Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La mondialisation n’est pas seulement un phénomène économique et culturel. Dans le champ de l’écologie et de l’environnement, plusieurs grands problèmes se posent à l’échelle mondiale ainsi qu’à d’autres échelles géographiques. L’avenir de la planète en tant que système écologique – la biosphère et les sociétés – concerne l’ensemble des sociétés humaines : représentants gouvernementaux, entreprises, associations et populations tout entières. Il y va par exemple de l’avenir du climat, des risques de désertification ou de raréfaction de l’eau, de la disparition irréversible de gènes potentiellement utiles pour le futur, et de toutes les pollutions à effet diffus. Que sont ces menaces mondiales ? Comment leur gestion est-elle prise en charge ? Cette gestion est-elle efficace et satisfaisante au plan de l’équité ?
Les grandes menaces comme l’effet de serre ou la perte irréversible de diversité biologique de la biosphère sont des grands « maux publics internationaux » – international public bads – dans la littérature internationale. La théorie économique regarde plutôt du côté des « biens » au sens où il s’agit des produits de l’économie des sociétés. Des biens qui ont un caractère public, d’abord parce qu’ils concernent potentiellement tout le monde et que personne ne peut donc à un moment ou à un autre s’y soustraire ou échapper à leurs conséquences. Publics aussi parce que ce sont des phénomènes « indivisibles », qu’ils se perpétuent et ne sont pas ou peu altérés par le temps. Et il y a maux publics quand la nuisance est sans commune mesure avec les nuisances locales qui ne concernent que peu de personnes, dont les effets sont divisibles et qui disparaissent rapidement.
Traditionnellement, on parlait déjà de « communs ». Les communs sont des ressources auxquelles tous ceux qui forment une communauté ont accès, mais qui requièrent des règles pour en contrôler l’accès et l’usage qui en est fait afin de garantir la pérennité de la ressource : pâturages communs, faune sauvage d’une région de chasse, forêt utilisée pour les coupes de chauffage. Les règles des communs, souvent imaginées de très longue date, sont destinées à éviter que les comportements individuels n’aboutissent à épuiser la ressource. Ce sont des règles d’équité. Pour les « maux communs », le raisonnement est le même : il faut des règles d’usage afin d’éviter que la somme des comportements individuels n’aboutisse à des pollutions ou des dommages irréversibles dont tout le monde souffrirait.
Les global commons aujourd’hui, comme ils sont désignés dans la littérature internationale, et les menaces qui pèsent sur eux constituent une liste déjà longue : la raréfaction de l’ozone dans les couches supérieures de l’atmosphère entraîne des dommages climatiques et génétiques, l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère provoque une plus grande fréquence et intensité de phénomènes climatiques extrêmes (sécheresses, pluies catastrophiques, tempêtes, ouragans et cyclones, déplacement de zones de prospérité agricole, remontée des eaux de mer et inondation des régions côtières), la désertification et la raréfaction des eaux continentales peuvent être source de conflits, les pollutions internationales d’origine chimique en particulier en mer (marées noires, fûts contaminants), la réduction rapide des surfaces en forêt (en particulier en zone tropicale) et la perte d’un grand nombre d’espèces végétales, animales et microbiennes, etc.
Ces problèmes transfrontaliers concernant le monde entier, sont pris en charge par les gouvernements et traités dans le cadre des Nations unies. A un problème mondial (au sens où ce sont les sociétés du monde entier qui sont concernées) veut répondre un mécanisme international. L’« international » est un espace institutionnel public qui organise l’interaction entre les Etats-nations, alors que le « mondial » est un espace où par définition peu de règles existent, comme c’est le cas pour le marché. Ou, pour le dire de manière plus caricaturale, l’international est l’espace des Etats, le mondial est l’espace des entreprises et des sociétés civiles – du marché et de l’information.
Les conférences internationales constituent l’instance de décision pour la définition des règles publiques. Elles aboutissent à des conventions ratifiées ensuite par les pays (Parlements, décisions d’Etat). Les gouvernements, qui représentent les intérêts nationaux, ne sont jamais neutres par rapport aux enjeux internes à chaque pays. Ils doivent souvent effectuer des choix qui favorisent certaines catégories par rapport à d’autres : par exemple les entreprises vis-à-vis des consommateurs, les urbains par rapport aux agriculteurs et aux ruraux, les détenteurs de capitaux par rapport au monde ouvrier, les employés des administrations par rapport aux salariés du privé... L’Etat peut aussi chercher à privilégier les catégories dirigeantes qu’il représente. Par ailleurs, les négociateurs nationaux éprouvent quelquefois des difficultés à rassembler les informations nécessaires pour participer efficacement à la négociation, quand ils ne sont pas manipulés par des pays avisés qui tissent des réseaux d’alliances et établissent des rapports de force pour les points clés des négociations. Des influences idéologiques sans grand rapport avec les questions traitées prennent parfois le pas sur l’analyse raisonnée des intérêts en jeu.
Mais le danger principal de ce mode de production du droit international est d’une autre nature. Les conventions sont de plus en plus nombreuses. Elles touchent de nombreux aspects de l’économie, du commerce et de l’écologie. Dans certains cas, elles peuvent être contradictoires. Récemment, à l’occasion des premières négociations du nouveau round commercial, une contradiction est apparue entre une convention et les résultats des mécanismes de règlement des différends dans le cadre de l’Omc, du moins un risque de contradiction entre l’utilisation du principe de précaution et les « jugements » des panels de l’Omc. Les décisions qui émanent de ces panels font jurisprudence, bien que les arbitrages rendus par des experts n’aient pas la même légitimité que des décisions prises par l’assemblée des Etats.
Les mécanismes de négociation internationale sont loin d’être un instrument parfait qui permettrait de dégager des solutions optimales et équitables. Les négociations sur l’effet de serre et la biodiversité en donnent deux illustrations.
La négociation sur l’effet de serre
L’effet de serre est provoqué par des émissions de gaz à effet radiatif, en particulier des gaz comprenant du carbone. Celles-ci proviennent pour l’essentiel des industries, des chauffages qui utilisent le charbon et les dérivés du pétrole, des transports automobiles, et de l’agriculture (brûlis des forêts, labour, utilisation d’engrais azotés, rizières inondées, élevage de ruminants). Comme l’a souligné Jean-Charles Hourcade (Projet n° 226), nous ne disposons pas de données scientifiques permettant de mesurer les risques avec certitude, d’évaluer leur caractère réversible ou irréversible, et les horizons de temps où les dangers se révéleraient graves. Dans ce contexte d’incertitude sur l’importance des risques encourus, les pays ont cependant décidé de réduire les émissions de gaz à effet de serre. La négociation a porté sur les objectifs de réduction et sur les politiques publiques à promouvoir. Un accord a été réalisé entre pays industriels (Ocde, Russie, Europe de l’Est) pour que chacun puisse diminuer ses émissions grâce à des politiques et mesures internes. On a aussi cherché à promouvoir des mécanismes plus flexibles en recourant à un système d’échanges : serait ainsi créé un marché de droits à polluer. Chaque pays se verrait doter d’un droit à émettre des gaz à effet de serre en quantité limitée, de telle manière que les objectifs de réduction soient atteints aux échéances prévues. Ceux qui souhaiteraient « polluer plus » devraient acheter des droits auprès de ceux qui chercheront à « polluer moins » (réduction des émissions et séquestration du carbone). Cette formule a été adoptée sous l’influence des Etats-Unis, écartant les principes proposés par les Européens : celui d’une taxe écologique sur les émissions de gaz, et le principe du « pollueur payeur ». Beaucoup d’autres pays, d’ailleurs, s’opposaient à des mesures du type décisions administratives contraignantes, difficiles à appliquer partout.
La formule des marchés de droits à polluer a donc été retenue par les pays industriels. La négociation porte désormais sur la participation des autres pays. Elle pose des problèmes difficiles. Tout d’abord sur le niveau de l’allocation initiale des droits à polluer : sera-t-il équitable ? Selon quelle règle seront distribués les quotas d’émission ? La répartition sera-t-elle négociée ou mise aux enchères ? Pour les pays en développement, le droit à polluer doit prendre en compte toute l’histoire des émissions dans tous les pays depuis l’ère industrielle (équité dans le temps). Les pays industriels à qui il ne resterait, dans ce calcul, que peu de droits à polluer seraient incités à faire les efforts les plus grands. Ce raisonnement est difficile à accepter pour les Etats-Unis et l’Union européenne qui émettent les deux tiers des gaz à effet de serre. On estime que, au démarrage, les acheteurs de droits à polluer trouveront sur le marché des droits cédés à faible prix : ils correspondront chez les vendeurs à la mise en œuvre de techniques « d’évitement » d’émission ou de séquestration faciles à utiliser et peu onéreuses. La Russie et l’Ukraine polluent peu actuellement, en raison de l’effondrement de leur production industrielle et elles ont pris l’engagement de ne pas polluer davantage en 2012 qu’en 1990. Elles disposent de marges de pollution importantes, qui pourraient tirer les prix vers le bas si elles offraient une grande quantité de droits sur le marché. Par ailleurs, les pays en développement redoutent d’avoir à importer un jour des techniques de dépollution et de se trouver alors face au monopole de quelques multinationales.
La négociation oppose des pays qui font de l’équité un préalable à d’autres pays qui sont les principaux pollueurs. L’obtention d’un accord est d’autant plus difficile. Elle risque de s’enfermer dans une impasse, ramenant les pays en développement à leur attitude de revendication afin d’obtenir une aide compensatrice au développement et l’accès aux technologies industrielles. Cette perte de temps représente un vrai danger car, pendant les négociations, les pollutions continuent.
La diversité des espèces vivantes est particulièrement développée dans les régions tropicales. A l’inverse des régions aujourd’hui tempérées, ces régions n’ont pas connu la pression exercée sur les êtres vivants par les glaciations successives. Aujourd’hui, les pays des tropiques, des pays en développement pour la plupart, sont des réservoirs importants de biodiversité. Dans les pays industriels, l’histoire de l’agriculture a par ailleurs contribué à réduire encore plus la diversité – surtout celle des végétaux – par l’installation progressive d’une agriculture spécialisée, de monoproduction, utilisant un petit nombre de variétés. Les firmes industrielles des semences et de la pharmacie manifestent donc depuis près de deux décennies un intérêt marqué pour les plantes, les animaux et les micro-organismes du monde tropical dans l’espoir de découvrir des gènes intéressants et d’ouvrir des marchés nouveaux. Cet intérêt n’est certes pas nouveau. Dès le début des empires coloniaux, la recherche, publique et privée, a cherché à valoriser les plantes tropicales très productives : hévéa pour le caoutchouc, palmier à huile, cacao, café, coton... Pendant longtemps, les ressources génétiques de base n’ont pas eu de statut quant au droit de propriété. Elles étaient échangées très libéralement par les chercheurs. Les variétés sélectionnées, elles-mêmes, n’étaient protégées que par des droits limités autorisant d’utiliser le matériel amélioré par certains pour que des tiers puissent pousser plus loin les améliorations.
Cette situation a changé dans les dix dernières années. Le fait que des entreprises aient valorisé des plantes issues de pays tropicaux sans qu’il y ait eu de bénéfice local ont convaincu les gouvernements des pays en développement, lors de la conférence de Rio, de nationaliser les ressources génétiques. Cette convention contredisait un accord international, préalablement négocié sous les auspices de la Fao, qui faisait des ressources génétiques un bien commun de l’humanité. De ce point de vue, il y a eu régression du droit. Cependant, la Convention de Rio a aussi fait progresser le droit en reconnaissant aux communautés indigènes la possibilité de voir consacré leur rôle historique dans l’amélioration des plantes. Depuis, un accord international sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce a été signé. Cet accord permet de breveter les micro-organismes, les plantes et les variétés de plantes. Par la suite, les Etats-Unis puis l’Union européenne ont accepté la possibilité de breveter des plantes et animaux modifiés génétiquement ; les gènes brevetés présents dans une plante étendent de fait le brevet à la plante modifiée tout entière. On constate ainsi, à la fois, une appropriation nationale des ressources génétiques et la possibilité d’une appropriation privative d’organismes génétiquement modifiés. La presque totalité du vivant est passée sous un régime de propriété privative.
Une nouvelle situation juridique est créée, qui risque d’avoir des conséquences négatives importantes. Dans beaucoup de pays, la protection nationale n’offrira qu’un obstacle minime : les entreprises auront accès à faible prix à des ressources génétiques dont personne ne peut a priori connaître la valeur et dont la valeur peut être longtemps dissimulée. Il y a une dissymétrie importante entre les connaissances scientifiques des firmes et celle des recherches publiques nationales de la plupart des pays en développement. Par ailleurs, ayant racheté de nombreux semenciers, les grandes entreprises disposent déjà de banques de gènes intéressantes. Ensuite, il n’est pas sûr que les communautés indigènes récupèrent une grande partie des « royalties » auxquelles elles pourraient prétendre faute de véritables mécanismes nationaux de redistribution. C’est en effet l’Etat qui est propriétaire des ressources, pas les communautés. Enfin et surtout, le brevetage crée les conditions pour une appropriation oligopolistique du génome utile, pour une réduction importante des marges de manœuvre de la recherche publique. Celle des pays en développement sera distancée faute de financements ou entravée si certaines techniques génériques de recherche étaient, elles aussi, protégées par des brevets.
Au total, les négociations internationales ont débouché sur une situation peu satisfaisante. Cette situation est lourde de conflits : conflits entre les entreprises, d’un côté et, de l’autre, les organisations de producteurs, les organisations militantes, la recherche publique et certains pays en développement ; conflits aussi, dans un même pays, entre organisations locales de producteurs et les administrations ou les entreprises.
Ces deux exemples très brièvement analysés, comme ceux d’autres accords, révèlent combien l’équité représente le problème clé des conventions internationales. Si cette question cristallise des oppositions dans les négociations, il n’y a pas cependant de véritable débat sur la nature de cette équité. Dans un rapport sur le Développement durable dans la politique extérieure de la France (la Documentation française, mars 2000), Laurence Tubiana s’interroge : l’équité s’exprime-t-elle en termes d’égalité des ressources à une certaine échéance, en termes d’égalité des résultats, d’égalité des opportunités, ou en termes d’équité des procédures ? Une clarification est nécessaire pour parvenir à des accords universels viables. Avant toute négociation, le système de gouvernance mondiale devrait veiller à favoriser une clarification éthique. Faute de quoi, on laisse se développer des jeux de rapports de force politiques et médiatiques qui retardent l’échéance de la conclusion des accords.
Une autre perspective est de voir les accords perdre progressivement de leur légitimité par rapport aux sociétés civiles quand les gouvernements représentent imparfaitement les intérêts de leurs sociétés. Les problèmes internationaux prendront une part de plus en plus importante dans les vies politiques nationales. Les Etats seront-ils amenés à inventer des institutions parlementaires internationales où s’expriment les préoccupations de ceux qui ne sont jamais représentés et dont la voix ne saurait pourtant être ignorée pour aboutir à des accords viables.
Enfin, les entreprises (qui échappent en grande partie à la gouvernance internationale) peuvent-elles être durablement absentes de mécanismes de production de règles mondiales ? Dans les négociations, elles exercent une influence par des pressions sur les Etats sans aucun doute plus fortes que celles des organisations de la société civile. En ce sens, elles induisent des distorsions dans les décisions publiques. Le jeu ne serait-il pas plus clair si leurs intérêts étaient directement représentés dans les procédures d’élaboration des règles. Il a été, par exemple, envisagé de créer un forum permanent de discussion entre les firmes internationales des biotechniques, les Ong, les organisations de producteurs et la recherche publique internationale afin de rendre compatibles les intérêts des uns et des autres. Il n’est pas de l’intérêt des entreprises internationales, de plus en plus sensibles à leur image, de s’opposer pour des questions éthiques et économiques aux intérêts défendus par les Ong et les petits agriculteurs. De même, il n’est pas de leur intérêt d’étouffer et réduire une recherche publique dont elles profitent. A contrario, les agriculteurs ont sans aucun doute besoin à long terme des innovations des firmes, sans accepter leur monopole. Un cadre approprié de négociations (et pas seulement inter étatique) permettrait de trouver des accords efficaces.
Mais la principale conclusion à laquelle nous conduit ce panorama des « biens communs » est un préalable à toutes ces remarques : elle demande que la production des règles par les accords internationaux s’impose en droit à toutes les jurisprudences issues des règlements des conflits telles que les pratiques l’Omc. Faute de quoi, c’est le marché qui produirait progressivement des règles. Celles-ci risquent bien d’ignorer le droit international et, à aucun moment, n’interviendraient des considérations d’équité.