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Les trottoirs de Solange Figure inspirante

Solange Rault,
dans sa communauté religieuse
située au cœur de la cité des Périchaux,
à Paris (XVᵉ).
© Aurore Chaillou
Solange Rault, dans sa communauté religieuse située au cœur de la cité des Périchaux, à Paris (XVᵉ). © Aurore Chaillou

La Revue Projet vous emmène à la rencontre d’une figure inspirante. Quels sont ses points d’appui, qu’est-ce qui la fait tenir dans ses engagements aujourd’hui ? Solange, religieuse et infirmière à la retraite, partage son expérience de la rencontre des personnes en situation de prostitution.


« Je fais le trottoir rue Saint-Denis à Paris. » Elle esquisse un sourire, ses yeux bleus pétillent. « C’est ce que je réponds quand on me demande ce que je fais… Surtout dans l’Église. » Il y a quelques mois, Solange Rault a eu 80 ans. Difficile de le croire tant elle déborde d’énergie. L’an dernier, elle a fêté en famille, dans sa Normandie natale, ses cinquante ans de vie religieuse. Solange aime les rencontres sans fioritures. Les rencontres à mains nues.
Chaque jeudi après-midi, en binôme avec une autre bénévole de l’association Aux Captifs la libération, elle part à la rencontre des femmes en situation de prostitution. « On part toujours à la même heure et on fait le même circuit. » Rue Saint-Denis, rue Blondel, rue du Ponceau, boulevard Saint-Denis… En plein cœur de la capitale, le quartier est depuis le Moyen-Âge un haut lieu de la prostitution. Les « traditionnelles », les Françaises à leur compte, ne sont plus très nombreuses. Celles qui les ont rejointes appartiennent à des réseaux de traite dont il est difficile de sortir. Elles viennent notamment du Maghreb, du Nigeria, de Russie ou de Chine. Et sont parfois très jeunes.

L’engagement de Solange aux Captifs a commencé il y a dix-sept ans, peu après le début de sa retraite. Dans les premiers temps, on lui a demandé d’aller rencontrer des personnes sans domicile. « Ma mission, c’est de rencontrer les gens chez eux. Et chez eux, c’est la rue. Ce que je trouve merveilleux, c’est de savoir qu’à tel coin de rue, je vais rencontrer Joseph, Alexandre… Je me sens accueillie sur leur bout de trottoir. Je me mets à la hauteur de leurs yeux. Si la personne est assise, je m’accroupis ou je m’assieds. Je ne prétends pas leur apporter autre chose que mon amitié. Je viens à mains nues. Un jour, un gars m’a dit : “Tu m’apportes même pas un café !” Je lui ai répondu : “Le café, tu sais qu’une autre association te le donnera. Qu’est-ce qui est le plus précieux pour toi, un café ou mon amitié ?” »  Une fois le contact établi sur un bout de trottoir, Solange et les autres bénévoles invitent à un moment de convivialité, au cours duquel les personnes vivant de la mendicité ou de la prostitution, pourront – tout de même – prendre un café et rencontrer des travailleurs sociaux de manière informelle, en jouant aux cartes par exemple. Selon leurs besoins, un rendez-vous plus formel pourra être proposé.

« Au début, je ne savais pas quoi dire aux femmes en situation de prostitution. Je croyais que je ne pourrais pas leur parler de leur travail. »

Si, depuis une trentaine d’années, les femmes et les hommes de la rue font partie intégrante de la vie de Solange, aller à leur rencontre n’était pas d’emblée chose facile. « Au début, je ne savais pas quoi dire aux femmes en situation de prostitution. Je croyais que je ne pourrais pas leur parler de leur travail. » Peu à peu, les conversations s’improvisent. Un chien joue à quelques mètres d’elles, une femme lui confie : « Moi, je préfère avoir un chien qu’un homme. Au moins, lui, il te donne de l’affection. » Solange garde précieusement en mémoire ce qui compte pour chacune. « Rachel, je sais qu’elle a un garçon qui fait des études. Bientôt, il va passer des examens. » Elles parlent des enfants, d’amour. « J’aime que Dieu, affirme l’une, mais avec ce que je fais, je sais pas comment il va m’accueillir là-haut… »

Depuis cinq ans, Solange emmène régulièrement des femmes en situation de prostitution à l’abbaye Saint-Benoît d’En Calcat (Tarn), tenue par des moines1. « C’est la première fois qu’elles rencontrent des hommes qui les aiment et les respectent. » Un séjour de rupture, avec l’espoir que chacune puisse se retrouver, expérimenter d’autres relations que celles du quotidien. Et découvrir, aussi, un autre rapport au travail : à l’abbaye, les femmes mettent en boîte le baume fabriqué par les moines. Une manière d’envisager un futur au-delà de la rue. Ce séjour est également une manière d’honorer la quête spirituelle de ces femmes.
Car si la vocation de Solange, soigner les plus petits, s’incarne à travers son métier d’infirmière, c’est aussi un acte de foi. Les religieuses de la congrégation qu’elle a choisie, la Compagnie des filles de la charité de Saint Vincent de Paul, se veulent « servantes des pauvres ». Deux engagements qui sont pour elle inextricablement liés. Pourtant, aller à la rencontre des personnes de la rue est un chemin qu’elle a pris presque malgré elle. « Quand je suis devenue infirmière, c’était pour travailler auprès des enfants, pas avec les gens de la rue. C’est le doigt de Dieu qui m’a poussée… »

Au contact des gens de la rue, elle découvre d’autres manières d’entrer en relation.

Quand, devenue religieuse, sa congrégation l’envoie au Havre, on lui parle d’un poste de direction dans une association au service des personnes sans domicile. À reculons, elle présente sa candidature. À sa grande surprise, elle obtient le poste. Et là, au contact des gens de la rue, elle découvre d’autres manières d’entrer en relation. Un apprentissage qui se poursuit aujourd’hui, sur les pavés de Paris.

« Ce sont les gens de la rue qui m’apprennent à me situer. Un jour, je rendais visite à Lorenzo, aux Halles. Il était sur un banc, avec d’autres. Ils avaient mis des feuilles d’arbre pour marquer leur territoire. Et je suis entrée dans cet espace sans rien dire. Lorenzo était très fâché : “Dis donc, Solange, si je venais chez toi, je rentrerais pas sans frapper !” Je suis sortie, la tête basse. J’ai frappé, là où les feuilles délimitaient leur territoire, et il m’a invitée à entrer. Tout cela m’interroge : est-ce que je sais respecter leur espace ? »

Ces rencontres lui demandent, bien sûr, une infinie patience. Elles l’invitent à reconnaître que tout en vivant à la rue, on peut faire des choix, avoir sa propre temporalité. Que la rencontre ne saurait être imposée. « Un homme s’était fait une petite cabane dans un square. Pendant des mois, on est passé devant lors des maraudes. À chaque fois, je disais : “Bonjour, je m’appelle Solange.” Rien. Et puis un jour : “Hé, je m’appelle Jean-François.” »
À l’école de la rue, Solange réalise ce que respecter la liberté d’autrui veut dire. Sans juger. « Lucien était maître d’hôtel avant de se retrouver dehors. Il traversait des choses très dures. Un jour, il m’envoie une lettre et un bouquet de fleurs éénooorme ! Il me remerciait de lui avoir redonné goût à la vie. » Solange sourit, mais sa gorge se noue. « Le lendemain, il se suicidait. Il savait mieux que moi ce dont il avait besoin. »

« Être obligée d’intérioriser en permanence la souffrance de l’autre, c’est dur. Il y a des choses extrêmement difficiles que l’on ne peut pas partager en dehors de l’association. »

« Être obligée d’intérioriser en permanence la souffrance de l’autre, c’est dur, avoue-t-elle. Il y a des choses extrêmement difficiles que l’on ne peut pas partager en dehors de l’association. » Pour tenir, Solange échange beaucoup avec son binôme, et, plus largement, avec l’équipe des Captifs. « Tous les mois, on a une analyse des pratiques avec un psychologue. »

La vie communautaire est aussi fondamentale pour elle. « C’est un lieu sain. Même s’il peut y avoir des petits conflits, la dignité humaine n’est jamais menacée. Et sans entrer dans le détail de ce que vivent les personnes que je rencontre, lors de notre prière du soir, je donne des prénoms. » Sa communauté est son havre de paix. « Quelque chose de très important pour moi, à la communauté, c’est d’avoir ma propre chambre. Quand on est exposé en permanence à la misère, c’est bon d’avoir un lieu à soi. Et puis, une fois par an, je fais une retraite spirituelle. Je marche beaucoup, je rigole toute seule et je prie tout fort, cela me libère de toute cette souffrance que j’intériorise. » Pour mieux saisir l’engagement de Solange, on peut remonter à ce qu’elle nomme « sa racine » : sa famille. « J’ai appris le partage et la vie communautaire en famille. Je suis la neuvième d’une fratrie de treize.
Mes parents cultivaient la terre et vivaient comme des métayers. J’ai vu mon père pleurer parce qu’il ne pouvait pas payer son fermage. Les propriétaires étaient durs. On a connu le manque, mais ça n’a jamais été une blessure. Il nous est arrivé de dormir à cinq dans le même lit. On n’avait jamais rien de neuf, mais maman arrangeait les vêtements : elle ajoutait un col à la robe de la grande sœur. Pour nos parents, on était treize enfants uniques.
Dans mon éducation, j’ai été très touchée par le service. Maman soufflait sur les brûlures, papa était au conseil municipal. Mais maman ne me voyait pas religieuse ! Mes frères et sœurs non plus. Ils imaginaient un couvent, où je serais coupée de la famille. Comme j’étais très joyeuse, ils avaient peur que mon tempérament change. » Elle assure qu’il n’en a rien été.

Dates clés

1939 - Solange Rault naît en Basse-Normandie.

1958 - Elle obtient le diplôme d’État d’infirmière.

1961 - Elle entre dans la Compagnie des filles de la charité de Saint Vincent de Paul.

1992-2002 - Elle travaille au Collectif havrais solidarité pauvreté.

2002 - Elle devient bénévole au sein de l’association Aux Captifs la libération (Paris).

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1 Alexandre Duyck, De la rue au monastère. Journal d’une rencontre inimaginable, Bayard, 2018.


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