Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Pouvez-vous rappeler brièvement vos lieux respectifs d’engagement sur le thème du travail ?
Anousheh Karvar – J’ai forgé ma pensée à travers mes expériences militantes et professionnelles. Cependant, mes propos ici n’engagent aucune des institutions auxquelles j’appartiens ou j’ai appartenu. En tant que syndicaliste (à la CFDT), j’étais en prise directe avec le monde du travail. Lors de la crise financière (2008-2010), j’ai pu observer les interdépendances entre la sphère territoriale et nationale d’une part, la sphère européenne et internationale de l’autre. En responsabilité dans la sphère publique, je contribue à la production des normes et à la mise en œuvre des politiques sociales. En tant que sociologue des organisations et de l’innovation, j’ai pu prendre du recul par rapport à l’action. Avec l’évaluation des politiques publiques à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), j’ai pu transformer ce recul en propositions d’amélioration.
Guillaume Almeras – Au Secours Catholique - Caritas France, je suis en charge des questions d’emploi, d’économie sociale et solidaire, de mobilité, d’inclusion bancaire. D’une part, nous accompagnons dans leurs démarches des personnes éloignées de l’emploi et, d’autre part, nous soutenons des structures ou des dispositifs de l’économie sociale et solidaire (Tissons la solidarité, Jardins de Cocagne, Réseau éco habitat, des garages solidaires, des ressourceries, le réseau des Accorderies, « Territoires zéro chômeur de longue durée », des épiceries solidaires…). Au Secours Catholique, nous pensons le travail à partir de la situation vécue par les personnes en précarité et avec comme repère la doctrine sociale de l’Église.
Jean-Baptiste de Foucauld – Pour ma part, après une carrière dans l’administration, je m’occupe aujourd’hui essentiellement du Pacte civique, un rassemblement de citoyens, d’élus, d’associations qui veulent faire bouger la société pour que chacun y trouve sa place, tout en résorbant ce que Patrick Viveret appelle les trois dettes (financière, sociale, écologique). Nous cherchons à diminuer l’exclusion, sans renforcer l’exploitation. J’ai co-fondé et présidé Solidarités nouvelles face au chômage, dont je reste administrateur et accompagnateur. Cet engagement m’a fait mesurer l’impact du manque de travail sur les personnes.
« Pour exister dans notre société, nous avons besoin de travailler », disent nombre d’associations. Formuleriez-vous ce même impératif ?
Guillaume Almeras – Dans les groupes de parole, au Secours Catholique, l’évocation du chômage croise le champ sémantique de la mort : « au fond du trou », « crevé », « immobile », « au bout du rouleau »… Et quand ces personnes retrouvent un travail, elles emploient le vocabulaire de la résurrection : « se relever », « être debout ». Le travail met en jeu l’identité : quand on n’est plus sollicité, que même Pôle emploi ne nous écrit plus, lorsque les autres ne savent plus qui l’on est, on commence à ne plus le savoir soi-même. Les jeunes crient : « Faites-nous confiance ! » La question du sens est aussi en jeu : on a besoin d’une raison pour se lever, on a besoin de se sentir utile pour la société. Quand les gens travaillent, ils disent l’importance de voir le patron descendre dans l’atelier pour les saluer : il y a une dimension collective, relationnelle, très importante. Il en va de même dans les engagements bénévoles. Être utile, servir, relève d’une dimension existentielle, d’ordre anthropologique, celle du contre-don. Il s’agit, pour chacun, de pouvoir redonner quelque chose à la société.
Jean-Baptiste de Foucauld – Ce qui m’a frappé, dans la rencontre avec les personnes en recherche d’emploi, c’est la découverte d’une pathologie propre au chômage, mal comprise par la société. Le chômage qui dure crée une situation de grande incertitude, une perte de repères. Rechercher un travail est plus difficile que travailler : on en demande « plus » à la personne à un moment où elle est « moins ». Il faut être dynamique, entreprenant, bien se présenter, etc. La société sous-estime le phénomène de découragement : les personnes qui ont cherché longtemps et essuyé des rebuffades se disent que le marché leur est fermé. Elles se recroquevillent, évitent certains lieux (dans les dîners, on vous demande toujours « ce que vous faites »). Une mécanique diabolique casse le lien social au moment où il aurait besoin d’être renforcé. Là où les catastrophes naturelles suscitent de la solidarité, le chômage provoque de la déliaison. La société juge au lieu d’aider. Les autres sources de l’identité (la religion, la famille) se sont taries, si bien que l’on surinvestit le travail, de sorte que le chômage provoque une grave crise identitaire personnelle. Dans notre société, si je ne travaille pas, je n’existe pas. Or on a une vision statistique du chômage, plutôt qu’humaine. Et il n’y a pas de collectif qui permettrait aux chômeurs de reconstruire leur identité.
« Là où les catastrophes naturelles suscitent de la solidarité, le chômage provoque de la déliaison. » J.-B. de Foucauld
Anousheh Karvar1 – Le travail reste d’abord un moyen de subsistance : il permet de satisfaire ses besoins vitaux. C’est ainsi qu’il donne accès à des biens essentiels, préalables indispensables pour exercer la citoyenneté en société. Sans nourriture, sans logement, sans soins ni éducation, vous ne pouvez pas participer à la vie de la cité. Ceci est d’autant plus vrai lorsque vos protections contre les aléas de la vie sont construites à partir des droits générés par le travail : quand vous perdez votre travail, vous perdez votre moyen de subsistance, mais aussi vos protections. L’enquête « Parlons travail » de la CFDT le décrit bien2 : les Français ont un vrai attachement à leur travail, parce qu’il est source de revenus, mais surtout porteur d’utilité, de sens et de reconnaissance dans la société. Le travail rythme votre existence, fait de vous un être social. Cet attachement explique en grande partie pourquoi le risque de chômage est souvent vécu comme une catastrophe. Source de fierté, le travail est aussi facteur d’anxiété : nous ne voulons pas avoir tous les matins la peur au ventre de perdre notre travail.
Par crainte du chômage, ne risque-t-on pas de passer sous silence la finalité du travail ?
G. Almeras – Le désir autocentré de l’individu entrepreneur est omniprésent dans notre société. Mais les personnes précaires n’ont pas les ressources pour être entrepreneur toutes seules. Dans le travail, le besoin d’autrui, du collectif, est central. La question sous-jacente n’est pas seulement ce que j’ai envie de faire, mais à quel besoin je réponds. Il faut aussi penser le travail comme réponse au désir de l’autre. Dans le récit de la Genèse, la sortie du jardin est une responsabilisation. De même, le travail est à la fois entretien de la création et responsabilité vis-à-vis des autres. C’est ainsi que nous posons la question de l’utilité : quelle tâche me confie-t-on pour prendre soin de la planète et du corps social ? Je reformulerais ainsi la question de ce numéro : « Je travaille, donc nous pouvons exister ».
« Quelle tâche me confie-t-on pour prendre soin de la planète et du corps social ? » G. Almeras
A. Karvar – Nous sommes dans des sociétés marquées par une profonde aspiration à des libertés individuelles de plus en plus étendues et qui proposent, au mieux, de mettre chacun en capacité d’entrer dans la compétition avec les autres, par l’éducation et la formation. Il est vrai que le rapport à l’emploi serait plus apaisé si chacun était correctement « équipé ». Dans Tous « sublimes ». Vers un nouveau plein-emploi [Flammarion, 2003], Bernard Gazier explique comment certains ouvriers de la fin du XIXe siècle avaient des compétences tellement recherchées qu’ils pouvaient choisir leur patron. L’image est intéressante, mais elle ne doit pas masquer le fait que tous les individus ne sont pas également armés pour la compétition. Dès lors, le bon gouvernement consiste à corriger les inégalités sociales de départ, mais aussi celles qui surviennent par la suite, afin que la condition des personnes ne devienne pas leur destin. Pour cela, il faut créer les conditions d’une réelle égalité des chances. Et pour ceux qui sont laissés sur le bord de la route ou qui souhaitent simplement rester à l’écart de cette compétition, il faut réfléchir aux moyens de les rendre autonomes, afin qu’ils puissent participer pleinement à la vie de la cité. Vient ensuite la question des activités qu’on veut privilégier. À quoi voulons-nous occuper notre temps, nos énergies, nos productions de richesses ? Pour en décider, il faut des lieux de délibération collective qui permettent à chacun, y compris aux moins armés pour la compétition économique, de faire valoir leurs choix.
J.-B. de Foucauld – Pendant les Trente Glorieuses, le chômage n’était pas un problème. En 1964, le rapport « Réflexions pour 1985 » du Commissariat général du plan n’évoquait même pas la question. Le choc pétrolier a eu un impact dont on n’a pas mesuré l’ampleur. Dans un collectif de travail, les personnes qui se sentent exploitées peuvent se regrouper. On ne peut pas produire sans elle, ce qui leur permet de réguler la situation. Au contraire, les personnes en situation d’exclusion par le chômage vivent la situation individuellement, sans grandes possibilités d’action collective, s’exposant ainsi, si la situation perdure, au découragement et à la tentation de l’autodestruction, du ressentiment ou même de la violence. Et cela d’autant plus que le relativisme des valeurs et la disparition de Dieu dans le psychisme ordinaire ont fait triompher le cynisme et érodé les repères salvateurs. Dans de telles conditions, la tentation de la violence est compréhensible, c’est une autre façon d’exister.
La conquête d’un emploi stable pour tous est-elle un objectif à atteindre coûte que coûte ?
J.-B. de Foucauld – Concilier la liberté d’entreprendre (le fait d’inventer un moyen de production moins coûteux qui va obliger les autres à s’aligner), la liberté de choisir son travail et le plein-emploi ne va pas de soi. Une grande vigilance des pouvoirs publics est nécessaire pour que les gains de productivité réalisés donnent lieu, ailleurs, à des emplois qui se recomposent, à un pouvoir d’achat redistribué ou à une baisse du temps de travail. Une tâche encore compliquée par la concurrence mondiale et la société tertiaire.
Au cours d’une vie, le contenu du travail va beaucoup changer, ce qui implique de forger les « capabilités »3. Mais cette flexibilité doit-elle être interne ou externe aux entreprises ? La première option est plus sûre pour les personnes, d’où l’importance de valoriser davantage la négociation dans l’entreprise. Mais si cette flexibilité interne n’est pas suffisante, il faut admettre une forme de flexibilité externe : des passages brefs par des emplois moins durables. Mais plus la situation est précaire, plus l’accompagnement des personnes doit être important, exigence souvent oubliée. Il est vrai que les partenaires sociaux ont beaucoup amorti le choc en France, avec une assurance chômage généreuse et le système des activités réduites (personnes qui travaillent tout en percevant une allocation chômage). Mais le grand absent du débat public, ce sont les personnes au RSA [revenu de solidarité active]. Réduire leur nombre (1,8 million) devrait pourtant être un objectif politique majeur. À cet égard, la réduction brutale des contrats aidés est une faute.
G. Almeras – L’emploi pour tous est fondamental, mais ce n’est pas seulement une question de contrat de travail : c’est une manière de réguler le travail. Il s’agit de ne pas laisser la dimension économique tout réguler, de sorte que l’on partage les richesses et que le travail consiste en une activité qui réponde à un besoin reconnu, ayant une utilité collective. La question est d’abord politique.
A. Karvar – Il ne s’agit pas d’opposer emploi stable et finalité du travail. C’est plutôt le fait d’être condamné à rester dans un emploi peu épanouissant qui pose question. Quand les conditions de travail sont difficiles, les personnes n’ont pas toujours les moyens de quitter leur travail. Elles trouvent alors des dérivations, en combinant un emploi qu’elles considèrent « alimentaire » avec une activité épanouissante à côté. C’est ici que la frontière devient floue entre travail, activité d’utilité sociale et divertissement ou loisirs.
Ce qui importe, c’est qu’on puisse collectivement réfléchir au type de société que l’on souhaite, à la pertinence d’une croissance économique coûte que coûte, aux activités que l’on veut développer ou au contraire, réduire. Comment diminuer les activités qui prélèvent sur la nature et favoriser celles qui la réparent ? Comment éviter le développement d’une société de cerveaux (qui conçoivent les nouveaux services et logiciels) et de servants (qui travaillent sur les plateformes, au service des cerveaux) ? Nous vivons des transitions fondamentales (écologique, numérique, vieillissement des populations). Or on ne peut pas faire comme si les forces économiques ou sociales allaient, seules, les gérer. Ceci nous renvoie à la question, jugée taboue dans une société des individus, de la planification. Non pas le bolchevisme, mais la liberté donnée à chacun de construire son parcours, de choisir son activité, en fonction de ce qui est décidé collectivement au plan politique. Cette planification, qui dépend du modèle de société vers lequel nous voulons aller, doit reposer sur un débat démocratique.
Dans l’éducation, le sport, la culture, l’aide aux personnes dépendantes, nombre de nos concitoyens contribuent utilement à la société sans être rémunérés. Où placer la frontière entre l’emploi et le travail ?
J.-B. de Foucauld – Y a-t-il une définition objective du travail ? Est-ce forcément l’effort, le tripalium ? Pas toujours ! Il faut donc une définition normative : pour moi, ce qui constitue le travail, c’est de se rendre utile à autrui et d’en tirer une rémunération. Ces deux conditions sont importantes : concrètement, qu’il s’agisse du chef de chantier, du contremaître ou du consommateur, c’est bien autrui qui décide de votre utilité. Dans le bénévolat, on se rend certes utile, mais c’est le bénévole qui décide et non autrui. Voilà pourquoi je considère que c’est une activité et non du travail.
G. Almeras – Le travail est en effet une activité reconnue par l’autre et valorisée. Mais le compte personnel d’activité (CPA), issu de la loi Travail (ou « loi El Khomri »), ouvre des frontières : l’activité recouvre l’emploi, l’engagement citoyen (bénévolat) et la formation. Le CPA permet désormais de cumuler des points (donnant droit à de la formation) en tant que dirigeant bénévole d’association. C’est le début d’une reconnaissance, de nouvelles formes d’activité ouvrant des droits, mais la question de la régulation collective demeure : pourquoi le patronat et les syndicats de salariés seraient-ils seuls légitimes à réguler les activités devant relever du compte d’engagement citoyen ?
A. Karvar – Quand elle est menée pour soi, chez soi, il s’agit d’une activité. Le travail, lui, est une contribution à la collectivité. Les frontières sont de plus en plus floues entre bénévolat, travail salarié, travail créatif et loisirs. Dans le film russe Faute d’amour [Andreï Zviaguintsev, 2017], la police se désintéresse de la fugue d’un enfant et ce sont des bénévoles qui prennent le relais : ils s’organisent en brigade structurée, avec des campagnes d’affichage, des battues, des ambulances, etc. Le bénévolat se substitue ici dangereusement aux services publics, au lieu de leur venir en complément.
Mais il importe de bien définir ce qui relève du travail, qui est une contribution sociale et appelle une rétribution, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement monétaire. S’agissant du travail rémunéré, la difficulté vient du fait qu’actuellement, la rétribution conditionne votre identité, vos protections sociales, votre accès au logement, aux services… Et c’est bien cette dépendance trop étroite entre travail et protection sociale qui pose problème.
Parallèlement à la quête d’un emploi décent pour tous, est-il nécessaire de bâtir les conditions d’une moindre centralité de l’emploi en termes de reconnaissance sociale, de réalisation de soi ?
J.-B. de Foucauld – Dans le travail, une identité se joue, mais cela ne doit pas accaparer l’ensemble de la vie : on doit se battre pour le plein-emploi, mais à temps choisi. En 1980, dans le cadre du club « Échanges et projets », nous écrivions avec Jacques Delors La révolution du temps choisi4… Cette révolution reste à faire ! Le droit de se priver d’un certain revenu pour avoir davantage de temps devrait être un arbitrage permis par la société, sans pénalité ni insécurité, bien au contraire, et même si cela pose des problèmes d’organisation. Alors que l’on scrute les moindres désirs des consommateurs, on ne laisse aucun arbitrage possible sur la question essentielle du temps. Aujourd’hui, opter pour un temps partiel oblige à renégocier son contrat de travail. Ce n’est pas parce que les 35 heures ont laissé de mauvais souvenirs qu’il ne faut pas ouvrir à nouveau le débat sur le temps de travail et les temps sociaux ! J’ai moi-même travaillé à mi-temps pendant trois ans. Sans cela, je n’aurais sans doute pas contribué à la création de Solidarités nouvelles face au chômage. Les gens portent des choses en eux et on les empêche de les réaliser parce que culturellement, dans les entreprises, le temps partiel est mal vu… Pourtant, un salarié sur deux n’est pas heureux au travail5 : il est urgent de repenser notre rapport au temps, dans le sens d’une société écologique et d’une économie collaborative. Nous manquons de créativité ! Le compte épargne temps, par exemple, pourrait servir bien davantage.
G. Almeras – Si activité, travail et emploi doivent être distingués, attention à ne pas basculer de l’un à l’autre dans une même phrase ! L’emploi s’inscrit dans un contrat social, il vise à réguler collectivement la contribution de chacun à la collectivité. Le travail se définit par une utilité sociale, en échange d’une rétribution – une rétribution qui peut se faire sous forme de troc : dans les accorderies, on s’échange des biens et des services. La question du temps de travail est à articuler avec les besoins, en particulier pour s’occuper de sa famille : aujourd’hui, pour une mère seule avec un faible niveau de revenu, il devient impossible de cumuler emploi à temps plein et vie de famille. Comment reconnaître la contribution sociale que représente le fait de s’occuper de ses enfants ou de ses parents dépendants ? Devrait-on valoriser concrètement ces activités qui évitent une prise en charge par le système de protection sociale ? Le compte personnel d’activité pourrait être le lieu de convergence et de dialogue des acteurs pour aborder ces questions.
A. Karvar – Le partage non-régulé du travail est déjà en cours, avec l’explosion des contrats très courts, le temps partiel contraint, en particulier dans l’hôtellerie, la restauration, l’édition, le spectacle6… Il faut des régulations sociales au plus près des salariés, sur les lieux de travail, pour internaliser la flexibilité sauvage et en faire un objet de dialogue et de compromis. Il faut cesser de jeter des individus en dehors du système de travail dès lors que l’on n’en a plus besoin, pour les reprendre aussitôt que la demande économique revient. Des acteurs collectifs puissants sont nécessaires pour proposer des régulations collectives, en tenant compte des aspirations des travailleurs et de l’intérêt des entreprises. La question se pose aussi dans des branches spécifiques d’activité dont le modèle économique repose sur l’emploi ultra-précaire.
Si, en France, le travail occupe une place si centrale, c’est parce que les droits sociaux découlent directement du statut dans l’emploi. Quand le travail devient défaillant, la solidarité prend le relais pour assurer un filet de sécurité aux personnes qui en manquent. Mais nous pourrions penser cette solidarité dans une optique préventive et faire du filet de sécurité un préalable et non un supplétif ! Les revenus du travail pourraient alors être sollicités en plus. Renverser notre rapport à la protection sociale permettrait de dédramatiser le rapport au travail et de l’envisager davantage comme une liberté. En effet, choisir un temps partiel ou démissionner n’entraînerait plus la perte du logement, ni celle de la possibilité de se soigner correctement par une couverture complémentaire.
Malheureusement, les polémiques expéditives de la dernière campagne présidentielle ont escamoté le débat sur le revenu universel, que l’on a seulement défendu dans la perspective d’une réduction du volume du travail due à la robotisation. Cela risque de faire prendre des années de retard à la question fondamentale d’accès aux biens essentiels… Je crois qu’il faut retenir la possibilité, non pas d’un revenu universel, mais d’une dotation, qui peut prendre la forme d’un panier de biens essentiels, comme le préconise Martha Nussbaum7. L’essentiel, c’est ce dont on a besoin pour mener une vie décente et exercer librement sa citoyenneté. Le droit d’accès à ces biens doit être universellement garanti. Et le droit à l’accompagnement des personnes les plus fragiles devrait en fait partie. Je souscris pleinement à l’appel de M. Nussbaum à un débat collectif pour définir ces biens essentiels et le socle de droits dont chacun a besoin. Il faut de toute évidence soustraire ces biens de la sphère marchande pour en rendre l’accès possible à tous8. Tout le reste sera complété par le travail rémunéré.
« L’essentiel, c’est ce dont on a besoin pour mener une vie décente et exercer librement sa citoyenneté, y compris le droit à l’accompagnement. » A. Karvar
G. Almeras – Les personnes que nous accompagnons, qui sont les plus précaires, disent : ce qu’on veut d’abord, c’est exister, être utiles pour la société. Elles craignent qu’un revenu universel ne les assigne à résidence. Il ne faut pas envisager le débat à partir de la question de l’argent : cela pourrit tout. Il faut d’abord affirmer que chacun est invité à contribuer, car le travail permet une reconnaissance par l’autre. Il s’agit de penser ensemble contribution et protection, comme le suggère l’idée de revenu contributif ou l’idée de panier des biens essentiels que propose Anousheh Karvar.
Une façon de créer de l’emploi est de subventionner des activités utiles à la société, mais non solvables sur le marché. Est-ce à l’État de réorienter l’économie vers des activités soutenables et au service de l’homme ?
A. Karvar – Une planification est nécessaire pour choisir les activités souhaitables ou non. Mais aujourd’hui, dans nos sociétés interdépendantes, définir ce vers quoi nous voulons aller ou établir une garantie d’accès à des biens essentiels, cela suppose de réfléchir à une échelle qui dépasse celle d’un pays. A minima, il faudrait penser notre futur commun à l’échelle européenne. Il revient aux pouvoirs publics d’organiser cette délibération à la bonne échelle, et aux citoyens d’y participer et de l’orienter.
J.-B. de Foucauld – Le Pacte civique et Solidarités nouvelles face au chômage demandent la tenue d’états généraux du travail et de l’emploi, pour justement réfléchir au modèle que l’on veut construire. Il faut aborder la question par en haut, en faisant bénéficier d’un « capital initiative », financé par la collectivité, toute personne prenant une initiative. C’est pour moi la seule forme acceptable du revenu d’existence. Et cette initiative pourrait même être un temps sabbatique. Mais donner de l’argent sans rien demander en retour est pour moi une faute anthropologique. La Constitution rappelle d’ailleurs le devoir de travailler. Il faut aussi prendre la question par en bas : maintenir les contrats aidés, instaurer le droit à une subvention et à un accompagnement pour que toute personne au chômage soit employée pendant un certain temps. Et penser une régulation pour absorber progressivement toutes les personnes au RSA. Toutes les entreprises, par exemple, au-delà d’une certaine taille, devraient s’imposer l’embauche de chômeurs de longue durée.
G. Almeras – Nous avons besoin de nous dire collectivement ce que l’on souhaite faire ensemble pour prendre soin de la création et assumer nos responsabilités. Quels sont nos droits ? Quels sont nos devoirs ? Avec l’initiative « Territoires zéro chômeurs de longue durée », nous faisons le pari d’expérimenter en partant des plus fragiles et en mettant l’ensemble des acteurs d’un territoire autour de la table. Il s’agit de proposer à des chômeurs de longue durée volontaires un emploi à durée indéterminée et à temps choisi, répondant à des besoins identifiés localement. Et les initiatives qui me semblent les plus prometteuses sont liées à la transition écologique ou au développement durable. Ce sont elles qu’il faut soutenir et évaluer. Les contrats aidés, dont Territoires zéro chômeurs proposent finalement une variante, sont essentiels pour permettre de soutenir une activité salariée ou bénévole à plusieurs dimensions (la personne, le social, le territoire). Mais il faut aussi reconnaître que certains ne sont pas en capacité de participer aux exigences du secteur marchand.
Propos recueillis par Aurore Chaillou et Louise Roblin, à Paris, le 25 octobre 2017.
1 Anousheh Karvar s’exprime ici à titre personnel. Ses propos n’engagent aucune des institutions auxquelles elle appartient ou a appartenu.
2 Voir dans ce dossier l’article d’Hervé Garnier sur l’enquête « Parlons travail » [NDLR].
3 La théorie des « capabilités » a été développée par l’économiste indien Amartya Sen et la philosophe américaine Martha Nussbaum. C’est une capacité d’agir et de choix qui suppose que chacun soit préparé, grâce à l’éducation notamment, et grâce à des conditions matérielles d’existence suffisantes [NDLR].
4 Ouvrage collectif du club « Échanges et projets », Albin Michel, 1980.
5 Selon la Fabrique Spinoza.
6 Cf. A. Karvar, « Réinventons notre modèle social », Revue Projet, n°336-337, oct.-déc. 2013.
7 Philippe Van Parijs (philosophe et sociologue) et Jean-Marc Ferry (philosophe) ont poussé ces questions très loin, butant sur la question du financement.
8 A. Karvar, « Soustraire l’énergie à la logique du marché », www.revue-projet.com, 18/03/2015 [NDLR].