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Italie : une génération précaire en quête de travail


Trouver un travail n’a rien d’une évidence pour les jeunes Italiens, qu’ils soient expatriés, sédentaires ou enfants d’immigrés. A quelles sacrifices sont-ils prêts pour accomplir leur rêve ou, simplement, rester en poste ? Portrait d’une génération précaire.

Âgés de 18 à 29 ans, ils appartiennent à la première génération née dans la précarité. L’idée s’impose à eux, par l’expérience directe (à travers famille, amis et relations) ou indirecte (à travers l’école, les médias et la culture de masse) que le travail est un problème. « Ils ont vu leurs parents perdre statut, revenus, fierté et stabilité ; ils n’ont plus de modèles avec lesquels rivaliser et tombent dans les pièges de la précarité, alternant boulots mal rétribués, chômage, loisirs forcés » (Guy Standing). La récession touche particulièrement les jeunes Italiens : pour les 25-29 ans, le taux d’emploi est de 19,5 % inférieur à celui de l’Europe des 28 (en 2016). La pauvreté absolue, qui concernait 1,9 % des 18-34 ans en 2007, a plus que quintuplé en dix ans (10,4 % en 2016). Les jeunes se mesurent aux adultes qui craignent de perdre ce qu’ils ont. « Une atmosphère étouffante conditionne non seulement la production culturelle, mais également la réglementation du travail et de l’éducation.1 » Comment, dès lors, ces jeunes précaires vivent-ils le travail ?

L’enquête « Il ri(s)catto del presente »2 a été conduite auprès de 2 500 jeunes de 18 à 29 ans. Elle confronte les points de vue de trois groupes : les moins de 30 ans partis à l’étranger (les « expats »), ceux restés en Italie, et ceux de seconde génération (les enfants de parents immigrés). Il s’agit de la première enquête de ce type. L’échantillon a certaines caractéristiques : une majorité de femmes (65,2 %), de jeunes de 26-29 ans (58 %), un pourcentage élevé de diplômés du supérieur (40 %) et 69 % a un emploi (84,5 % chez les expats, 67,3 % parmi les jeunes restés en Italie, 57,6 % pour ceux de seconde génération).

Nous concentrons ici notre attention sur deux situations, la perte d’un emploi et la recherche d’un meilleur travail, pour évaluer quelles concessions les jeunes sont prêts à faire pour obtenir ce qu’ils veulent. À quel point accepte-t-on de déroger aux droits des travailleurs pour satisfaire aux exigences de l’employeur et conserver son emploi ? Et à quel point, au contraire, veut-on obtenir un emploi en cohérence avec sa formation, ses espérances et ses préférences ? Mais arrêtons-nous d’abord sur un autre aspect, celui de l’autonomie des jeunes par rapport à leur famille.

Quitter le cocon familial… ou rester

Parmi les événements qui marquent le passage vers l’autonomie de la vie adulte, le fait de partir seul revêt une importance particulière. Or à la lecture de l’enquête, le travail est de moins en moins synonyme d’indépendance résidentielle, économique et personnelle. 37,7 % des personnes interrogées, surtout les plus jeunes, continuent à vivre en famille et ne sont pas encore autonomes d’un point de vue économique.

Certains, tout en demeurant en famille, font l’expérience singulière d’avoir acquis leur indépendance économique – qui signifiait autrefois la sortie du noyau familial –, mais sans avoir la possibilité (ou l’intention) de quitter la maison. Cette tendance concerne 7,8 % de l’échantillon. Le choix de rester à la maison tout en ayant un travail est considéré comme un stade intermédiaire, ce qui témoigne d’un ensemble de valeurs, de préférences et d’attitudes différent de celui des générations précédentes. Le passage à une vie autonome n’est plus une urgence mais se trouve subordonné à d’autres exigences personnelles.

Même pour ceux qui ont fait le « grand saut », l’autonomie ne peut être considérée comme certaine : 21,7 % des interviewés vivent à leur compte sans être économiquement indépendants. On retrouve une grande variété de situations : étudiants hors de chez eux ou dans le programme Erasmus, jeunes stagiaires ou apprentis, travailleurs précaires, mais aussi jeunes ayant décidé de vivre une expérience hors de la maison. L’indépendance complète vis-à-vis de la famille ne caractérise, par contre, qu’un tiers de l’échantillon (et seulement 18,4 % si on exclut les expats). Le départ du noyau familial passe par des transitions de moins en moins linéaires, qui dépendent du travail, mais aussi des exigences de réalisation personnelle, de la poursuite de styles de vie spécifiques, des inquiétudes liées aux difficultés qui pourraient surgir après le départ de la maison.

Face au chômage, tout accepter ?

La crise économique a contraint nombre de travailleurs à des accords au rabais, à des renoncements et des sacrifices. Malgré eux, beaucoup d’Italiens ont appris qu’en matière d’emploi, tout peut être objet de négociation, de révision et d’adaptation.

À la question « Si, dans l’avenir, tu te retrouvais au chômage pendant plus d’un an, que ferais-tu ? », 38,2 % des interviewés (y compris ceux étant partis l’Italie) répondent qu’ils quitteraient leur lieu de vie pour chercher du travail ailleurs, en Italie ou à l’étranger. 35,6 % accepteraient n’importe quel travail, même au noir. Dans leur esprit, le travail « au noir » est une alternative concrète, probablement déjà expérimentée et utile dans une période difficile. En même temps, une partie des jeunes préféreraient quitter l’Italie. Notons que le travail au noir est surtout envisagé par des jeunes ayant un plus faible niveau de formation et une moindre protection familiale (issus de familles où il n’y a qu’un salaire et où les difficultés économiques sont plus marquées).

Interrogés sur ce à quoi ils seraient prêts à renoncer pour garder leur poste de travail, seul le tiers des interviewés considère qu’il serait mieux de se faire licencier que de renoncer à ses droits. Les autres seraient disposés à faire des concessions : renoncer aux jours fériés (27,6 %), aux congés (16,7 %), à une partie du salaire (12,4 %) ou aux congés maladie (10,5 %). L’important, dans le contexte actuel, est de garder son travail. En particulier, le repos des jours fériés ne paraît pas si important : dans des secteurs comme la restauration, la grande distribution, le tourisme (où le travail saisonnier ou à durée déterminée est une pratique courante), le travail les jours fériés est un élément constitutif.

La plus forte propension au travail dérogatoire se trouve chez les jeunes Italiens qui vivent seuls et n’ont pas de diplôme (37,7 %), devant les non diplômés vivant en famille (30,7 %). À un niveau intermédiaire, proche de celui des jeunes Italiens diplômés, se trouvent ceux de seconde génération (27,5 %). Les expats, au contraire, sont moins concernés (un peu plus de 10 %). Ceux qui ont choisi de vivre à l’étranger se sentent davantage en mesure de résister aux pressions du marché.

En quête du travail de ses rêves

Un travail « rêvé » est un emploi qui couronne le parcours de formation, répond aux attentes professionnelles de l’individu, confirme l’image professionnelle qu’il a de lui-même et, en fin de compte, est source de sens. Pour atteindre cet objectif, quelles concessions est-on disposé à faire ? Horaires de travail plus longs que la moyenne, travail à la maison et pendant le temps libre, rémunération minimale ou travail gratuit ? De telles situations sont fréquentes, surtout dans quelques secteurs professionnels, comme les industries créatives et le spectacle, le monde de la recherche, de l’art, le secteur tertiaire et le travail social, la web-économie. Mais ces formes d’(auto)exploitation sont aussi caractéristiques de quelques situations spécifiques de travail, comme les stages, généralement pendant la première phase de la carrière d’un jeune.

Pour obtenir le travail auquel ils aspirent, 43,4 % des interviewés seraient disposés à travailler beaucoup plus d’heures que les autres, et 41,9 % à travailler aussi à la maison. 38 % y consacreraient aussi leur temps libre. La seconde forme de dérogation est d’ordre salarial : 34,6 % des interviewés seraient prêts à être peu payés, voire, pour 33,2 %, à travailler gratuitement pendant une période, comme concession acceptable pour se rapprocher de la réalisation d’un rêve professionnel. Les sans-emploi diplômés du supérieur présentent une forte propension à ce genre de sacrifices (dans 53 % des cas).

L’exigence de faire un travail qui permette l’expression de soi et la satisfaction personnelle est un mécanisme puissant : dans le but de poursuivre un projet professionnel, les jeunes se rendent disponibles à satisfaire les requêtes venant d’un marché où se diffusent de plus en plus de tels processus (apprentissage, stages, périodes d’essai, etc.), certes régulés mais qui se rapprochent parfois du travail gratuit, ou presque. Si l’employeur regarde, à tort, l’apprenti ou le stagiaire comme un travailleur à part entière, l’intéressé se comporte comme tel, séduit par la pensée qu’au terme d’une période de formation, son activité pourra se transformer en un vrai travail. Ce mécanisme se base sur ce qu’on a appelé « l’économie de la promesse ». On peut être payé aujourd’hui avec la promesse d’une situation stable – une charge publique, une chaire à l’école ou à l’université, un travail culturel –, ou avec la promesse de « contacts » ou d’une « visibilité » utiles pour obtenir une « commande » ou un futur « petit travail ».

Se soumettre au marché pour réussir

L’expression « travail dérogatoire » nous semble bien marquer un vrai glissement culturel. L’abandon des règles qui ont structuré la vie de millions de travailleurs est, pour les jeunes d’aujourd’hui, une donnée de fait. D’un côté, la dérogation a une fonction défensive : les concessions servent à défendre son travail actuel ; d’un autre, elle est concédée à l’intérieur d’un projet professionnel, avec l’objectif de boucler le cercle entre formation et travail, ou de simplement faire le travail désiré. Ces deux stratégies sont marquées d’une sorte d’« obéissance préventive » : la précarité s’est tellement incorporée à la vie des jeunes qu’elle leur fait accepter de manière anticipée les obstacles du marché du travail. Le choix d’aller travailler à l’étranger n’atténue qu’en partie cette attitude : les expats manifestent une plus grande propension aux dérogations inscrites dans un projet professionnel, tandis que ceux qui restent en Italie adhèrent plus souvent à une version défensive. Mais ces observations sont à pondérer en tenant compte de l’époque de la vie où se trouvent les individus : la fonction défensive peut dominer à un moment déterminé de la vie (par exemple, quand on quitte la maison ou que débute la vie de couple) ; la fonction proactive à un autre moment (à la sortie de l’université, à l’adjonction d’un second travail « de survie »).

La précarité s’est tellement incorporée à la vie des jeunes qu’elle leur fait accepter de manière anticipée les obstacles du marché du travail.

Ces passages sont la plupart du temps vécus individuellement. Le syndicat, par exemple, recueille un très faible consensus : seulement 11 % de l’échantillon le considère en mesure de protéger les jeunes du chômage ; quasiment 40 % des interviewés disent qu’« aujourd’hui, il n’y a pas moyen de se défendre d’un licenciement ». Cette attitude de résignation, qui a des liens évidents avec la réalité qu’expérimentent les jeunes, surtout en Italie, rappelle la nécessité de repenser les rôles d’intermédiaires et de représentants. Parmi les propositions présentées avec l’enquête « Il ri(s)catto del presente », quelques-unes ont précisément été élaborées pour agir sur la tendance naturelle à vivre le travail comme une chose privée, dans la solitude. L’une des conclusions, pour transformer le chantage (ricatto) du travail en rachat (riscatto), insiste aussi sur la formation ; dans l’état actuel des choses, elle semble être l’unique barrage contre la précarité, à condition qu’on agisse dans la direction d’un lien plus fort entre instruction et monde du travail. Autrement dit, la nécessité s’impose de mettre en place un plan d’action pour structurer un système de formation professionnelle dans notre pays, du niveau secondaire jusqu’à la formation continue.

Ce texte a été adapté de l’italien par Jacques Gellard et la « Revue Projet ». Il a été publié dans une version plus longue sous le titre « Il mondo del lavoro
per i giovani ‘nativi precari’ » dans la revue « Aggiornamenti sociali », n°5, mai 2018.



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1 Mark Fisher, philosophe britannique.

2 G. Zucca, Il ri(s)catto del presente. Giovani e lavoro nell’Italia della crisi, Rubbetino, 2018. Le chantage (ricatto)/la rançon (riscatto) du présent.


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