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Le produit intérieur brut (PIB) et sa croissance sont passés depuis longtemps, pour ceux qui nous dirigent, du statut d’outils de technique comptable relativement pertinents1 dans leur domaine (la mesure de la production économique dans la sphère monétaire) à celui de finalités qui conditionneraient tout le reste : le progrès social (dont l’emploi), la réduction de la pauvreté et des inégalités, la préservation de l’environnement par la « croissance verte », etc. Ce qui peut conduire à une sorte de schizophrénie, soulignée par ce gros titre d’un article bien documenté, en première page du supplément économie du Monde (18 novembre 2003) : « Le Japon va mieux, les Japonais moins bien ». Comment en est-on venu à penser qu’un pays peut aller mieux alors que ses habitants vont moins bien, que les inégalités se creusent, que l’environnement naturel se dégrade ? C’est que la santé du PIB l’emporte désormais sur la santé sociale et écologique du pays. Plus récemment, dans le cadre de la commission qu’il présidait en 2008-2009, Joseph Stiglitz déclarait : « Les États-Unis ont connu une décennie de forte croissance du PIB et de déclin pour la plupart des gens ». La contestation de cette croyance a nettement progressé, surtout depuis les années 1990 et 2000 – des esprits lucides avaient ouvert la voie bien avant –, mais elle n’a toujours pas renversé le « guide suprême » des politiques économiques.
Nous allons passer en revue les cinq principaux arguments des « objecteurs de PIB », parmi lesquels figurent plusieurs économistes, et non des moindres : en 2009, la « commission Stiglitz » (comportant quatre « prix Nobel ») écrivait dans son rapport : « Ceux qui s’efforcent de guider nos économies et nos sociétés sont dans la même situation que celle de pilotes qui chercheraient à maintenir un cap sans avoir de boussole fiable… Lorsque les instruments de mesure sur lesquels repose l’action sont mal conçus ou mal compris, nous sommes quasiment aveugles. » Le président Sarkozy, commanditaire de ce rapport, devait en résumer la philosophie par une formule forte (restée sans effet visible sur sa politique) : « Pendant des années, les statistiques économiques ont affiché une croissance forte comme une victoire sur la pénurie, jusqu’à ce qu’il apparaisse que cette croissance, en mettant en péril l’avenir de la planète, détruisait davantage qu’elle ne créait » (La Sorbonne, 14 septembre 2009).
Remettre le PIB et sa croissance à leur place relève du bon sens ou d’un raisonnement par l’absurde : avec « seulement » 2 % de croissance annuelle du PIB par habitant, nos descendants produiraient et consommeraient en 2100 environ cinq fois plus de biens et services qu’aujourd’hui, quarante fois plus en 2200 et ainsi de suite. Indépendamment des limites écologiques évidentes d’un tel projet, la question est : cinq fois plus de quoi ? Quarante fois plus de quoi ? Le discours économiste faisant de la croissance du PIB un besoin social permanent verse dans la démesure.
Le deuxième argument est plus technique. Car ceux qui nous parlent de la nécessité de la croissance ou qui en commentent les chiffres ne nous expliquent jamais ce qu’elle contient ni ce qu’elle laisse de côté. En mars 1968, Robert Kennedy concluait ainsi un brillant discours sur ce thème : « En bref, le PIB mesure à peu près tout, sauf ce qui fait que la vie vaut d’être vécue. »
Ceux qui nous parlent de la nécessité de la croissance ne nous expliquent jamais ce qu’elle contient ni ce qu’elle laisse de côté.
Bien des choses s’éclairent moyennant un détour. Le PIB est, à quelques détails près, la somme des valeurs ajoutées produites en un an dans la sphère marchande et des coûts de production des services non marchands (éducation et santé publiques, administrations…). Quant à la croissance économique d’une année sur l’autre, c’est celle du PIB, déduction faite de l’inflation. Ces indicateurs sont d’une grande utilité dans nombre d’analyses économiques. Pourquoi sont-ils, de l’aveu même de la « commission Stiglitz », qui a légitimé des critiques bien antérieures, de mauvais guides pour une société ?
En additionnant des valeurs ajoutées monétaires, on oublie ce qui est gratuit mais pourtant « précieux », entre autres des activités aussi essentielles au bien vivre individuel et collectif que le bénévolat ou le travail domestique. On ne compte pas non plus ce que l’on perd en route dans les cas, de plus en plus nombreux, où « la croissance détruit plus qu’elle ne crée », pour reprendre la formule de Nicolas Sarkozy. On ne compte pas les « coûts » humains et sociaux de la croissance et du PIB (coûts du chômage, de la précarité, de la délinquance, des maladies professionnelles, voire des suicides liés au travail, des incidences sanitaires des pollutions de l’air et de l’eau, etc.). On ignore tout autant les « coûts » écologiques des destructions, de la perte de biodiversité, des accidents industriels et bien entendu du réchauffement climatique.
Ainsi, détruire des forêts tropicales pour y planter du soja transgénique ou des végétaux destinés aux agrocarburants est bon pour le PIB des pays et pour le PIB mondial. Peu importe que ce soit une catastrophe écologique pour la biodiversité et pour le climat et que les peuples indigènes soient chassés manu militari : rien de tout cela n’entre dans le PIB. Une belle croissance du PIB peut fort bien passer sous silence des incidences dramatiques en Afrique ou ailleurs (pillage des ressources, accaparement des terres, alimentation de conflits…). En ce sens, le PIB n’est pas seulement un repère inadéquat : il devient dangereux.
Ces dommages ou « coûts » multiples, qui échappent aux comptes de la croissance et du PIB, peuvent rarement être évalués en monnaie, sauf à adopter des conventions fragiles et contestables. La plupart des dommages évoqués n’ont ni prix ni coûts monétaires, n’en déplaise aux économistes, qui rivalisent de méthodes pour attribuer un prix à la vie humaine, aux écosystèmes ou, plus généralement, à la nature. Ce qui compte le plus, humainement et socialement, ne se mesure pas en espèces sonnantes et trébuchantes. Ce sont alors d’autres guides qu’il faut mobiliser.
Le troisième argument des « objecteurs » repose sur des statistiques mondiales mettant en évidence une relation de plus en plus faible entre le niveau du PIB par habitant et divers indicateurs de développement humain et social (santé, éducation, pauvreté, inégalités…). La question est simple : les pays les plus « riches » (au sens du PIB/habitant) sont-ils ceux où l’on vit le plus longtemps en bonne santé, où les gens ont une meilleure éducation, où les inégalités et la pauvreté sont moindres, les violences et délits moins fréquents ?
Les corrélations statistiques permettent de répondre « plutôt oui » à cette question pour les pays dont le niveau de revenu par habitant est faible ou modeste, ceux qui se situent en deçà d’un seuil de PIB par habitant que nous avons dépassé en France depuis 19702. Mais la réponse est clairement « non » au-delà, pour l’ensemble des pays « développés ». On peut aller plus loin, en s’appuyant sur les travaux des épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett (Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les petits matins, 2013). Dans un ensemble de 22 pays riches, ils montrent que les indicateurs de santé, d’éducation et de divers problèmes sociaux ne sont absolument pas corrélés au niveau du PIB par habitant, mais sont en revanche corrélés de façon significative avec les inégalités de revenu. Le PIB est décidément un piètre guide de santé sociale et d’épanouissement humain. Le degré d’égalité est bien plus décisif.
« Celui qui pense qu’une croissance infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Cette formule, attribuée à Kenneth Boulding, économiste et philosophe américain des années 1960-1970, résume le quatrième argument nourrissant la contestation du PIB. Ce n’est plus le caractère socialement désirable ou non de la croissance du PIB qui est évoqué, mais son impossibilité écologique, liée à la finitude des ressources naturelles incorporées dans la production et la consommation.
Certaines de ces ressources sont non renouvelables, minerais et énergies fossiles en premier lieu. Si leur épuisement est certain à plus ou moins long terme, pour plusieurs d’entre elles le processus est déjà très avancé. D’autres sont renouvelables (la nature peut les reproduire selon ses propres lois et rythmes, si on lui en laisse la possibilité) : eau, bois, terres arables, ressources halieutiques et, plus généralement, biodiversité… Or la plupart de ces ressources sont d’ores et déjà exploitées au-delà de leur capacité de reproduction. C’est ce que montrent aussi bien l’indicateur synthétique de l’empreinte écologique (selon lequel l’humanité en est venue à consommer chaque année 1,7 fois ce que la planète peut régénérer en un an) que d’autres indicateurs plus ciblés et moins contestés portant sur les neuf « limites planétaires3 ». Parmi ces neuf limites, quatre ont déjà été franchies, la plus connue étant la surcharge de l’atmosphère en gaz carbonique, responsable du réchauffement climatique. Or tout indique qu’en dépit d’un très relatif « découplage » entre la croissance économique mondiale et celle des émissions de gaz à effet de serre, la seconde reste essentiellement propulsée par la première. D’où le diagnostic de Sir Nicholas Stern, économiste, ancien dirigeant de la Banque mondiale : « Les pays riches vont devoir oublier la croissance s’ils veulent stopper le changement climatique » (The Guardian, 11 septembre 2009).
C’est sans doute cette famille d’arguments écologiques qui sape le plus fortement le culte de la croissance à perpétuité. Elle reste pourtant la croyance la plus répandue dans les différents courants théoriques en économie, qu’ils soient néoclassiques, keynésiens, marxistes, etc. Ces économistes pensent résoudre la difficulté en évoquant une hypothétique croissance verte, dont l’examen critique sort du cadre de cet article4.
Enfin, le cinquième et dernier argument est à la fois factuel et hypothétique. Factuel, en ce sens que, depuis plusieurs décennies, la tendance mondiale générale est à la nette diminution de la croissance, notamment, mais pas uniquement, dans les pays riches. Hypothétique, car divers arguments (dont l’épuisement des ressources naturelles de la croissance) laissent penser que cette chute va se poursuivre.
« Et si la croissance ne revenait pas ? » : la question n’est plus seulement posée par des avocats de la décroissance. C’est par exemple le titre du chapitre VII du livre de Michel Rocard et Pierre Larrouturou, La gauche n’a plus droit à l’erreur5. Les auteurs prennent cette hypothèse au sérieux et ne la considèrent nullement comme une catastrophe : « Nous avons été habitués à confondre croissance et progrès. Nous avons été habitués à confondre croissance et justice sociale… Ce ne sera plus jamais le cas. » Ces doutes ébranlent désormais certains économistes réputés, ce qui constitue un bon indicateur d’un possible bouleversement idéologique à venir.
Ainsi, l’économiste Daniel Cohen estimait dans Le Monde du 7 décembre 2009 : « Nous devons penser ce que serait un monde sans croissance. » Il récidivait le 6 janvier 2014 : « Affranchissons-nous de notre dépendance à la croissance. » De même, Thomas Piketty écrivait dans Libération, le 23 septembre 2013 : « Est-il bien raisonnable de miser sur le retour de la croissance pour régler tous nos problèmes ? (…) il est temps de réaliser que cela ne résoudra pas l’essentiel des défis auxquels les pays riches doivent faire face en ce début de XXIe siècle. »
Aux États-Unis, deux des ténors de la discipline, Paul Krugman et Larry Summers, allaient plus loin en évoquant chacun de son côté la possibilité d’une « stagnation séculaire »6. Citons enfin cette conclusion d’une tribune d’un économiste suisse, Irmi Seidl, et d’une économiste membre du Conseil allemand pour le développement durable, Angelika Zahrnt, dans Le Monde du 4 février 2013 : « Le passage à la post-croissance est inévitable ; il serait préférable d’y arriver (…) par la voie du dessein plutôt que par celle du désastre. »
Le culte du PIB et de sa croissance comme guides prépondérants des politiques publiques et des décisions privées semble bien avoir du plomb dans l’aile. Pourtant, cette croyance reste prédominante, en tout cas du côté des « élites », entre autres parce que le système économique capitaliste la sécrète. Le monde des entreprises, les lobbies industriels et financiers, tous ont comme ligne de mire la poursuite d’une croissance, comme la condition nécessaire à leur expansion et à la maximisation de la « valeur pour l’actionnaire ».
Et du côté des responsables politiques, il semble bien, après six mois de mandat, qu’Emmanuel Macron (comme ses homologues européens et ses prédécesseurs en France) pense son action comme guidée par l’impératif de libérer la croissance (des contraintes liées au marché du travail, à l’environnement…). Il faudrait, au contraire, se libérer de la croissance du PIB pour mettre au premier plan les enjeux sociaux et environnementaux.
Il est nécessaire de disposer d’autres indicateurs des « vraies richesses » humaines, sociales et écologiques, sans que cela suffise à garantir leur usage effectif comme nouveaux repères centraux. Les actions engagées, souvent dans un cadre associatif, pour faire connaître et mettre en débat de nouveaux indicateurs de richesse contribuent, à leur façon, à réintroduire des valeurs humanistes « dans les eaux glacées »7 de l’économisme ambiant.
1 « Relativement », car même si la comptabilité nationale est un exercice rigoureux et très utile à certaines analyses économiques, elle comporte des trous noirs sur lesquels il ne nous est pas possible d’insister dans ce texte.
2 Pour des exemples et graphiques, voir par exemple le chapitre « le mieux-être déconnecté du plus avoir » de mon livre Adieu à la croissance (Les petits matins, 3e édition, 2014).
3 Will Steffen, Johan Rockstrom et alii, « Planetary boundaries : guiding human development on a changing planet », Science, vol. 347, n° 6223, 2015.
4 Voir notamment, dans mon livre Adieu à la croissance, le chapitre intitulé « La croissance verte, utopie scientiste ».
5 Flammarion, 2013.
6 Voir l’article de P. Krugman, « Secular stagnation, coalmines, bubbles and Larry Summers », sur son blog hébergé par le New York Times : https://krugman.blogs.nytimes.com, 16/11/2013.
7 Allusion à une formule de Karl Marx, « les eaux glacées du calcul égoïste » (Le manifeste du parti communiste, 1847) [NDLR].