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En octobre 2015, le gouvernement de la République populaire de Chine annonçait officiellement la fin de la fameuse « politique de l’enfant unique », en vigueur depuis plus de trente ans. Il est désormais permis aux couples chinois d’avoir deux enfants, s’ils le désirent. La décision était attendue : en 2013, il avait déjà été concédé aux couples formés de deux enfants uniques d’avoir deux enfants. Au moins dans les zones urbaines, une grande partie des jeunes en âge de se marier sont des enfants uniques et cette dérogation était déjà de fait une reconnaissance de la nécessité d’abandonner la politique antérieure de restriction de la fertilité. Ce virage est le fruit d’évaluations à caractère démographique et économique plus que de considérations liées à l’impact social et humain des mesures précédentes.
La politique de l’enfant unique a été introduite en 1979. Mais depuis au moins le début des années 1970, donc encore à l’époque maoïste (entre 1949 et 1976, année de la mort de Mao Zedong), les couples étaient invités à faire moins d’enfants, à les avoir plus tard et à espacer davantage les naissances. De fait, l’amélioration de la santé maternelle et infantile après la fondation de la République populaire de Chine (proclamée le 1er octobre 1949), la disponibilité de moyens contraceptifs – surtout dans les zones urbaines – avaient déjà contribué à abaisser le taux de fécondité qui, à la fin des années 1970, se situait, en moyenne, à 2,98 enfants par femme. Avec le lancement des réformes économiques, le spectre de la surpopulation a commencé à être redouté comme l’une des principales menaces pour le développement chinois. En s’appuyant sur des modèles mathématiques et des projections démographiques, il était évalué que la croissance démographique serait telle qu’elle saperait les objectifs économiques indépendamment d’autres considérations à caractère social1. On a alors adopté la solution d’une réduction drastique des naissances, sous le niveau de renouvellement : un seul enfant par couple.
Par rapport aux objectifs démographiques fixés, le projet n’a certainement pas échoué. Actuellement, le taux de fécondité chinois est de 1,67. La transition démographique qui a accompagné l’industrialisation en Europe et dans d’autres pays asiatiques, comme le Japon, en l’espace de quelques générations, s’est accomplie en Chine en quelques années grâce à la mobilisation d’un vaste appareil bureaucratique : une série de pressions économiques et sociales et l’utilisation de méthodes coercitives ont permis de contrôler le comportement reproducteur des couples.
Il s’est agi certainement d’une des plus grandes expériences d’ingénierie sociale et démographique, attestant, pour le meilleur et pour le pire, de la capacité du gouvernement chinois à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés en façonnant comportements et valeurs sociaux2.
Les coûts de la mise en œuvre de ce projet et ses conséquences à long terme sont élevés en termes sociaux et humains. Un système d’incitations et de mécanismes de dissuasion, à caractère moral mais aussi matériel, devait garantir le respect des contraintes de reproduction. Les incitations tenaient dans la promesse faite aux parents de donner à l’héritier plus d’opportunités éducatives et de sécurité matérielle, en cohérence avec le discours officiel centré sur « l’amélioration de la qualité de la population ». La planification et la limitation de la natalité devaient servir à améliorer la santé et à élever le niveau culturel de la population3. Ce discours a alimenté des attentes individuelles et l’investissement croissant des parents dans la réussite de leurs enfants au sein d’une société de plus en plus concurrentielle. Sur le plan pratique, les mesures incitatives ont été peu de chose mais, sur le plan symbolique, elles ont eu un poids énorme pour modeler le comportement reproducteur, surtout dans les zones urbaines. Aussi bien, il semble difficile que l’arrêt de la politique de l’enfant unique se traduise dans l’immédiat par une augmentation des naissances.
Les mesures incitatives ont eu un poids énorme pour modeler le comportement reproducteur.
La pénalisation pour les couples qui ne respectaient pas la limitation de la fécondité se traduisait avant tout par des sanctions économiques, très onéreuses. Et l’application de cette politique, surtout dans les zones rurales ou chez les migrants des villes, a souvent été abusive. Un instrument de pression, ou mieux de punition, consistait dans la négation de l’accès aux services fondamentaux qui, en Chine, est fortement lié au droit de résidence. Ainsi, dans certains cas, les fonctionnaires ont refusé aux enfants nés hors des quotas l’enregistrement à l’état civil, leur fermant l’accès aux services éducatifs et sanitaires.
Les dénonciations de violation des droits humains commis par des cadres locaux ont été nombreuses, jusqu’aux années récentes, portant surtout sur les avortements forcés, même pour des grossesses très avancées. Il y a quelques années, la plainte déposée par le mari d’une jeune femme de 23 ans, contrainte par la violence à avorter au 7e mois de grossesse, suite au refus du couple de payer l’amende prévue pour le deuxième enfant, a fait scandale. Récemment, une autre femme s’est plainte d’avoir été forcée à avorter au huitième mois, faute de quoi son mari policier aurait perdu son emploi4.
Plusieurs facteurs ont contribué à donner à la politique de l’enfant unique un caractère encore plus oppressif. Les fonctionnaires et les cadres chargés de faire respecter les quotas maximums de nouveaux nés, pour chaque localité, ont joué un rôle critique. En effet, la capacité à faire respecter le plan était un des critères d’évaluation de leur carrière, les poussant à recourir à des pressions illégitimes, jusqu’à la violence psychologique et physique. Mais le système d’amendes et de sanctions garantissait des rentrées financières. Donc, si un couple était disposé à payer les amendes très élevées prévues, le respect des quotas passait finalement au second plan par rapport aux nécessités financières du système.
La politique de l’enfant unique a eu un impact très différent dans les zones urbaines et les zones rurales. En ville, son application a été facilitée par le contexte culturel et social. Dans les villages, elle a régulièrement donné lieu à l’utilisation de méthodes coercitives, bien que, elle ait souvent été appliquée de manière moins rigide : par exemple, il était permis aux couples qui avaient une fille d’essayer d’avoir aussi un héritier mâle. L’un des effets de la politique de l’enfant unique, dans de nombreuses régions, a d’ailleurs été un déséquilibre du sex ratio5, avec un accroissement non naturel des naissances de garçons par rapport aux filles, causé par l’avortement sélectif (pourtant interdit par la loi), par l’infanticide féminin6 et par l’abandon des petites filles alimentant le trafic des adoptions7. Un tel effet traduit la préférence traditionnelle pour l’héritier mâle que la société chinoise a en commun avec d’autres cultures, même si elle n’est pas généralisée : les couples urbains, bien souvent, préfèrent une fille. Même dans les zones rurales, des analyses plus détaillées ont montré qu’un sex-ratio très déséquilibré, avec un rapport entre garçons et filles jusqu’à 130/100, était circonscrit à quelques zones spécifiques. Pour autant, le recensement national de 2010 a révélé que le sex-ratio à la naissance s’établissait, cette année-là, à 118 garçons pour 100 filles8. Dès lors, 20 millions de jeunes garçons seraient actuellement en surnombre, avec des difficultés pour fonder une famille. Les « villages de célibataires », dans quelques zones rurales, sont la conséquence la plus éclatante de cette situation : un phénomène qui risque d’alimenter l’instabilité sociale9.
20 millions de jeunes garçons seraient actuellement en surnombre, avec des difficultés pour fonder une famille.
Le sujet le plus sensible lié à la politique de contrôle des naissances a été l’émergence dans les zones urbaines d’une génération de « fils uniques » de moins de 30 ans, sans frères et sœurs. Cela signifiait une révolution sociale et culturelle sans précédent en Chine. L’importance de la famille dans la société chinoise comme base de l’ordre social et du système de valeurs est bien connue. La réformer était un des piliers de tous les projets de modernisation menés par les élites politiques et intellectuelles chinoises. L’opinion publique chinoise a souvent considéré ce phénomène de l’enfant unique comme ayant des effets négatifs, enfantant de « petits empereurs » : une génération de petits garçons égocentriques, gâtés par des parents incapables de leur refuser quoi que ce soit, irrespectueux et sensiblement asociaux, ayant grandi dans des familles toujours plus centrées sur l’enfant. Et face à cette image du « petit empereur », il y a celle d’un jeune triste et seul, écrasé par l’affection mais surtout par les attentes des parents, incapable de développer des rapports sociaux et de l’autonomie10. La littérature sur cette génération de fils uniques est aujourd’hui abondante, avec des analyses à vrai dire contradictoires. Le stéréotype a été en partie confirmé, d’une importante fragilité de cette génération, qui a grandi sous l’aile protectrice des parents et pas toujours prête pour la compétition et le risque. Cependant, le caractère asocial et la propension à la solitude ne semblent pas être des caractéristiques dominantes, grâce à l’importance prise par le groupe de pairs au cours de la croissance11.
Mais au-delà de la perception de l’opinion publique, l’impact de la politique de l’enfant unique a été évalué de plus en plus négativement au cours des dernières années sur le plan sociologique comme sur les plans démographiques et économiques. La réduction drastique de la natalité a causé un vieillissement rapide de la population. On s’attend à ce que, avec l’allongement moyen de la vie, 30 % de la population en 2050 soit âgé de plus de 64 ans. Le risque est considérable pour le futur de la Chine, surtout sur le plan économique12.
Le vieillissement pose et posera une forte pression sur les ressources financières du pays.
Le vieillissement pose et posera une forte pression sur les ressources financières du pays face aux dépenses de santé, d’assistance et d’accompagnement des personnes âgées. Le système de retraites chinois ne pourra pas répondre à la demande de soutien. Une bonne partie de l’aide sociale est actuellement déléguée à la famille. Et ces dernières années, le gouvernement encourage la promotion de certaines valeurs traditionnelles, liées à l’éthique confucéenne. L’opinion publique, même étrangère, a été frappée par l’accent mis sur la « piété filiale », la tradition et la dévotion que les enfants doivent à ceux qui les ont mis au monde - une valeur fortement critiquée par les réformateurs du XXe siècle comme symbole de l’oppression de la société chinoise traditionnelle sur la liberté et les aspirations individuelles. Cette inflexion répond à la nécessité de promouvoir une plus grande cohésion entre les générations, nécessaire pour répondre à des exigences sociales nouvelles. En 2013, une loi a même été promulguée qui oblige les enfants à rendre visite aux parents et à en prendre soin. Mais l’affirmation des valeurs familiales suffira-t-elle ? Avec la politique de l’enfant unique, le soin des deux parents et des quatre grands-parents repose sur une seule personne : une charge difficilement soutenable, aux plans psychologique et matériel.
Autre élément préoccupant lié au vieillissement de la population : la diminution constante de la force de travail. L’industrialisation chinoise s’est basée, jusqu’à présent, sur la disponibilité constante d’une main-d’œuvre à bas prix qui est vouée à diminuer dans les prochaines décennies.
La politique de l’enfant unique s’est ainsi révélée, aux yeux des responsables, un choix à revoir, en favorisant plutôt un accroissement des naissances pour assurer le niveau de remplacement : non plus un mais deux enfants. Une augmentation de la natalité pourrait à long terme éviter les effets du vieillissement de la population sur le développement chinois, en termes de force de travail, de pression sur les ressources financières et sur le système de santé.
À court et moyen termes, on attend qu’elle donne une impulsion forte à la consommation interne qui, dans la prospective du gouvernement, devrait devenir le premier moteur de l’économie, en réduisant la dépendance aux importations et aux investissements étrangers. Les besoins matériels et éducatifs des enfants, sur lesquels les couples chinois se sont montrés prêts à investir lourdement, pourraient grandement soutenir l’industrie et les services. Un puissant business s’est développé, alimenté par la volonté des parents d’offrir le meilleur en termes de formation, même extrascolaire, et de bien-être. On s’attend à ce que cette tendance s’étende à toute la progéniture en cas de naissance d’un deuxième enfant13.
Reste que le choix du gouvernement d’abandonner l’obligation de n’avoir qu’un enfant a été accueilli avec scepticisme. Peut-il constituer un véritable tournant dans le comportement reproducteur des couples chinois ? Beaucoup en doutent.
Sur un plan strictement démographique, diverses inquiétudes demeurent quant à l’inversion d’une tendance désormais établie d’une faible natalité. Est-il avéré que tous les couples chinois sont prêts à avoir deux enfants ? Les projections d’une augmentation de la natalité quand, en 2013, on a permis aux couples formés par deux enfants uniques d’avoir un deuxième enfant, se sont révélées erronées14. Dans les villes surtout (où vit, déjà, 50 % de la population chinoise, un pourcentage qui pourrait atteindre 70 % d’ici quelques années), les couples ne veulent pas plus d’un enfant, et de plus en plus n’en veulent pas du tout.
Dans les villes surtout (où vit, déjà, 50 % de la population chinoise), les couples ne veulent pas plus d’un enfant, et de plus en plus n’en veulent pas du tout.
Parmi les facteurs d’ordre structurel, on a mis en évidence les coûts élevés de la vie en Chine, qui rendent difficilement soutenable le fait d’avoir deux enfants, et le déséquilibre dans la charge de travail familial et domestique entre le père et la mère. La double charge – soin des enfants et travail extérieur – comme le manque d’organisation adaptée pour soutenir le couple parental (en Chine aussi, les grands-parents constituent un réseau fondamental d’aide pour les parents qui travaillent) rendent l’élargissement de la famille peu désirable15. S’y conjuguent des raisons culturelles liées à l’importance attribuée par les jeunes à la réalisation de leurs aspirations individuelles, surtout professionnelles et sociales. Les attentes en termes d’opportunité d’instruction et de carrière que les parents ont pour leurs enfants, rendent préférable d’investir sur un seul héritier. L’importance attribuée à la famille et à son bien-être ne rend-elle pas désirable d’en réduire la dimension face aux coûts auxquels ses membres sont appelés à faire face ? Comme dans les pays développés, l’augmentation de la natalité, au moins dans la Chine urbaine, ne peut être associée qu’à un plus grand soutien économique à la famille ; mais celui-ci ne semble pas être dans les plans du gouvernement. La promotion d’une politique de « deux enfants par famille » semble d’ailleurs ne plus être vraiment à l’ordre du jour d’une bureaucratie jusqu’ici vouée à l’application du plan de limitation des naissances. Malgré l’élimination de l’interdiction d’avoir deux enfants et un peu de propagande médiatique, aucune action spécifique pour favoriser une augmentation des naissances n’a été engagée par les autorités provinciales déléguées à l’application de la politique familiale et démographique.
On entend certes des discours en faveur d’une natalité plus importante, dans une grande partie de l’opinion, particulièrement dans les milieux cultivés, malgré la perception diffuse que la Chine est toujours surpeuplée. Mais, si la « politique de l’enfant unique » a été vue par une grande partie de l’opinion publique occidentale comme une violation de la liberté fondamentale de se reproduire, nombre de citadins chinois y ont vu une étape nécessaire pour garantir un futur à leur propre pays et à leurs enfants. L’attention s’est focalisée sur ce qui était gagné plus que sur ce qui était perdu : les générations nées après les années 1980 sont conscientes d’avoir eu une vie meilleure que celle de leurs parents et elles s’attendent à ce qu’il en soit de même pour leurs propres enfants16. Les avortements forcés, les stérilisations, les violences ont été jugés comme des distorsions et non comme la conséquence d’un choix erroné. Le discours sur la « qualité de la population » a été intériorisé au point que le virage du gouvernement sur la possibilité d’avoir deux enfants a été perçu avec anxiété. Et ces préoccupations se sont étendues avec la prise en compte de la dégradation de l’environnement et de l’appauvrissement des ressources naturelles, qui pourraient empirer si la Chine devait connaître un babyboom.
La dégradation de l’environnement et l’appauvrissement des ressources naturelles pourraient empirer [avec] un babyboom.
La crainte des élites cultivées chinoises est que le choix d’abandonner la politique de l’enfant unique ne tienne pas compte de ce que certaines valeurs traditionnelles – perçues comme rétrogrades – influeraient de manière négative sur les stratégies familiales. Quant à l’Occident, il considère la faible fertilité chinoise comme imputable d’abord aux restrictions imposées par le gouvernement, sans y voir une mutation culturelle de plus grande portée.
En conclusion, toute prévision sur l’impact réel du virage du gouvernement chinois quant au profil démographique du pays est rendue difficile par la complexité des éléments en jeu dans les choix des couples. Il faudra une dizaine d’années pour qu’il soit possible d’en évaluer le sens sur l’évolution démographique, mais aussi sociale et culturelle, de la Chine.
Ce texte, publié à l’automne 2016 dans Aggiornamenti Sociali, a été traduit de l’italien par Anne-Dominique Gonin.
1 Susan Greenhalgh, Just One Child: Science and Policy in Deng’s China, University of California Press, 2008.
2 Fong Mei, One Child : The Story of China’s Most Radical Experiment, Oneworld, 2016
3 Tamara Jacka, « Cultivating Citizens : Suzhi (Quality) Discourse in the PRC », Positions : East Asia Cultures Critique, 17 :3, 2009, pp. 523-535.
4 Yuan Ren, « Forcing a woman to have an abortion at eight months : Welcome to 21st century China », The Telegraph, 11 September 2015.
5 Indicateur démographique de base définissant le rapport des sexes d’une population donnée [NDLR].
6 Xinran [trad. : Françoise Nagel], Messages de mères inconnues, éditions Philippe Picquier, 2011.
7 Kay Ann Johnson, China’s Hidden Children. Abandonment, Adoption, and the Human Costs of the One-Child Policy, University Of Chicago Press, 2016.
8 D’après le chiffre fourni en 2011 par Xinhua, l’une des deux agences de presse nationale chinoise.
9 Zhang Hui, « Rural bachelor’s crisis worsen », Global Time, 24 février 2016.
10 Xinran, L’enfant unique, éditions Philippe Picquier, 2016 [2015].
11 Cameron et al., « Little Emperors : Behavioral Impacts of China’s One-Child Policy », <science.sciencemag.org>, janvier 2013.
12 Banister et al., « Population aging and economic growth in China. Program on the Global Demography of Aging Working », paper n° 53, Harvard University, 2010.
13 Jin Keyu, « Two Children Will be Better than One for the Chinese Economy », South China Morning Post, 8 Janvier 2016.
14 Stuart Basten et Baochang Gu, « Childbearing preferences, reform of family planning restrictions and the Low Fertility Trap in China », Oxford Centre for Population Research, Working Paper No. 61, 2013.
15 Stuart Gietel-Basten, « Why scrapping the one-child policy will do little to change China’s population », The Conversation, 29 octobre 2015.
16 Sheng Yun, « Little Emperors », The London Review of Books, vol. 38, n°10, 19 Mai 2016