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Fin 2018, la condamnation de Cédric Herrou pour « délit de solidarité » était annulée par la Cour de cassation, au nom du principe constitutionnel de fraternité. Une « grande victoire », selon son avocat.
Un avocat assurant la défense de son client se doit de mobiliser les principes fondamentaux de notre ordre juridique. Ces principes, inscrits dans la Constitution et dans la Convention européenne des droits de l’Homme, s’imposent au législateur. Ils nous permettent de critiquer les lois qui leur sont contraires. Tel est notamment le cas de la législation encadrant l’accueil des migrants. À cet égard, notre cabinet d’avocats a une démarche militante, puisqu’il assure régulièrement la défense d’associations comme l’Observatoire international des prisons (OIP), le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), la Cimade ou la Ligue des droits de l’Homme. C’est dans cette optique que nous avons défendu Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, qui avaient été déclarés coupables du délit d’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière, parfois appelé « délit de solidarité ».
Hostile à ce qu’une assistance soit portée aux migrants, l’État fait tout pour la décourager. Il sanctionne donc pénalement (sur le fondement de l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) l’assistance portée à des étrangers n’ayant pas de titre de séjour valable. Le « délit de solidarité » se décline sous trois formes : l’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’un étranger en situation irrégulière1. Instauré afin de lutter contre le phénomène des passeurs et des filières migratoires clandestines, cet article fut par la suite utilisé pour poursuivre les bénévoles qui apportent leur aide aux migrants de façon désintéressée. Le législateur a néanmoins consacré plusieurs cas d’immunité, afin d’éviter que certaines situations ne tombent injustement sous le coup de la loi pénale. Ainsi, les membres de la famille d’un étranger en situation irrégulière peuvent l’aider sans craindre d’être poursuivis. Une assistance peut également être apportée, notamment sous la forme de conseils juridiques, dès lors qu’elle poursuit un objectif exclusivement humanitaire. Ces immunités ne concernaient cependant que l’aide au séjour sur le territoire français.
Le « délit de solidarité » se décline sous trois formes : l’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’un étranger en situation irrégulière.
Pierre-Alain Mannoni et Cédric Herrou ont été reconnus coupables, en première instance comme en appel, du délit d’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière. J’ai ensuite assuré leur défense en formant un pourvoi [une voie de recours qui vise à contester un jugement qu’on estime contraire à la loi, NDLR] devant la Cour de cassation, à l’appui duquel j’ai soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui a été transmise au Conseil constitutionnel. Cette procédure permet au justiciable de soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. J’ai ainsi fait valoir que le délit d’aide à l’entrée, au séjour et à la circulation d’étrangers en situation irrégulière méconnaissait le principe de fraternité.
Dans sa décision du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a reconnu pour la première fois l’existence d’un principe constitutionnel de fraternité, qui trouve notamment sa source dans la devise de la République : Liberté, Égalité, Fraternité. Il en découle « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». La traduction concrète en est l’interdiction pour le législateur de pénaliser les actes de solidarité à but humanitaire (sans contrepartie financière), que les personnes aidées soient ou non en situation régulière sur le territoire national. Cette décision a été traduite dans la loi asile et immigration du 10 septembre 2018, par l’inscription d’un principe d’immunité humanitaire, modifiant en ce sens l’article L. 622-4 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Soulignons toutefois que, si le Conseil constitutionnel retient ce principe pour le délit d’hébergement et le délit de circulation (qui n’ont pas pour conséquence de faire naître une situation illicite), il l’exclut pour le délit d’entrée, qui relève du passage d’une frontière.
Les bénévoles peuvent donc aujourd’hui aider les migrants à circuler sur le territoire sans crainte de condamnation pénale, pour autant qu’ils agissent bien dans un but exclusivement humanitaire. Il s’agit évidemment d’une grande victoire, qui a permis de mettre fin aux pratiques des forces de police consistant à intimider les militants au moyen de gardes à vue et de perquisitions.
Les effets de cette décision sont déjà perceptibles. La Cour de cassation a ainsi annulé la condamnation de Cédric Herrou et a procédé à un renvoi devant la cour d’appel de Lyon. De même, les poursuites engagées contre Benoît Ducos, un militant qui avait conduit dans sa voiture une femme sur le point d’accoucher à l’hôpital de Briançon, ont été abandonnées.
La Cour européenne des droits de l’homme, interprétant la Convention, met quant à elle à la charge de l’État un certain nombre d’« obligations positives ». Ce dernier est ainsi tenu de garantir l’effectivité du droit à la vie ou encore du droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants. La primauté et l’effet direct de la Convention européenne des droits de l’homme permettent de l’invoquer à l’encontre de la loi et des règlements. Cependant, force est de constater que les pratiques de l’administration n’en tiennent pas toujours compte, notamment pour ce qui est des conditions d’hébergement des migrants. Notre cabinet avait ainsi, à la demande de plusieurs associations, agi devant le Conseil d’État afin qu’il soit ordonné à l’État de mettre en place des points d’eau et des toilettes dans le camp de Calais. Par une ordonnance du 23 septembre 2015, le Conseil d’État a fait droit à cette demande.
Devons-nous obéir aux lois de la société ou plutôt à celles que nous dicte notre conscience ?
Ces affaires illustrent bien le dilemme cornélien auquel nous nous trouvons aujourd’hui tous confrontés. Devons-nous obéir aux lois de la société ou plutôt à celles que nous dicte notre conscience ? Les événements de la Seconde Guerre mondiale ont permis aux démocraties de prendre conscience de la nécessité qu’il y avait à placer un certain nombre de droits fondamentaux au-dessus des lois, entraînant ainsi l’adoption de textes tels que la Convention européenne des droits de l’homme. En tant qu’avocat, ma conviction est que ces principes doivent être invoqués aussi souvent que possible afin de faire évoluer notre droit dans le sens d’une plus grande humanité.
1 Voir à ce sujet l’article de Danièle Lochak, « La solidarité, un délit ? », Revue Projet, n° 358, juin 2017.