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La mondialisation est devenue la grande affaire de notre temps. Elle s’est installée au cœur du débat politique, social et culturel de la plupart des pays. Il n’y a plus guère de société où cette question ne soit pas posée, même si les paramètres de cette interrogation ou les réponses apportées varient grandement d’une nation à l’autre.
Dans la célèbre émission des « Guignols de l’Info », M. Sylvestre, représentant de la World Company répète sans relâche que « le monde est mondial ». Derrière le pléonasme humoristique s’exprime en réalité un point essentiel. Dire que « le monde est mondial », c’est dire que l’humanité se pense désormais comme une communauté aux frontières planétaires, découvrant sa finitude. Cela signifie que la mondialisation est avant tout une représentation du monde, une phénoménologie.
Pourtant, si chacun d’entre nous est en mesure de donner une définition plus ou moins élaborée de la mondialisation, en évoquant par exemple la globalisation des marchés financiers ou l’instantanéité des communications planétaires, il lui est beaucoup plus difficile d’identifier les enjeux de sens de cette mondialisation. D’une part, parce qu’ils apparaissent extrêmement contradictoires. D’autre part, parce que l’on est frappé par l’ampleur des effets en chaîne potentiels que chaque dimension de la mondialisation met en cause : l’importance des marchés financiers renvoie à la question de la souveraineté des Etats qui, à son tour, pose la question de la capacité du politique à agir sur l’ordre du monde.
Quand on parle de mondialisation, on pense en général à la dimension économique de flux financiers sans frontières. On imagine une sorte d’éventrement des sociétés par une croissance exceptionnelle et inédite de ces flux. Or, paradoxalement, c’est dans ce domaine que, d’un point de vue historique, la nouveauté est la moins grande. Si la part des exportations françaises dans le Pib est de 20 % aujourd’hui, il ne faut pas oublier que ce chiffre était de 14 % à la veille de la première guerre mondiale. Et même pour les investissements qui ont spectaculairement augmenté dans les années 80, la tendance de la longue durée est assez stable. Leur stock, rapporté à la production mondiale, était en 1990 équivalent à ce qu’il était en 1913. On peut même pousser le paradoxe plus loin et relever qu’avant la première guerre mondiale, la mondialisation constituait un phénomène de plus grande ampleur qu’aujourd’hui. Il y avait, de fait, une monnaie mondiale – l’étalon-or –, les Etats-nations étaient beaucoup moins nombreux, les législations nationales bien moins puissantes, et l’on connaissait surtout une très forte mobilité du travail. Aujourd’hui, en revanche, la mondialisation est fondée avant tout sur la mobilité du capital et secondairement sur une relative mobilité du travail. N’oublions pas en effet que dans le dernier quart du xixe siècle, plus de cinquante millions d’Européens s’expatrièrent vers les Amériques.
De nombreux économistes ont donc cherché à relativiser la réalité de la mondialisation et à la mettre en perspective. Aussi peut-on dire que la mondialisation est un phénomène historique né véritablement au début du xixe siècle, mais dont le mouvement a été cassé par les deux guerres mondiales et la crise de 1929. L’ouverture des marchés et la libre circulation des capitaux d’aujourd’hui ne constitueraient ainsi qu’un processus de retour à une sorte de normale historique.
Cette relativisation historique de la mondialisation, pédagogiquement utile, devient tout à fait ridicule si elle en vient à dire que ce que nous vivons aujourd’hui n’a en définitive rien de nouveau, et que le débat sur la mondialisation est de ce point de vue un débat surfait. Elle est contestable, d’ailleurs, parce que les comparaisons statistiques sont moins convaincantes qu’il n’y paraît1. Mais, surtout, il n’est pas sérieux de considérer un phénomène social massif comme un pur et simple retour à une norme historique. Car immédiatement surgit une question redoutable : à supposer que la mondialisation ne constitue pas un phénomène inédit, comment se fait-il, alors que les sociétés humaines se la représentent comme telle ? Car c’est à cette question qu’il faut répondre. Pour cela, il faut comprendre que la mondialisation n’est pas une simple addition de séries statistiques sur le commerce et l’investissement, mais aussi une représentation du monde.
Autrement dit, si l’on ne peut saisir la mondialisation à travers certains faits économiques, sociaux et culturels, on s’expose à en appauvrir le sens. De même si on omet de dire et de penser que ces faits ne sont rien en dehors de la représentation que l’on s’en fait. La mondialisation est avant tout une phénoménologie du monde. Les faits ne sont jamais indépendants du regard que l’on porte sur eux. Du coup, la question de savoir si l’on a à faire à un phénomène nouveau ou pas devient secondaire. En effet, ce que la phénoménologie nous aide à comprendre, c’est l’importance du regard, de la visée, de l’intentionnalité sur les choses. Vincent Descombes a écrit que comprendre la phénoménologie, c’était comprendre que le voyage vers le lieu de vacances faisait partie des vacances. Autrement dit, l’attention portée sur une réalité ou un phénomène fait intégralement partie de ce phénomène. Un autre phénoménologue, Jean-Toussaint Desanti, insiste pour sa part sur le rôle fondamental de la résonance entre les événements. Ce qui, dans le cas de la mondialisation, revient à dire que c’est moins un fait ou une série de faits qui importe, que la capacité de ces événements à se répondre les uns aux autres, à faire signal et donc à produire un sens.
Comprendre donc la mondialisation ne revient ni à privilégier les faits par rapport aux représentations, ni à isoler ces dernières par rapport aux faits, mais à interpréter les articulations permanentes qui s’opèrent entre faits et représentations.
A partir de là, on pourra définir la mondialisation comme l’entrée symbolique du monde dans l’intimité sociale et culturelle de chaque société, avec tous les effets en chaîne que cette proximité, souhaitée ou redoutée, réelle ou fantasmée, entraîne sur ce que Deleuze appelait notre manière de voir, d’entendre et d’éprouver le monde. Elle sollicite autant notre raison que nos émotions. Elle bouleverse notre rapport au temps, qui s’accélère, et à l’espace, qui se rétrécit. Elle s’apparente à un moment historique où les sociétés renégocient leur rapport au temps et à l’espace en se disant que rien ne sera plus comme avant. C’est ce que j’ai appelé Le Temps mondial2.
Je viens d’indiquer l’importance de l’idée de résonance entre événements pour définir la phénoménologie. Je souhaiterais illustrer ce propos dans le cadre de la mondialisation en insistant sur les cinq grands événements de ces quinze dernières années, autour desquels s’est construite la mondialisation : la libéralisation des marchés financiers, Tchernobyl, la chute du Mur de Berlin, la naissance d’Internet et, plus récemment, la conférence de Seattle.
Sur le plan économique et financier, nous avons assisté depuis le milieu des années 80 à une levée quasi totale des obstacles à la libre circulation des capitaux dans les grands pays, à l’ouverture des marchés financiers, et en particulier à une intégration mondiale des échanges de monnaies, et, bien entendu, à la révolution technologique du temps réel qui permet une transaction de s’effectuer de manière instantanée. Cette nouvelle donne a peu à peu élargi l’espace pertinent des acteurs économiques et financiers. Elle a amorcé par là un processus de recul très sensible de l’Etat dans la régulation économique et financière. L’Etat ne commande plus au marché. Il est lui aussi placé sous la tutelle des marchés, même si, paradoxalement, la libéralisation lui a permis de s’endetter avec plus d’aisance auprès de ces mêmes marchés. Certes, le rapport des forces entre Etat et marché est plus complexe et plus subtil. Mais on assiste, dès lors, à un indiscutable basculement qui a déstabilisé le schéma classique d’organisation des rapports Etat/marché construit à partir de 1945.
En conséquence, c’est toute l’idée de compromis sociaux et salariaux construits et développés dans un strict cadre national qui se trouve remise en question. C’est l’une des raisons qui explique que la mondialisation soit un phénomène socialement ressenti : les formes et les conséquences concrètes de notre vie sont de plus en plus déterminées par des facteurs extérieurs au cadre habituel dans lequel nous avions pris l’habitude d’agir et de penser. Quand une entreprise licencie en France non pas parce que son usine n’est pas rentable ni parce que les ouvriers qui y travaillent ne sont pas performants, mais parce que sa stratégie mondiale lui commande d’agir ainsi, on comprend pourquoi la mondialisation peut être perçue comme un phénomène de dépossession. Le problème est d’autant plus aigu que la concentration des pouvoirs au sein d’entreprises multinationales s’accompagne d’une exigence de flexibilité au niveau de chaque entreprise, voire de chaque atelier. Et l’on demande aux salariés de jouer le jeu de la décentralisation des négociations au moment où les entreprises ont des stratégies de plus en plus globales.
Le deuxième grand événement de la mondialisation a été Tchernobyl. L’accident de la centrale nucléaire russe a fait naître de manière spectaculaire l’idée d’une sorte de vulnérabilité collective à la fois face à certaines technologies (le nucléaire) mais également dans notre rapport à l’environnement. Celui-ci étant un bien commun, il devient parfaitement dérisoire de rechercher des solutions individuelles et nationales dans des domaines aussi différents que les émissions de dioxyde de carbone, la pollution transfrontalière, les dommages causés à la couche d’ozone, la protection des ressources halieutiques, la protection des forêts ou le respect de la biodiversité. On voit d’ailleurs naître aujourd’hui des classifications de pays qui ne portent plus seulement sur leur Pnb, mais sur leur potentiel écologique. On estime, par exemple, qu’il existe huit pays écologiquement importants dans le monde, dont quatre dans les pays du Sud (Chine, Indonésie, Inde, Brésil) aux côtés des Etats-Unis, de l’Allemagne, de la Russie et du Japon3. Dans ce domaine, les enjeux environnementaux renvoient à l’idée d’une souveraineté collective qui ne saurait se limiter aux frontières nationales. Le droit à l’autodétermination environnementale n’existe plus. Aucun Etat n’est désormais propriétaire de ses forêts, de ses mers ou de son ciel. En termes de sens, les problèmes d’environnement renvoient de plus en plus à la représentation d’une « société de risques partagés ». Ce qui fonderait notre appartenance commune ne serait pas d’ordre culturel ou métaphysique, mais le partage de risques que nous affronterions en commun. Ce point nous semble capital. Car à partir du moment où nous prenons conscience de l’infinité de nos responsabilités dans un monde désormais fini, notre rapport au temps et au projet change. Il ne s’agit plus de penser à un ailleurs – puisque le monde est fini – ni de nous projeter dans un monde meilleur, puisque les responsabilités du temps présent nous assaillent chaque jour davantage. La priorité est donnée à l’exercice de responsabilités immanentes de sorte que notre rapport au monde devient plus concret, plus explicite. Mais ce changement n’est pas univoque. Il conduit à nous enfermer dans la « nasse du présent », dont la tyrannie de l’urgence serait l’expression la plus inquiétante4.
Il faut cependant bien comprendre que les évolutions profondes qui se dessinent ne seront ni linéaires, ni nécessairement pacifiques. La mondialisation est et sera un événement radicalement ambivalent. Sur les questions de l’environnement, comme sur d’autres enjeux globalisés où l’évidence de solutions mondiales s’impose de plus en plus, le décalage entre la représentation et la pratique reste colossal. De surcroît, il existe, dans ce domaine comme dans d’autres, une asymétrie de pouvoir entre acteurs, entre ceux qui posent les normes sans nécessairement se les appliquer et ceux qui sont censés s’y conformer au nom du bien commun. Dans ces conditions, on peut fort bien imaginer demain le développement d’opérations militaires de maintien de l’ordre environnemental, de bombardements chirurgicaux contre une usine ou un ensemble d’usines jugées trop polluantes ou d’embargo contre les Etats écologiquement incorrects. Cela n’exclut pas le développement de régulations plus pacifiques. Cela signifie simplement que le monde globalisé dans lequel nous entrons sera par définition un espace de sens baroque, fait de fragments de consciences communes et de rivalités classiques, d’intentions honorables et de comportements condamnables, de solutions satisfaisantes et d’échecs patents.
Le troisième paramètre de la mondialisation aura été la chute du Mur de Berlin, dont nous n’avons pas encore – tant s’en faut – tiré toutes les conséquences. Cet événement capital restera fondateur de la mondialisation car il a conféré à l’idéologie néo-libérale une légitimité politique sans précédent au moment même où le capitalisme changeait de nature. Ce point est essentiel pour comprendre la mondialisation. En effet, celle-ci coïncide avec l’épuisement d’un certain modèle de production de masse au profit d’une dynamique mettant l’accent sur la flexibilité, l’hétérogénéité des demandes et la diversification.
Plus fondamentalement encore, ce nouveau capitalisme repose sur le savoir plutôt que sur l’accumulation ; il est plus favorable aux créanciers qu’aux débiteurs, fondé sur un horizon temporel plus court : celui de la finance. Idéologiquement sans rival, ce nouveau capitalisme est indiscutablement tenté de renouer avec l’hypothèse du marché autorégulateur, de rompre avec l’idée de l’enchâssement de l’économique dans le social et le politique. C’est le schéma d’une société de marché où le marché se suffirait à lui-même, car toutes les activités sociales rentreraient dans une logique marchande. Une société où, en définitive, la régulation politique servirait d’abord à garantir juridiquement le respect de la propriété privée.
La quatrième coordonnée de la mondialisation est indiscutablement marquée par la montée en puissance du phénomène Internet. Bien sûr, Internet ne va pas en soi modifier les interrogations existentielles de l’homme, car une technologie n’existe qu’au travers de son appropriation sociale. Si l’on a compris cela, toutes les hypothèses catastrophistes ou apologétiques deviennent presque sans objet. Le risque majeur réside en fait dans la propension de certains acteurs – y compris politiques – à se laisser guider par les nouvelles technologies de l’information, à y trouver un refuge pour éviter d’imaginer l’avenir. Dire qu’Internet détruit la transmission est aussi absurde que de penser qu’Internet est la solution contre l’exclusion scolaire. Le déficit de sens entraîne une polarisation sur les moyens. L’appropriation des nouvelles technologies de l’information ne peut donc se faire qu’à travers un processus dialectique entre l’exploration sans cesse croissante des ressources qu’elles offrent et une interrogation sur le sens et la finalité qu’on donne à leur usage. Il semble d’ores et déjà acquis que le phénomène Internet modifie les conditions temporelles de la mobilisation sociale (les mots d’ordre passent par Internet), et accentuent de ce fait le caractère de plus en plus réactif du politique.
Symétriquement, on ne peut ignorer le fait qu’une certaine culture Internet est de nature à détruire ce que j’appellerai une « culture de détour » au profit de la connaissance immédiate sans intermédiation5. Il faudrait un autre article pour développer ce point, mais disons ici simplement que la fascination pour l’accès immédiat aux choses peut, dans le domaine de la connaissance des œuvres, entraîner un refus de passer par des médiations autorisées. La manière dont les musées cherchent par exemple à frapper le plus rapidement possible le regard du touriste, qui défile au pas de charge devant des tableaux, est révélatrice de cette réalité.
Je mentionnerai enfin brièvement une dernière dimension : celle de l’appropriation sociale de la mondialisation. Comme cela est souvent le cas avec les grandes mutations planétaires, les processus se font en trois temps. Dans un premier temps, la mondialisation apparaît comme une réalité extérieure et agressive qui perturbe un ordonnancement préexistant. D’où les réactions de peur ou d’hostilité qu’elle engendre. Mais dans un deuxième temps, quand le phénomène s’amplifie, les différents acteurs s’efforcent d’agir dessus. Ils ne le rejettent plus en tant que tel. Ils tentent de l’orienter dans une autre direction. C’est ce qui se passe actuellement. Et la conférence de Seattle en a été un révélateur. Cela ne signifie pas pour autant que ce processus d’appropriation est facile, rapide et non contradictoire. On a bien vu à Seattle que les différentes Ong s’opposaient au néo-libéralisme à partir de prémisses très différentes. Mais, sans aucun doute, nous sommes désormais entrés dans une phase où la mondialisation des marchés trouve un répondant dans la mondialisation sociale.
De cette présentation des coordonnées de la mondialisation découlent des interrogations extrêmement nombreuses. Nous retiendrons l’une d’entre elles, qui porte sur l’avenir du politique.
Depuis au moins un siècle, le politique renvoyait pour l’essentiel à l’idée de projet pour une collectivité nationale. Or il nous semble que dans sa double relation au temps (projet) et à l’espace, le politique se trouve dans une situation très critique. Car si la légitimité politique reste partout fondamentalement nationale, les enjeux, eux, débordent de plus en plus du cadre national. D’où le déclin de ce que l’on appelle « le pouvoir d’achat de la démocratie », c’est-à-dire la capacité pour le citoyen de faire fructifier son bulletin de vote. Beaucoup de citoyens pensent que leur choix électoral est de moins en moins capable de peser sur leur existence ou leurs conditions de vie. Il y a d’ailleurs un immense paradoxe à voir se développer dans le monde la légitimité de l’idée démocratique et la réduction de l’effet de levier qu’est le droit de vote sur la vie des citoyens.
Naturellement, on pourrait trouver une réponse dans un transfert des pouvoirs du national vers le global. Mais cette solution de bon sens est trop simple pour répondre à la complexité du défi. Pourquoi ? Fondamentalement parce que les problèmes d’identité, d’appartenance et de sens ne se réduisent pas à des montages fonctionnels. Toutes les sociétés humaines ont besoin de recourir à des « clôtures symboliques » pour exprimer leur particularité et leur différence. Si cette dimension est omise, ce sont les particularismes les plus régressifs qui s’imposeront. De surcroît, la mondialisation des structures laisse en suspens cette interrogation centrale : les sociétés sont-elles encore en mesure de se penser sur le mode du projet, à l’heure de la sacralisation du présent ?
1 J’ai développé ce point dans Malaise dans la mondialisation, éd. Textuel, 2000.
2 Bruxelles, éd. Complexe, 1997.
3 Ocde, The world in 2020, Ocde, 1998, p. 58.
4 Zaki Laïdi, La tyrannie de l’urgence, Montréal, éd. Fides, 1998.
5 Cf. Zaki Laïdi, « Les imaginaires de la mondialisation », Esprit, octobre 1998.