Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Quels progrès considérables en quinze ans ! Des acteurs importants de la génération d’électricité (E.ON, Engie) se défont de leurs centrales de production thermiques au profit des énergies renouvelables. Grâce, entre autres, à la transition énergétique (Energiewende) lancée par l’Allemagne, des progrès techniques considérables ont permis d’amener le solaire et l’éolien à des prix désormais compétitifs. En 2015, les investissements réalisés en ce domaine s’élevaient à plus du double de ceux effectués dans les nouvelles centrales à charbon ou à gaz. Les moteurs des véhicules thermiques continuent à réduire drastiquement les émissions et le véhicule électrique ou à hydrogène devient un mode de mobilité crédible. Un véhicule neuf, sorti des usines de Renault ou PSA, intègre désormais 30 % de matières recyclées. Des entreprises se donnent publiquement l’objectif d’arriver, d’ici quelques années, à un impact zéro carbone et les actionnaires de grandes entreprises, comme ExxonMobil, leur demandent de justifier comment elles prennent en compte le changement climatique dans leur activité1. Malgré tout, nous sommes en train de dangereusement diverger du scénario limite d’une augmentation de température, réduite à 2°C, par rapport à l’ère préindustrielle.
Nous n’arrivons pas suffisamment à découpler développement économique et émissions de gaz à effet de serre (GES) : « l’effet parc » ralentit l’impact de technologies moins émettrices, le temps que l’intégralité du parc existant se renouvelle, puisque le remplacement émet des GES ; « l’effet rebond » fait que, tout en améliorant les performances énergétiques des équipements, nous en multiplions la diversité et les quantités.
Surtout, une grande partie de l’humanité tente de rejoindre, peu à peu, le mode de vie occidental, basé sur un système en boucle ouverte – extraire, transformer, utiliser, jeter – avec un énorme gaspillage de ressources et d’énergie. Notre développement économique est fondé sur une accélération constante de ce mouvement et l’obsession d’augmenter continûment les quantités produites. C’est bien le cœur de cette logique qu’il faut changer si nous voulons vraiment diminuer nos émissions, tout en s’attachant à développer une économie plus inclusive, capable de répondre aux besoins réels des populations.
De nombreux scénarios ont été élaborés au niveau mondial, par grandes plaques géographiques – y compris en France, lors du débat sur la transition énergétique. Ils comportent bien des différences, mais nombre d’entre eux montrent qu’il est (encore) possible d’atteindre des objectifs environnementaux, sans révolution technologique majeure, à un coût parfaitement absorbable par nos économies. Bien sûr, ces scénarios sur le papier ne font pas tout, mais la multiplicité des chemins imaginés convainc que c’est faisable. L’enjeu est d’engager une dynamique. C’est finalement un enjeu social, sociétal, culturel, bien plus que technique et financier. C’est donc une affaire de leadership, de conviction, de vision. Et c’est dans cette dynamique qu’il s’agit d’engager nos entreprises.
C’est une affaire de leadership, de conviction, de vision.
Mais pour y arriver, il faut que la question devienne centrale dans leur stratégie. Les entreprises ont raison de dire qu’on ne peut pas aborder la question de l’environnement sans aborder celle de l’économie, mais l’inverse est tout aussi vrai : il n’est plus pensable aujourd’hui de parler équilibres économiques, développement, emplois, accords commerciaux, sans parler climat. Et c’est là, bien entendu, que le bât blesse, tant ce dernier point reste éloigné de l’esprit d’une grande majorité des leaders du monde économique2.
Plusieurs facteurs contribuent à faire de l’environnement une préoccupation des entreprises : les normes et les lois qui mettent les productions de l’entreprise sous contrainte, par l’interdiction ou par la taxe ; la pression de l’opinion publique et des ONG qui expriment, explicitement, des attentes sur le comportement des entreprises, altèrent leur image et peuvent d’une certaine façon bloquer ou, au contraire, faciliter leur « droit à opérer » ; l’influence des actionnaires ; une compréhension des évolutions macro-économiques, quand des entreprises s’inquiètent des valeurs à long terme de leurs mines de charbon, des gisements d’hydrocarbure (ou de tout produit ou service fortement émetteur) ou quand elles essayent de se développer sur des créneaux durables.
Mais tous ces éléments, pour essentiels qu’ils sont, suffisent-ils à mobiliser la dynamique et la force créatrice des entreprises au service d’un futur durable ? Celles-ci sont accaparées par la tension opérationnelle et la nécessité de trouver leur chemin dans un monde compétitif et volatil. Même pour les plus vertueuses d’entre elles, il semble difficilement imaginable qu’elles « puissent prendre des engagements qui mettraient en danger leur rentabilité », comme le justifie Pierre-André de Chalendar, PDG de Saint-Gobain et alors président de l’association Entreprises pour l’environnement3. Or considérer que « l’environnement est mon combat, mais sous réserve que je ne mette pas en danger ma rentabilité et que je ne change pas mon business model » n’a pas du tout la même force que de considérer que « l’environnement est mon combat donc je trouve le chemin économique pour y arriver ».
Dans le premier cas, je ne m’occupe du climat que dans la mesure où j’y vois des opportunités commerciales ou d’image, en prenant garde de ne pas me mettre à risque : ce qui n’en fait pas un combat mais, au mieux, un attentisme opportuniste. Dans le second, j’en fais un objectif à part entière de l’entreprise et je suis prêt à reconsidérer mon activité et mes orientations en conséquence. Ici aussi, il est nécessaire de rechercher les conditions de la profitabilité. Car une entreprise qui n’est pas profitable n’est pas à même d’innover, d’investir et donc de participer à la construction de ce monde futur. Mais entre les deux approches, la dynamique et les résultats sont radicalement différents. La différence ne tient pas tant dans la technique ou la finance que dans le regard porté4.
La différence ne tient pas tant dans la technique ou la finance que dans le regard porté.
Ce changement de regard ne peut avoir qu’une origine : le sentiment de responsabilité. C’est sur ce fondement que l’entreprise pourra se sentir pleinement concernée par cette question majeure et se demander sans cesse comment elle – avec son savoir-faire, ses outils, sa créativité – peut contribuer à un futur souhaitable. Et ce sentiment de responsabilité, s’il naît de chacune des personnes engagées dans l’entreprise, demande à être partagé pour devenir un sentiment collectif – en d’autres mots, une « culture d’entreprise ». Nous sortons alors d’une logique où l’entreprise poursuit un mono-objectif (maximiser la profitabilité), éventuellement sous contrainte (sociale, environnementale), pour entrer dans une logique de poursuite de plusieurs objectifs concomitants, avec leurs tensions inévitables.
Ma conviction est que ce changement culturel est non seulement indispensable, mais possible. Dès aujourd’hui et dans le contexte concurrentiel qui est le nôtre. Les changements pour la sécurité au travail réalisés ces trente dernières années donnent une bonne idée du type de transformation dont il s’agit et de sa faisabilité. Dans les entreprises occidentales du moins, plus un investissement, plus un chantier n’est démarré, plus une usine ne fonctionne sans que la question de la sécurité ne soit intégrée. Et il ne viendrait à l’esprit de personne de dire « je m’occupe de la sécurité au travail sous réserve que cela n’impacte pas ma rentabilité ». La transformation environnementale répond au même type d’approche, à ceci près qu’une bonne maîtrise opérationnelle permet de tendre vers la sécurité recherchée, alors que la poursuite des objectifs environnementaux va bien au-delà : outre l’aspect opérationnel, elle a une incidence sur la stratégie même de l’entreprise, les produits et services qu’elle offre, comme les modes de vie qu’elle suscite.
Développer ce sentiment de responsabilité suppose une interrogation personnelle : Qu’est-ce qui est bon ? Juste ? Souhaitable ? Qu’est-ce que le bien commun ? Le rôle de l’économie ? Qu’est-ce que tout cela signifie pour moi ? Pour la collectivité dans laquelle je suis engagé ? Comment cela me touche-t-il ? Quelle importance suis-je prêt à lui donner ? Un aller-retour est ici indispensable entre la raison qui permet de discerner et les sentiments qui mettent en mouvement.
Un aller-retour est indispensable entre la raison qui permet de discerner et les sentiments qui mettent en mouvement.
Encore faut-il prendre les moyens de cette réflexion. C’est un des rôles majeurs de l’éducation et des formations initiales, qui doivent être renforcées dans ce sens. Mais prendre soin de se former humainement, philosophiquement, techniquement, spirituellement… est aussi une exigence tout au long de sa vie professionnelle. Pour pouvoir, sans rêver à un monde parfait, apprendre à discerner ce qu’il est possible de faire, là où il est possible d’agir concrètement et de transformer. Cette réflexion, cette capacité à se laisser remuer en profondeur par ces questions suppose d’aller chercher des racines à l’extérieur. De trouver des modes de réflexion et d’actions collectifs. Car la seule logique de l’entreprise risque de nous embarquer, de nous ôter toute prise de recul. La force de la pression opérationnelle et les dynamiques de groupe y sont telles qu’elles font aisément apparaître comme acceptables des orientations que nous refuserions immédiatement, pour peu que l’on ait gardé une réelle capacité de discernement.
Contrairement à bien des idées reçues, c’est à ce moment qu’on se rapproche le plus de ce qui fait l’entreprise : l’envie de construire, d’entreprendre, de créer un monde nouveau. Il n’y a pas besoin d’entreprise pour produire : une production répétitive se contente très bien d’un travail accompli par des journaliers aux tâches bien définies. C’est le besoin d’innover, de créer qui nécessite la création d’un collectif. De ce point de vue-là, l’entreprise possède une puissance incomparable. Et les salariés et les dirigeants témoignent de l’extraordinaire vitalité qui s’y manifeste dès que l’on ouvre la porte au sens, comme si on ôtait alors un couvercle.
La responsabilité environnementale impose un regard systémique, à ne jamais lâcher : les actions de mon entreprise sont-elles compatibles avec un monde décarboné ? Plus encore, participent-elles à son avènement ? Que peut-on faire de plus pour aller dans ce sens ? Là encore il s’agit de vision, de leadership, de capacité à entraîner, à convaincre, à transformer. Seulement après, viennent les tensions et les arbitrages techniques et financiers : ce risque, l’entreprise est-elle prête à le prendre ? Va-t-elle retrouver l’argent mis dans cet investissement ? Va-t-elle réussir à vendre ce produit à un prix qui lui permet de couvrir son développement et ses coûts de fabrication ? Nous savons très bien, en entreprise, que l’on n’a pratiquement aucune chance d’atteindre un objectif si on ne le vise pas et si l’on n’est pas, en permanence, en train de vérifier que l’on est sur la bonne trajectoire. C’est pour cela que l’objectif environnemental doit être au cœur.
Nous sommes trop souvent tombés dans une parole asservie, un message prédéterminé au service d’intérêts particuliers.
Mais l’entreprise n’est pas seule et doit travailler avec d’autres acteurs de la société. Il est pour cela fondamental que sa parole soit crédible. Nous sommes trop souvent tombés dans une parole asservie, un message prédéterminé au service d’intérêts particuliers. Une parole simplifiée, devenue publicité, lobbying. Il est nécessaire de trouver les moyens d’une parole libre, d’une parole vraie, faite pour échanger, pour se laisser déplacer, pour construire ensemble. Une parole qui sache reconnaître la complexité des situations, le caractère souvent imparfait et ambigu des actions et des sentiments humains. Cette parole retrouvée est un enjeu clé de la revitalisation du débat démocratique. Il faut apprendre en entreprise à se mettre en risque, à reconnaître à la fois le verre à demi vide et à demi plein. Ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.
Il y a, dans les faits, une communauté de vue entre les contempteurs les plus sévères des entreprises et certains de ses défenseurs autoproclamés, qui n’y voient aucun espace en-dehors des questions d’intérêt immédiat et de contrainte. Or le rôle des entreprises, et à vrai dire leur intérêt bien compris, est de trouver une place pérenne, d’être reconnues comme des acteurs de la construction du monde de demain. Cela suppose d’aller au-delà de la myopie d’un intérêt privé exclusif et de court terme.
De nombreuses entreprises pensent être au maximum de ce qu’elles peuvent faire au service de l’environnement5. Mais si beaucoup portent désormais une attention à l’environnement, développent des gammes de produits « verts », très peu engagent leur nature sur la question climatique. C’est pourtant à la fois possible, y compris dans la logique concurrentielle, et la seule vue qui peut nous faire gagner le combat pour le climat.
Il y a certes des limites à ce que l’entreprise peut faire seule. Il faut des normes et des régulations aux portées les plus larges possibles, un financement des efforts initiaux de R&D et du début des courbes d’apprentissage, un signal carbone fort, robuste et pérenne. Mais les entreprises peuvent aller beaucoup plus loin que ce qu’elles font aujourd’hui. Exigeons d’elles davantage. Aidons-les à aller plus loin. Plus elles s’engageront résolument dans cette voie, plus elles attireront les collaborateurs les plus enthousiastes et les plus innovants. Plus le regard de la société deviendra exigeant et plus cela aidera le système à basculer.
1 « ExxonMobil contraint à la transparence par ses actionnaires », Le Monde, 31 mai 2017.
2 Pour ne prendre que l’exemple de la France, il est étonnant de voir à quel point, à peine quelques semaines après les débats sur la transition énergétique, la question environnementale était absente des discussions sur le pacte de responsabilité ou sur le Tafta (le traité transatlantique de libre-échange - abandonné depuis).
3 Pierre-André de Chalendar, Notre combat pour le climat. Un monde décarboné et en croissance, c’est possible, Le Passeur, 2015, p. 80 et p. 136.
4 Frédéric Baule, Xavier Becquey, Cécile Renouard, L’entreprise au défi du climat, L’Atelier, 2015.
5 « Les entreprises arrivent à la limite de ce qu’elles peuvent faire seules » comme le dit Pierre-André de Chalendar, op. cit., p. 10.