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Italie et Espagne :
les travailleuses agricoles exploitées

© Stefania Prandi
© Stefania Prandi

Fraises espagnoles, tomates italiennes… La situation dans laquelle vivent et travaillent les journalières agricoles qui cultivent ces fruits est dramatique. Privées de droits, exposées au chantage et aux violences de leurs supérieurs, elles sont contraintes au silence. Pourtant, elles veulent témoigner. Ce reportage se veut un acte de justice.


Le soir, quand les enfants étaient au lit, il arrivait, lui montrait son arme ; elle devait obéir. Toute tentative de résistance était inutile. La plainte déposée auprès des forces de police contre son patron, propriétaire de quelques serres, est tombée dans le vide. Helena1 est journalière d’origine roumaine. Elle travaille dans la campagne de Vittoria, une ville de 64 000 habitants en Sicile, dans la province de Raguse. Son témoignage fait partie de ceux recueillis lors de mon enquête sur l’exploitation au travail et les violences endurées par les journalières dans le bassin méditerranéen. Pendant plus de deux ans, j’ai parcouru les campagnes des pays producteurs et exportateurs de légumes vers l’Europe : Italie, Espagne et Maroc. Les interviews d’une centaine de femmes, de trente syndicalistes, mais aussi d’opérateurs sociaux et de chercheurs universitaires, révèlent crûment un système diffus de violation des droits de l’homme et du travail. Un tiers des femmes avouent avoir été molestées ou violées par leurs supérieurs, la moitié avoir été abusées physiquement et menacées. Et toutes ont été maltraitées verbalement et humiliées.

En Sicile, elles cultivent et récoltent des tomates cerises ; dans les Pouilles, elles prennent soin des raisins, des cerises, des olives, des tomates et des poivrons ; à Huelva, dans le sud de l’Espagne, elles cueillent les fraises et autres fruits rouges distribués sur nos marchés. Des milliers de journalières passent ainsi leurs journées courbées sous des températures supérieures à 45 °C, sans boire ni manger. Elles sont payées entre 600 et 900 € par mois et représentent 42 % des 430 000 travailleurs victimes du caporalato en Italie2. Dans ce système de recrutement informel et illégal, des intermédiaires, les caporali, mettent en relation des propriétaires terriens et des journaliers agricoles, bien souvent issus de l’immigration. Dans certaines zones, plus de 30 % des journaliers sont employés dans une totale illégalité.

Depuis les années 1990, avec le poids de la grande distribution, les réformes du travail et  l’arrivée d’une main-d’œuvre à très bas prix, la situation s’est dégradée.

La présence massive des femmes dans les campagnes n’est pas nouvelle. En Italie, au début du XXe siècle, des Pouilles au Piémont en passant par l’Emilie-Romagne, des femmes ramassaient le tabac, le riz, le jasmin. Pendant des décennies, elles ont lutté pour des salaires suffisants, un droit à l’assurance maladie, des transports sûrs. Et dans bien des cas, leurs conditions se sont améliorées. Mais depuis les années 1990, avec la globalisation des marchés, l’extension de la culture intensive et le poids de la grande distribution, avec les réformes du travail qui se sont traduites par une érosion des droits fondamentaux, avec l’arrivée d’une main-d’œuvre à très bas prix venue de pays plus pauvres, la situation s’est progressivement dégradée. Les journalières ont subi un véritable retour en arrière. Une offre de main-d’œuvre disproportionnée par rapport à la demande ne peut qu’affaiblir la position des travailleurs. Le chantage au licenciement décourage toute revendication, même minime.

Dans les Pouilles, des journalières sont devenues des numéros pour les caporali qui les contrôlent. Les recrutant à travers des agences, ils sont souvent propriétaires des bus qui les amènent d’une province à l’autre. Levées avant l’aube, elles ne rentrent qu’en fin d’après-midi à la maison, où les attendent les tâches domestiques et le soin des enfants. C’était la vie de Paola Clemente : elle prenait le bus chaque nuit à 3 h 30, dans son village de San Giorgio Jonico (province de Tarente), pour rejoindre Andria, à 160 kilomètres. Elle travaillait jusqu’à 15 h 30 avant de reprendre le bus pour deux heures de trajet. Elle est morte le 13 juillet 2015, à 49 ans, d’une attaque cardiaque. Suite aux pressions de la CGIL locale (une organisation syndicale), de son mari et de ses enfants, le tribunal de Trani a ouvert un dossier. L’enquête s’est élargie au système d’exploitation auquel elle était soumise comme 600 autres cueilleuses. Celles-ci, après des mois de peurs et de silences, ont raconté les enveloppes de paie falsifiées, la rétribution de 2 € de l’heure. En février 2017, six personnes, dont les responsables de l’agence de recrutement et ceux qui rédigeaient les contrats, ont été arrêtées pour fraude envers l’État, intermédiation illicite et exploitation du travail.

Un système d’exploitation organisé

Dans cette région, ce sont quelque 40 000 Italiennes et 18 000 étrangères qui sont ainsi exploitées. Si les femmes sont recrutées, c’est parce qu’elles coûtent entre 5 et 10 € de moins par jour que les hommes et qu’elles sont plus vulnérables au chantage. Comme l’explique Gaia, 51 ans, qui vit et travaille dans la province de Bari : « Moi, je suis même allée piocher, un travail typiquement masculin ; ils m’ont donné 25 € la journée alors qu’un homme en prend au moins 40. » Cette exploitation n’est pas occasionnelle mais s’appuie sur un système bien organisé. Les journalières sont embauchées avec des contrats à durée déterminée, même si elles travaillent toute l’année pour les mêmes agences ou les mêmes caporali. Pendant les mois qui ne sont pas couverts par le contrat, elles ont droit au chômage. Une autre pratique consiste à falsifier les enveloppes de paie : celles-ci sont faites dans les règles pour éviter tout problème en cas de contrôle mais, à la fin du mois, une partie du salaire (entre 300 et 400 €) doit être reversée à l’employeur. Gaia, dont la fille étudie à l’université, explique que ne pas avoir de mari ou de compagnon expose les femmes à des vexations plus importantes encore. La main-d’œuvre est en grande partie féminine parce que, selon les stéréotypes, les femmes seraient « plus délicates dans la cueillette des fruits », « prédisposées génétiquement » et « patientes ». On considère qu’elles ont une plus grande résistance et qu’elles sont soumises. Le recours au travail féminin sous payé génère des gains considérables : le marché des fruits et légumes de Vittoria est un des plus importants d’Europe.

Les journalières sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont loin de chez elles. Elles doivent rembourser les dépenses du voyage et satisfaire les attentes de leur famille restée au pays.

Outre le fossé salarial, les journalières, qu’elles soient locales ou migrantes, subissent différentes formes de violence au travail ; mais elles sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont loin de chez elles. Elles doivent rembourser les dépenses du voyage et satisfaire les attentes de leur famille restée au pays par des envois de fonds mensuels. On parle très peu en Italie de « violence au travail », alors que l’expression est utilisée par l’Organisation internationale du travail depuis une vingtaine d’années. Celle-ci est définie par l’Occupational Safety and Health Administration, une organisation américaine, comme « chaque acte ou menace de violence physique, harcèlement sexuel, intimidation ou autre comportement menaçant se déroulant sur le lieu de travail ». Une définition qui comprend tant les abus verbaux que les homicides. Le harcèlement sexuel au travail est considéré comme un abus mais aussi comme un acte de discrimination sexuelle, qui met la femme dans une position de subordination. On retrouve des formes semblables de violence dans nombre de territoires. Dans certains endroits, le chantage n’est même pas verbalisé. Près d’Andria, deux journalières d’origine roumaine racontent : « Cela arrive avec les caporali ou les patrons, ça dépend. Pas besoin de parler : il existe une sorte de technique qu’ils utilisent le matin. Quand ils arrivent avec le petit camion pour aller à la campagne, ils font asseoir celles qu’ils préfèrent sur le siège avant. Ils s’arrêtent au bar, prennent un croissant et un café et les posent à côté du volant. Si la femme mange le croissant et boit le café, elle accepte d’avoir un rapport sexuel. Si, au contraire, elle s’achète elle-même de quoi se nourrir, ils comprennent qu’elle refuse et le jour suivant, ils ne l’emmènent plus. Ça m’est arrivé souvent : je n’acceptais pas leur petit-déjeuner et le jour suivant, quand je téléphonais, ils me disaient qu’ils n’avaient pas besoin de moi. Je restais à la maison désespérée et sans travail. »

Dans la myriade de serres qui s’étendent jusqu’à la mer, à Vittoria, les tomates cerises sont cultivées pour être exportées dans toute l’Italie et à l’étranger, grâce à 5 000 journalières roumaines. « Dans les campagnes, dans l’obscurité, au milieu d’yeux qui ne voient pas, tout peut arriver, dénonce Beniamino Sacco, le curé de Vittoria. Le soir, lors des petits festins agricoles, les patrons se retrouvent, mangent, boivent, baisent. Les femmes, souvent des travailleuses roumaines, doivent faire bonne mine à mauvais jeu. Plusieurs ouvriers et ouvrières se sont confiés à moi. » Voilà plus de cinq ans que, pendant la messe, il pointe du doigt les violences subies par ces femmes. Tout a commencé quand des propriétaires des serres se sont présentés à la paroisse, accompagnés de jeunes roumaines enceintes. Ils disaient les avoir trouvées sur la route et vouloir les confier à l’Église ! L’histoire a été reprise dans les médias, mais depuis, la situation ne s’est pas améliorée. En 2015, Alessandra Sciurba et Letizia Palumbo publiaient un rapport confirmant la dénonciation de don Beniamino : « Il y a toujours une dynamique du chantage ; les femmes migrantes qui travaillent dans les serres savent que, pour garder leur poste, tôt ou tard, elles devront satisfaire les demandes sexuelles de leurs employeurs. » On connaît les dures conditions de vie des migrantes, mais « peu de personnes et d’institutions décident de prendre des mesures. L’omerta – la loi du silence propre aux milieux mafieux – pèse sur les citadins et les institutions politiques locales ». Il est certes difficile de connaître le pourcentage de femmes harcelées. Mais le rapport d’Alessandra Sciurba et Letizia Palumbo souligne que, sur les huit avortements pratiqués chaque semaine à l’hôpital de Vittoria, cinq ou six sont demandés par des femmes roumaines.

Des peines à la traîne

Ce chantage au travail en échange de rapports sexuels s’étend tout autour de la Méditerranée. À Huelva, en Espagne, où le marché des fraises représente plus de 320 millions d’euros par an, des femmes, principalement d’origine marocaine, sont embauchées pour travailler dans les champs. Pour la saison 2019, il en est arrivé environ 20 000 : deux fois plus qu’en 2015 et 2016, selon les déclarations du ministère du Travail, de l’Immigration et de la Sécurité sociale. Il s’agit, en majorité, de femmes mariées qui ont des enfants et ne restent en Espagne que le temps de la récolte. Le fait d’avoir une famille garantit qu’elles ne chercheront pas à rester illégalement une fois la saison terminée.

L’Espagne est une destination de choix en raison d’un taux de change intéressant et d’une importante différence de salaire : 25 à 30 € net la journée contre 6 à 7 € au Maroc. Mais une plainte en trop suffira à ruiner la réputation d’une ouvrière : l’année suivante, le patron choisira une personne « jeune et avenante », comme l’indique l’enquête réalisée en 2012 par l’association Mujeres en Zona de Conflicto. Selon celle-ci, les travailleuses peuvent être sélectionnées sur la base de leur aspect physique. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour Kalima, que j’ai interviewée alors qu’elle venait de changer de patron, après des années de travail dans la même exploitation. Elle subissait des violences sexuelles de la part du superviseur marocain, qui habitait un petit appartement au sein de la propriété. Chaque soir, dans le dortoir où les travailleuses se retrouvaient, un téléphone sonnait. L’une d’elle répondait, enfilait une lourde robe de chambre et s’en allait. Les autres faisaient comme si de rien n’était. Ainsi, chaque soir, au milieu de l’obscurité des champs et par le froid de la nuit, une femme différente se voyait contrainte à tous types de rapports sexuels. Kalima, qui a dénoncé le superviseur, a reçu des menaces de mort. Accueillie pendant trois semaines dans une structure de protection, elle a dû retourner au Maroc. Sa plainte est tombée dans le vide et le superviseur continue à travailler dans la même exploitation.

L’histoire de Kalima, comme les autres témoignages recueillis avec la journaliste allemande Pascale Müller au cours d’un mois passé au milieu des serres de Huelva, a permis de lancer un débat public en Espagne qui est allé jusqu’au Parlement et devant le Procureur général de l’Andalousie. Les journalières marocaines sont descendues dans la rue, soutenues par des activistes locaux. La chaîne des supermarchés Aldi Süd a exclu de ses fournisseurs les compagnies accusées. En juin 2018, des milliers de personnes, de Barcelone à Séville, ont manifesté pour protester contre ces violences. Une des agences de certification, le Global GAP, a annoncé l’ouverture d’une enquête. Dix Marocaines ont ainsi dénoncé leurs employeurs pour harcèlement et viol. Certains offraient de l’argent contre ce qu’ils appelaient « friqui-friqui ». En outre, l’une des femmes a raconté les visites quotidiennes à l’exploitation d’hommes de la région en chasse de femmes vulnérables : ils offraient de la nourriture en échange de prestations sexuelles. Certaines, désespérées, y consentaient. Au cours de mes recherches, j’ai pu me rendre compte de ces étranges mouvements : dans les environs d’Almonte, à plusieurs reprises, quelques Espagnols se sont arrêtés devant moi, me prenant pour une journalière.

Mais les dix travailleuses qui ont témoigné ont vu leur situation dégénérer. Elles ne peuvent plus retourner au Maroc : leurs familles les ont répudiées ou dénoncées pour adultère. Désormais exilées en Espagne, elles changent de domicile tous les trois mois. Et aucun procès n’a pour l’instant été ouvert. Une plainte est encore en cours pour violation des droits du travail, mais, pour leurs avocats, il s’agit davantage d’une violation des droits de l’homme.

Raconter : la première forme de justice

Face à ces violences, la justice ne donne pas de réponse suffisante. Les journalières renoncent en général à dénoncer la situation en raison de difficultés à rassembler des preuves. Ce constat n’est pas nouveau. Ainsi, en Italie, selon le rapport « Sexual harassment and sexual blackmail at work » (Institut national des statistiques, Italie, 2018), 80 % des femmes harcelées au travail durant leur vie n’en ont pas parlé sur leur lieu de travail et « presque aucune n’a porté plainte auprès des forces de police ». Les raisons sont multiples : une faible perception de la gravité des faits, un manque de confiance en la police, la peur d’être jugée et maltraitée lors de la dénonciation, la crainte de conséquences pour elles-mêmes et leur famille… En l’absence de données en Italie sur les dénonciations pour harcèlement au travail, on ignore combien de procès aboutissent à une condamnation.

Les victimes subissent une sorte d’expropriation de leur vécu : leur point de vue est souvent exclu des récits les plus courants. Réduite au silence, la victime disparaît.

Mais une première forme de justice consiste dans la prise de parole des victimes. Avec Oro Rosso, au-delà de la dénonciation d’un système qui légitime la maltraitance, j’ai cherché à montrer que les femmes, habituellement contraintes au silence, savent et veulent parler. Contrairement à ce que m’ont dit, pendant des mois, des habitants et des associations de la région ! En racontant leur propre histoire, des journalières ont eu la possibilité de parler à la première personne. Les victimes subissent depuis toujours une sorte d’expropriation de leur vécu : leur point de vue est souvent exclu des récits les plus courants. Réduite au silence, la victime disparaît. Le silence médiatique sur les mauvais traitements auxquels ces journalières sont soumises en est l’illustration. Mais cette situation peut être inversée grâce à un récit alternatif dans lequel les victimes deviennent protagonistes, introduisant de nouveaux horizons pour interpréter la réalité. Qui écoute et fait sien de tels récits, à l’instar de don Beniamino Sacco, apprend à réagir à un système que la majorité tolère. Voilà pourquoi un reportage, en soulevant le voile de l’omerta, peut être un acte de justice. Nous avons dépassé la phase de l’ignorance et de la négation du problème ; désormais la question concerne tout le monde, forces de l’ordre, magistrats, citadins et consommateurs. Maintenant que nous savons, nous devons nous demander : que pouvons-nous faire ?

Cet article est initialement paru dans la revue « Aggiornamenti sociali » en juin-juillet 2019. Il a été traduit de l’italien par Anne-Dominique Gonin.

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