marché au sein de la même institution conduit à une extension du soutien implicite de l’État aux activités de marché.
En effet, en cas de faillite du département d’activité de marché d’une banque mixte, son département de dépôt-crédit sera immédiatement affecté. Et la garantie de l’État bénéficiera alors autant au premier (à l’origine du risque de faillite) qu’au second. Ce soutien implicite fait des contribuables les prêteurs en dernier ressort des banques mixtes. Ont-ils vocation à soutenir le département « marché » d’une banque mixte ? Surtout, cette garantie permet aux banques mixtes de se financer elles-mêmes à plus bas coût, car leurs créanciers10 savent fort bien qu’en leur prêtant, ils bénéficient de la garantie de l’État français. Selon la New Economics Foundation11, ce qui s’apparente à une subvention du contribuable aux grandes banques françaises s’élevait en 2010 à 48 milliards d’euros : plus de 6 milliards d’euros pour BNP-Paribas, 12 milliards pour le Crédit agricole, 5 milliards pour la Société générale et 24 milliards pour le groupe BPCE. Des montants à comparer aux 18 milliards de profits réalisés en moyenne chaque année entre 2005 et 2010 par les trois premiers établissements (BPCE a été déficitaire sur la période) et aux 11 milliards d’impôts (sur le revenu et sur la production) acquittés en 2010 par l’ensemble des banques françaises. Certes, depuis le 1er janvier 2011, les grandes banques françaises s’acquittent d’une taxe sur le risque systémique ; et cette taxe a été doublée par le collectif budgétaire annoncé en juillet 2012. Mais, en 2011, selon l’Agefi, le montant de cette taxe n’a été que de 246 millions d’euros pour BNP-Paribas, 130 millions pour Société générale, 133 millions pour Crédit agricole et 155 millions pour le groupe BPCE. Des sommes dérisoires, comparées à ce que rapporte à ces banques le fait que les contribuables puissent être contraints, à tout moment, de les recapitaliser.
La garantie implicite de l’État aux activités de marché fait des contribuables les prêteurs en dernier ressort des banques mixtes.
Et outre, la garantie implicite de l’État aux activités de marché conduit à ce que le sort des États soit inextricablement lié à celui des banques et vice versa : dès lors que la situation de l’État se détériore (lorsque sa notation est dégradée), la qualité de la garantie qu’il apporte diminue et la défiance des investisseurs à l’égard des banques augmente.
Enfin, cette garantie implicite permet aux banques mixtes de se développer bien au-delà de ce que nécessiteraient le financement et la fourniture de services financiers à l’économie réelle. Ainsi la taille du bilan de BNP-Paribas a-t-elle augmenté de 34 % entre 2007 et 2010, en pleine tempête financière et pendant que le produit intérieur brut (Pib) réel français stagnait. Une telle croissance eût été beaucoup plus difficile sans les dépôts abondants du réseau BNP, facilitant considérablement la réalisation des ratios de liquidité bancaires et réduisant les besoins de refinancement. C’est bien son caractère « mixte » qui a permis à une telle banque de grandir en pleine crise. Et cette course au gigantisme permet au total de bilan de BNP-Paribas, en 2012, d’être comparable au Pib français (environ 2 000 milliards d’euros), faisant de cette banque la première source de risque systémique en France (tout comme la Deutsche Bank peut l’être pour la République fédérale). Car il est clair que l’État français ne pourra jamais s’autoriser la faillite d’une telle mégabanque (« too big to fail ») à la manière de Lehman Brothers. Le contribuable français est pris en otage par la logique même des structures de banque mixte : en favorisant l’expansion des activités de marché, cette dernière accroît l’aléa moral du « too big to fail ».
Un quatrième danger, et non des moindres, menace les dépôts eux-mêmes. Quand bien même, en cas de faillite, le contribuable français (voire européen12) serait sollicité pour garantir 100 000 euros par compte de dépôt, les pertes infligées au département commercial d’une banque mixte par celles du département marché pourraient être bien supérieures.
Si la France a pu emprunter à des taux d’intérêt courts négatifs au début de l’année 2012, ce n’est certes pas grâce à la vertu de ses finances publiques (notre dette publique est supérieure à celle de l’Espagne !), mais parce que les investisseurs non-résidents accordent une probabilité significativement supérieure à zéro à une faillite bancaire généralisée en Europe13. La défiance des investisseurs internationaux à l’égard du secteur bancaire européen (français compris) n’est pas à mettre sur le compte d’une stratégie visant à nuire à l’Europe : la léthargie dans laquelle se trouve, encore aujourd’hui, le marché interbancaire européen (français compris) témoigne de la défiance des banques européennes entre elles. Elles savent trop bien la fragilité de leur propre bilan… et de ceux de leurs concurrentes. Le risque de faillite bancaire majeure est réel en Europe aujourd’hui. La sécurisation des dépôts devrait être une priorité politique.
Le risque de faillite bancaire majeure est réel en Europe aujourd’hui. La sécurisation des dépôts devrait être une priorité politique.
Un dernier problème majeur mérite d’être mentionné. Les activités de marché sont, à court terme, beaucoup plus rentables, du moins en apparence, que le crédit à l’économie réelle. Cela n’a rien d’étonnant quand le taux de croissance annuel est de l’ordre de 1 % tandis que le taux de rendement annuel attendu du capital14 sur les marchés est de 8 %. Aujourd’hui, l’essentiel du chiffre d’affaires d’une banque mixte provient de ses activités (risquées) de marché et, dans une bien moindre mesure, du profit engendré par ses activités traditionnelles de dépôt et de crédit. Conséquence : sous contrainte de ressources en capital, le crédit à l’économie réelle ne peut qu’en pâtir, faute d’être suffisamment « rentable à court terme » pour justifier de renoncer à la rentabilité attendue des activités de marché. L’un des responsables du credit crunch dont souffre l’économie réelle, c’est justement la structure mixte des banques françaises.
Un autre versant du conflit d’intérêts entre activités commerciales et de marché au sein d’une même structure bancaire mérite d’être souligné. Cette coexistence permet à une banque de proposer des services de crédit à un client (volet banque commerciale) et, en même temps, de parier contre ce client, à son insu, sur les marchés de CDS (Credit Default Swaps) (volet banque de marché). Un CDS est un actif qui fonctionne comme un contrat d’assurance, et qui s’échange sur des marchés de gré-à-gré (complètement opaques, même pour le régulateur européen)15. En quoi l’existence de ces marchés opaques de CDS peut-elle faire apparaître un conflit d’intérêts ? Si un grand compte (une entreprise cotée en bourse) contracte un prêt auprès d’une banque pour faire face à ses besoins de trésorerie, il s’adresse, ce faisant, au métier traditionnel du département commercial de la banque. Si ce métier n’est pas séparé du versant « marché », la banque pourra mettre à profit l’information dont elle dispose sur son client pour acheter des CDS contre lui. Cette mésaventure a été infligée par Goldman Sachs, en 2009, à son client CIT16. Certes, Goldman Sachs est une pure banque de marché. Mais le problème, qui affecte potentiellement toutes les banques ayant accès au marché des CDS, est de nature à pervertir complètement le métier de banque commerciale. Une banque accordera-t-elle un crédit sans s’enquérir de la solvabilité de son client ? Et une entreprise cotée consentira-t-elle à livrer des informations sur sa santé financière à un banquier, si elle sait que ce dernier est capable d’en tirer profit pour parier contre elle (et, à travers ce pari, de rendre le financement de l’entreprise beaucoup plus difficile, jusqu’à provoquer sa faillite) ? Le seul moyen de protéger la relation marchande entre un client et une banque commerciale est d’interdire à cette dernière d’intervenir sur le marché des CDS. Cela suppose qu’elle n’appartienne pas à une structure juridique abritant également une banque de marché.
Quatre grandes options se présentent aujourd’hui pour scinder les banques. Mais seule la dernière permet de répondre véritablement aux quatre dangers que nous venons d’énoncer.
Défendue par l’ancien secrétaire au Trésor américain Paul Volcker, cette règle est en voie d’adoption aux États-Unis. Elle interdit aux banques de spéculer pour compte propre (proprietary trading) tout en les autorisant à utiliser les dépôts pour prêter à ceux qui spéculent (hedge funds...). Sa force est de reposer sur une interdiction pure et simple. Sa faiblesse est qu’en pratique l’identification des opérations pour compte propre est extrêmement malaisée et sujette à débat17. Cette règle ne fournit de protection contre aucun des quatre premiers dangers mentionnés supra, ni contre le risque que l’activité commerciale soit délaissée au profit d’opérations de marchés plus lucratives à court terme. En revanche, s’il est possible de démontrer que les prises de position d’une banque sur le marché des CDS constituent des opérations pour compte propre, l’option Volcker protège les clients contre le risque qu’elle ne parie contre eux. Édictée à l’échelon fédéral, la loi Volcker attend encore d’être traduite dans le droit des différents États américains : c’est l’occasion pour le secteur bancaire américain, par un lobbying très intense, de la vider de son contenu en multipliant les amendements.
Défendue en Angleterre par la commission Vickers, elle préconise le cantonnement (ring-fencing) des dépôts et des autres activités bancaires tout en les gardant sous un même toit (holding). Sa force est de ne pas reposer sur l’identification ambiguë des activités pour compte propre mais de chercher à isoler toutes les activités de marchés comme telles. Sa faiblesse est de conserver la structure de holding : en cas de faillite d’une filiale d’une holding, l’ensemble de ses autres filiales devra assumer les pertes. En 1929, d’ailleurs, les États-Unis comptaient un certain nombre de holdings de ce genre. Les filiales commerciales n’étaient en rien protégées. Aussi bien, en 1933, Franklin D. Roosevelt ne s’est pas contenté d’un cantonnement à la Vickers, mais s’est prononcé pour une scission pure et simple (le Glass Steagall Act, cf. infra)). Par ailleurs, l’indépendance du conseil d’administration d’une filiale à l’égard de celui de la holding est une illusion. Ce dernier continuera d’allouer le capital en fonction des activités les plus lucratives. A priori – et à condition d’être correctement appliquée –, l’option Vickers répond au premier problème mais elle laisse entiers les quatre suivants.
Il vise à décourager la spéculation en la cantonnant, mais toujours au sein d’une même banque. Sa force est de détailler les activités spéculatives jugées nocives parce que trop dangereuses18. Il recommande explicitement, par exemple, de localiser les activités de crédit bancaire aux hedge funds dans le département non habilité à recevoir des dépôts (le département « marché »). Sa faiblesse est de reposer sur la fiction selon laquelle il existerait une « muraille de Chine » juridique, au sein de chaque banque, entre son département « commercial » et son département « marché ». Il est peu vraisemblable qu’il réponde aux problèmes n°1 et n°2 ; il est certain qu’il ne répond pas aux problèmes n°3 et n°4.
Il imposait, quant à lui, une séparation juridique et opérationnelle stricte en créant des banques dédiées à chacune des deux activités. Aucune activité de marché n’était permise aux banques commerciales et, de leur côté, les banques de marché ne pouvaient pas collecter de dépôts. Sous un tel régime, les banques de crédit ne peuvent plus prêter aux banques de marché. La faillite d’une banque de marché n’oblige donc pas l’État à la recapitaliser pour sauver les dépôts. Ceux-ci, n’étant plus exposés aux risques de marchés, sont davantage sécurisés.
Une loi de ce type répond parfaitement aux problèmes 1 et 2 et, en grande partie, aux problèmes 3 à 5. En partie seulement, car rien n’interdit à une banque commerciale de faire des affaires avec une banque de marché. Si cette dernière fait défaut et se révèle incapable de payer ses dettes, elle peut mettre la première en difficulté. Mais c’est aussi le métier des banques commerciales que de prendre des risques de crédit vis-à-vis de leurs contreparties, qu’elles soient des institutions financières publiques ou privées, ou des sociétés industrielles ou commerciales.
Venons-en au projet de loi français : il demande à chaque banque mixte de cantonner dans une filiale un certain nombre d’activités. La proposition peut surprendre : les grands groupes bancaires français ont déjà filialisé la plupart de leurs métiers. La filialisation reviendrait simplement, dans bien des cas, à reconduire le statu quo.
Le projet, qui se rapproche de l’option Vickers en ceci qu’il tolère que deux banques de nature différente soient réunies dans une entité juridique unique, échoue comme elle à régler les problèmes 2 à 5. Ainsi, la réforme ne permettrait pas :
- De limiter l’aléa moral dans les activités commerciales. En l’état actuel du projet de loi, une filiale sera autorisée à revendre à une autre de la même banque une créance titrisée ! Et si la filiale commerciale se voit interdire de vendre sur les marchés ses titres de créance (ce qui n’est même pas certain), rien ne l’empêchera de le faire faire par la filiale marché.
- Ni de limiter le risque systémique des banques « too big to fail ». La faillite d’une filiale marché peut fort bien entraîner celle du groupe tout entier. AIG, qui était le premier assureur du monde, a été mis en quasi-faillite à la fin du mois de septembre 2008 par une filiale qui pesait 0,3 % de son chiffre d’affaires19. Seule la taille du groupe importe afin de mesurer l’effet systémique des activités d’une filiale marché.
- Ni de limiter le risque d’absorption des dépôts dans une faillite bancaire. Pour les mêmes raisons.
- Ni de limiter le risque de conflit d’intérêts entre le métier de la banque commerciale et les activités d’une banque de marché (de protéger la banque commerciale et ses clients). Le cloisonnement envisagé (voir ci-après) ne permet pas d’anticiper que la filiale « commerciale » sera privée des activités de marché les plus lucratives.
Certes le projet de loi prévoit l’obligation d’un régime de résolution bancaire, qui réglerait ex ante les clauses à appliquer en cas de faillite d’une filiale, afin de sécuriser les autres. Le projet de loi, cependant, ne détaille pas ce régime : il se contente d’en indiquer l’esprit. Or, en ces matières, le diable se trouve dans les détails. D’autant que les trois plus grandes banques françaises ont des structures de bilan hautement complexes. Devant la menace d’une faillite imminente, prendra-t-on le temps de débattre de l’interprétation du régime de résolution bancaire dans les détails ? Croit-on vraiment qu’un plan de règlement, même suffisamment précis pour ne prêter à aucun débat herméneutique, serait appliqué à l’une des grandes banques françaises sans que le contribuable français ne soit appelé à la rescousse ? Les trois plus grandes banques françaises ont un total de bilan cumulé égal à 2,5 fois le Pib du pays ! L’expérience américaine le montre : un mécanisme de résolution bancaire, même efficace, ne résiste pas au défaut d’une banque trop grande ou trop complexe, et finit toujours par recourir à l’argent public.
Troisième difficulté majeure : le projet de loi français laisse dans le flou la définition des activités destinées à être cantonnées dans une filiale ad hoc.
Il permet ainsi à une banque « commerciale » de conserver l’activité de « fourniture de services d’investissement à la clientèle » ainsi que celle de « tenue de marché sur instruments financiers ». Étant donné que toute opération sur les marchés s’effectue nécessairement avec une contrepartie, il suffit de requalifier celle-ci en « client » pour pouvoir inclure la quasi-totalité des activités de marché dans la catégorie des activités qui n’auraient pas besoin d’être cantonnées. Sous ce prétexte, l’activité de négoce de produits dérivés, en particulier, ne sera pas touchée. Par conséquent, le premier problème ne sera nullement résolu : les dépôts continueront de soutenir le développement des produits dérivés dont le lien à l’économie réelle est pourtant des plus problématiques20. Ce problème ne serait pas dirimant si les banques françaises ne jouaient un rôle majeur sur les marchés des dérivés.
Enfin, le projet de loi prévoit la séparation de « toute opération impliquant des risques de contreparties non garantis vis-à-vis d’organismes de placement collectif à effet de levier » (vis-à-vis des hedge funds). Mais quels sont les « risques de contrepartie non garantis » ? Les crédits accordés aux hedge funds sont toujours montés avec des garanties. Cette disposition interdit quelque chose qui n’existe pas ! Elle n’empêchera aucunement les banques « commerciales » de poursuivre leurs prêts aux hedge funds (activité que le rapport Liikanen recommande explicitement de localiser dans l’entité « marché ») et aux fonds de private equity.
En l’état actuel, le projet de loi français ne résout aucun des problèmes qui motivent la nécessaire séparation des activités bancaires.
En l’état actuel, le projet de loi français ne résout aucun des problèmes qui motivent la nécessaire séparation des activités bancaires. Il cumule à vrai dire les faiblesses de tous les projets existants : à l’instar de l’option Volcker, il est ambigu sur la définition des activités de marchés cantonnées. Pas plus que l’option Vickers et le rapport Liikanen, il ne scinde financièrement les entités bancaires ni ne résout le problème de leur solidarité de destin en cas de faillite. Inversement, il n’en hérite d’aucune des vertus. Contrairement au projet Volcker, il n’interdit pas purement et simplement à une banque les activités qu’il entend cantonner. Contrairement au projet Vickers, il ne vise pas toutes les activités de marché mais prétend distinguer celles qu’il faut cantonner et celles qu’il conviendrait d’inclure dans le domaine d’activité de la filiale « commerciale ». Contrairement au rapport Liikanen, enfin, il ne permet aucunement de cantonner des activités aussi notoirement problématiques que le crédit bancaire aux hedge funds. Pire, en légiférant la première, la France risque de préempter le débat européen. Mis devant le fait accompli, le commissaire européen Michel Barnier aurait le plus grand mal à convaincre de la nécessité d’aller au-delà.
Pour aller plus loin
Gaël Giraud, Pourquoi les banques refusent d’être scindées, Revue-Projet.com, 9/01/2013.
1 Dans les situations temporaires où les décalages entre certains cours financiers permettent de gagner de l’argent à coup sûr.
2 Secteur financier non bancaire, apparenté au secteur bancaire au point d’en être comme l’ombre portée.
3 Parfois, nos banques créent elles-mêmes ces fonds, de manière à leur prêter des liquidités qu’ils pourront exploiter sans avoir à se conformer aux règles prudentielles minimales actuellement imposées aux banques. C’est de cette manière, en créant lui-même ses futurs clients, que le secteur bancaire nourrit le shadow banking et peut s’affranchir de la régulation imposée aux banques (déléguer les opérations qu’il veut soustraire à la vigilance du régulateur à ses propres « créatures de l’ombre »). Cf. Gaël Giraud et Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2012 [3e édition], chap. 10 et 11.
4 Le private equity désigne les titres d’entreprises non cotées en bourse.
5 Leverage buy out.
6 Déclaration de François Hollande, en campagne électorale, le 22 janvier 2012 au meeting du Bourget.
7 Durant la même période, les banques de la Péninsule ibérique (qui représente pourtant près de 10 % du Pib de la zone monétaire) n’ont recouru au refinancement de la BCE que pour une proportion moyenne de 5 % des encours du secteur bancaire de la zone euro auprès de Francfort.
8 Même s’il est exact que les cajas sont d’abord des banques commerciales.
9 En 2007, la dette publique espagnole ne représentait que 40 % du Pib de la péninsule, et le budget était en excédent. Elle devait, fin 2012, dépasser les 85 % du Pib selon les prévisions du gouvernement.
10 Une banque a trois sources de refinancement : leurs collègues sur le marché interbancaire (où la défiance règne depuis 2008), les investisseurs sur les marchés internationaux (une source malmenée), la Banque centrale (aujourd’hui la source la plus généreuse, par obligation statutaire de la BCE).
11 New Economics Foundation, « Quid Pro Quo. Redressing the Privileges of the Banking Industry », 2011, p. 40. Le calcul est fondé sur l’écart entre deux notes attribuées au risque de défaut des banques par Moody’s, l’une tenant compte de la garantie publique, l’autre non.
12 Si l’Union bancaire européenne, annoncée en décembre 2012 par le Conseil européen, voit bien le jour : le principe d’une garantie commune des dépôts suscite des réserves, notamment de la part de la banque centrale allemande.
13 Les investisseurs, principalement motivés par le besoin de détenir des euros pour diversifier leurs portefeuilles, pourraient se contenter de garder du cash en euro dans un compte bancaire européen. S’ils ne le font pas, mais préfèrent s’acquitter d’un taux d’intérêt négatif pour pouvoir détenir de la dette souveraine, c’est parce qu’en cas de faillite bancaire, le titre de créance sur un État est toujours valide, tandis que le cash est perdu.
14 Weighted average cost of capital, WAC.
15 À la différence d’un contrat d’assurance classique, les CDS peuvent être souscrits y compris pour se protéger contre un risque de sinistre que ne « porte » pas l’acheteur de CDS (ce sont les fameuses « positions à nu »). Par exemple, un hedge fund peut acheter un CDS sur la dette publique grecque, même s’il ne détient aucun titre de dette grecque. En achetant suffisamment de CDS grecs, un hedge fund peut provoquer une hausse de son prix, laquelle sera interprétée par les investisseurs comme le signal d’une défiance à l’égard de la solvabilité grecque, et se traduira par une hausse du taux d’emprunt athénien pour in fine provoquer véritablement le défaut souverain grec. En outre, les CDS autorisent à se couvrir plusieurs fois contre le même risque de sinistre (ce qui est interdit en droit des assurances). Cf. Vingt propositions pour réformer le capitalisme, op. cit., chap. 10 et 11.
16 CIT est une banque commerciale spécialisée dans le prêt aux PME qui, en faisant finalement faillite, a permis à Goldman Sachs d’enregistrer un gain sur son « assurance » de plus d’un milliard de dollars américains.
17 Leur définition fait aujourd’hui l’objet d’un rapport de 700 pages ! Pour prendre l’exemple des quatre grands établissements français cotés (hors Crédit mutuel CIC), leurs activités de trading représentent entre 30 et 50 % de leur bilan. Ces montants sont élevés au regard de ce que représentent les activités de couverture ou de market making classiques à destination de la clientèle entreprises ou de particuliers. On ne peut qu’en déduire que ces niveaux de stocks hypertrophiés sont liés à des opérations déguisées de compte propre.
18 Il inclut dans celles-ci non seulement les activités pour compte propre mais aussi les activités de market making (qui consistent à vendre ou acheter en continu des produits financiers en cherchant à bénéficier des opportunités d’arbitrage qui se présentent, notamment du bid-ask spread, c’est-à-dire de l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente d’un même produit). Ces dernières, réputées favoriser la liquidité des marchés, ne la garantissent cependant pas, comme l’a montré l’épisode de 2008.
19 Les opérations à fort effet de levier permettent en effet à une petite filiale d’accumuler des dettes plusieurs centaines de fois supérieures à ses fonds propres.
20 L’encours de produits dérivés dans le monde a été multiplié par 7 entre 2000 et 2012 là où la taille de l’économie mondiale ne faisait que doubler.