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« Là où personne ne veut aller » Figure inspirante

© Agathe Mellon
© Agathe Mellon

La Revue Projet vous emmène à la rencontre d’une figure inspirante. Nous l’appellerons Mathilde. À 26 ans, elle exerce comme psychologue auprès du personnel pénitentiaire. Au cœur de l’institution, elle fait doucement bouger les lignes.


En 2011, le journaliste Arthur Frayer se faisait embaucher comme surveillant pénitentiaire. De son ouvrage Dans la peau d’un maton (Fayard), il ressort que la prison est un système qui broie, autant les détenus que le personnel. Souscrivez-vous à cette analyse?

Complètement. Depuis deux ans, j’accompagne les surveillants, les directeurs, les encadrants des prisons. Ce ne sont pas les gens mais l’institution qui, en un sens, est perverse. L’administration pénitentiaire est maltraitante par l’exercice même de ses missions : des hommes qui privent d’autres hommes de jouir de leurs droits fondamentaux. Dans les lieux où se vit une relation d’aide, on observe souvent un effet miroir entre les problématiques des usagers et celles des professionnels. En prison, il en va de même ! Elle prive de liberté et souvent de dignité le détenu, et l’on constate le même mouvement du côté des professionnels.

Les conditions de détention affectent-elles réellement le quotidien des surveillants?

C’est un serpent qui se mord la queue. La prison est le lieu de travail du personnel pénitentiaire : son état conditionne directement le quotidien des surveillants. Car le contexte peut être violent et le rythme de travail effréné. Pendant mes consultations, je prends en charge beaucoup de traumatismes. Un jour, un surveillant est entré dans mon bureau après avoir été témoin d’un viol entre détenus. La suite possible d’un tel choc, c’est d’être moins dans la négociation ; là où, auparavant, la personne parvenait à gérer la situation, elle va devenir agressive.

Vous vous retrouvez finalement rouage d’un système que vous reconnaissez défaillant…

C’est vrai. Le psychologue est soumis à la direction de l’établissement où il exerce, il doit faire beaucoup de « politiquement correct ». Combien de fois des projets présentés ont été sabordés parce qu’un compte rendu n’était pas assez enrobé… Pour autant, dans les différentes taules où j’ai travaillé, j’ai dû voir la moitié des directeurs entrer dans mon bureau : ils ne vont pas bien, eux non plus. On trouve de jeunes professionnels, pleins de bienveillance et de bonne volonté, prêts à mettre un petit coup de pied dans la fourmilière. Mais, l’administration pénitentiaire, si on la secoue trop, elle vous écrabouille.

La prison, c’est « gore » : c’est du sang, de la merde, de la pisse, du crachat…

Malgré tout, je me dis que j’ai plus d’impact en faisant partie de la machine qu’en pointant du doigt de l’extérieur ce qui ne va pas. Ma stratégie : faire croire que tu ne changes rien, en bougeant légèrement les lignes. Cela me permet aussi d’avoir vraiment conscience des enjeux. Il ne faut pas oublier que la prison, c’est « gore » : c’est du sang, de la merde, de la pisse, du crachat… Le bureau du psy est un peu à l’écart, mais je passe beaucoup de temps à l’intérieur, pour ne pas oublier, pour créer des liens plus informels avec les surveillants, pour dédramatiser ma présence. Certains ne viendront jamais dans mon bureau, mais passeront une heure à discuter en coursive.

Face à cette violence, comment trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle?

Le temps de la voiture me sert à digérer ma journée. Bien sûr, il y a des soirs où j’ai besoin de parler de mes patients pendant une heure. Pour bien vivre ce métier, il faut être particulièrement à l’écoute de ses propres limites. On travaille souvent dans l’urgence, avec un rythme en dents de scie : des semaines de rush, où on fait du 8 heures - 20 heures, et des semaines de calme. Il faut les chérir, ce sont ces moments de creux qui permettent de se rééquilibrer.

On a vite fait de se malmener. Très tôt dans mes études, j’ai découvert la souffrance des psychologues en prison. La coordinatrice de mon premier stage était en burn-out chronique, maltraitée par l’administration. Il faut ajouter que les contrats des psychologues en prison sont précaires : on est quasiment les seuls dans l’administration pénitentiaire à ne pas avoir le statut de fonctionnaire, et il faut souvent enchaîner plusieurs CDD avant d’obtenir un CDI.

Pourquoi avoir choisi la prison pour exercer?

Paradoxalement, c’est un milieu où je me sens à l’aise. Lorsque je me suis tournée vers la psychologie après avoir échoué en médecine, je me suis posé beaucoup de questions. Je n’avais pas envie de faire du couple, de la famille, de la petite enfance… L’offre de soin est déjà large dans ces domaines, je n’étais pas sûre de ce que je pourrais y apporter. Mais, en première année de psycho, j’ai découvert la criminologie. Ça m’a immédiatement passionnée. Je me suis dit : « C’est génial. C’est ça que je veux. » Alors, j’ai pris une option criminologie et un cours de science pénale à la fac de droit.

C’est essentiel de reconnaître la souffrance de ceux dont la société veut se débarrasser.

Si la psychologie en justice m’a attirée, c’est parce que personne n’a envie d’y aller. Pourtant, c’est essentiel de reconnaître la souffrance de ceux dont la société veut se débarrasser, de comprendre les mécanismes psychiques derrière les phénomènes d’exclusion et la perte de repères. Il ne faut pas oublier que la prison, c’est là où atterrissent celles et ceux que la société n’a pas réussi à sauver. Les personnes détenues arrivent en bout de chaîne, en général bien énervées. Elles sont très vulnérables. Proportionnellement, il y a sept fois plus de suicides en prison qu’à l’extérieur, et plus de 20 % des personnes en détention souffrent de troubles psychotiques. C’est énorme.

Autant dire que le métier de psychologue en « parcours d’exécution de peine » (psy PEP, comme on dit) est essentiel. Ce sont ceux qui prennent en charge les détenus tout au long de leur incarcération : reconnaissance des faits, prévention de la récidive, préparation à la sortie… J’ai exercé ce métier pendant six mois, puis on m’a proposé un poste côté « institution ».

N’était-ce pas vous éloigner de votre appétence de départ?

Plus j’avance dans mon métier, moins le type de personnes que je rencontre importe : je suis psychologue avant tout, quelles que soient les personnes que j’ai en face. J’avais beaucoup d’a priori sur les surveillants. Je me disais : « Ce sont des matons, ils sont là pour plier du détenu. » Mais la réalité m’a souvent détrompée. Bien sûr, certains vont y trouver leur compte parce que leurs valeurs sont en accord avec le système : aujourd’hui, si les surveillants n’ont plus les clés des cellules la nuit, c’est pour protéger les détenus de violences. Mais je suis convaincue qu’il y a bien plus de très bons professionnels, qui ne lèveraient jamais un doigt sur un détenu, que de surveillants qui frappent par plaisir.

Dans les moments difficiles, qu’est-ce qui vous fait tenir dans votre engagement?

D’abord, je trouve du sens à mon métier, je m’y sens utile. L’administration a beau être épuisante, parfois maltraitante, je ramène de l’humain dans un milieu inhumain, en écoutant, en accueillant la souffrance. Quand je trouve le quotidien trop dur, je me projette dans l’avenir. Les phases difficiles ne durent pas éternellement. Et j’ai d’autres projets ! Mon compagnon et moi nous lançons cette année dans la construction de notre propre maison écologique. À plus long terme, mon utopie, c’est de participer un jour à la création d’une alternative à la prison pour les petits délits, comme les vols ou le trafic de stupéfiants, avec des parcours de réinsertion par les métiers de l’artisanat et du maraîchage. Il est grand temps qu’on généralise ce genre d’initiatives ! En janvier dernier, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à cause des conditions de détention dans des prisons surpeuplées… On est loin de la « prison - Club Med » que certains fantasment. De toute façon, le raisonnement selon lequel plus les personnes détenues auront la vie dure, plus elles apprendront la leçon, est faux. Ce n’est même pas une question de morale : toutes les études sur le sujet prouvent qu’une personne bien traitée a moins de risques de récidiver. Que ce soit avec l’administration pénitentiaire ou non, mon métier, c’est la réinsertion.

Propos recueillis par Agathe Mellon

Dates clés

1994 – Naissance de Mathilde.
2013  – Double cursus psychologie, criminologie et science pénale.
2018 Elle intègre l’administration pénitentiaire en tant que psychologue auprès des détenus, puis du personnel.
2021 – Projet de déménagement avec son compagnon pour construire leur propre maison écologique.

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