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Les régions rurales de très haute densité démographique (plus de 500 hab./km2) sont souvent considérées comme « surpeuplées1 », soumises à de hauts risques environnementaux et sociaux du fait de la pression sur les ressources agricoles et sur le milieu. La théorie malthusienne, anti-populationniste, est fondée sur deux affirmations : lorsque la population croît, la production augmente moins proportionnellement, du fait des rendements décroissants en agriculture et il existe un optimum de population à ne pas dépasser, au- delà duquel la pression sur les ressources entraîne des dégradations environnementales, des crises économiques et des conflits pour le partage de ces ressources. Or cette théorie ne résiste pas aux nombreuses études sur les stratégies mises en l’œuvre par les populations des campagnes d’Asie très peuplées.
La lente densification de la population rurale dans certaines plaines anciennement peuplées d’Asie va dans le sens des théories inverses qui considèrent qu’une abondante population est source de richesse (en main-d’œuvre et consommateurs) et facteur de croissance économique2. La croissance démographique est aussi « un important facteur de mobilité sociale » notait Alfred Sauvy. Ester Boserup a montré la capacité d’adaptation des sociétés agricoles à intensifier leurs systèmes de culture sous la pression des densités démographiques3. Cependant, les analyses critiques de certains démographes4 soulignent la limite des théories populationnistes dès que l’on aborde la question urbaine et celle de l’impact de l’accroissement de la population sur l’environnement. À l’échelle locale, les théories trop simplistes des populationnistes comme des néo-malthusiens ne résistent pas aux réalités sociales. Elles ne prennent pas en compte les nombreux facteurs expliquant l’impact de l’homme sur la nature et l’utilisation des ressources : la technologie, les modèles de consommation, les politiques publiques, la culture, la répartition des terres et des richesses ou encore les modes d’organisation des communautés.
À l’échelle locale, les théories trop simplistes des populationnistes comme des néo-malthusiens ne résistent pas aux réalités sociales.
Le delta du fleuve Rouge, au nord du Vietnam, regroupe une population de 19,5 millions d’habitants en 20095, 22,8 % de la population totale du pays sur 15 000 km2, soit 6,3 % de la superficie totale. En 1936, Pierre Gourou affirmait l’impossibilité pour ce delta de dépasser les densités démographiques, déjà énormes pour l’époque, de 430 habitants ruraux au km2 en moyenne. « Ce chiffre est élevé, si élevé que l’on a parfois cru qu’il était invraisemblable »6. Tellement invraisemblable que, dans certaines communes peuplées uniquement de paysans, les densités pouvaient atteindre 1 000 habitants au km2 ! Ce delta n’en supporte pas moins aujourd’hui une moyenne de 1 000 habitants au km2 en zone rurale, voire de 1 500 habitants dans de vastes zones. Le Vietnam a depuis lors achevé sa transition démographique amorcée dans les années 1990 et son taux d’accroissement moyen annuel atteint 1,2 % entre 1999 et 2009, en baisse par rapport à la période censitaire précédente (1,7 %). Le delta du fleuve Rouge a un taux d’accroissement plus faible de 0,9 %. Si son bilan migratoire reste faiblement positif, on assiste à des dynamiques démographiques contrastées selon les provinces et un processus de métropolisation autour de Hà Nôi, la capitale politique7. Que s’est-il passé, depuis les années 1930, pour que ces campagnes continuent à se densifier sans réelle poussée de l’urbanisation (la population urbaine ne dépasse pas le tiers de la population) ?
Entre 1975 et 1988, après vingt ans de collectivisation, les progrès de la révolution verte ont permis d’améliorer les rendements rizicoles : sélection de variétés hybrides à hauts rendements et à cycles plus courts qui donnent trois récoltes par an, travaux de terrassement et de reconfiguration du système hydraulique, pour cultiver les terres basses pendant la saison pluvieuse et amélioration de la productivité. La production a triplé durant cette période et permis au Vietnam de devenir autosuffisant en riz à partir de 1989 et de se hisser à la deuxième place des pays exportateurs de riz après la Thaïlande8. Cependant, cette performance s’est faite au prix d’un accroissement des inégalités entre paysans (ceux mieux à même d’intensifier et détenteurs de plus larges exploitations ont bénéficié de meilleurs appuis agro-techniques), d’une dégradation de l’environnement et de la pollution des cours d’eau liée à l’abus des intrants chimiques9. Puis entre 1988 et 2003, des politiques de diversification de l’agriculture10 et de l’économie rurale (artisanat, commerce, services) ont été un moyen pour les exploitants agricoles détenant des micro-parcelles de se maintenir dans cette plaine très peuplée pour compléter des revenus rizicoles insuffisants.
Dans les années 1960, des migrations autoritaires ont été organisées par l’État pour dé-densifier le delta au profit des zones de montagne qui manquaient de bras pour aménager des terres ingrates et sous-développées. C’était aussi une façon pour les Viêt, majoritaires dans les deltas, de coloniser les régions peuplées par les ethnies minoritaires et imposer un mode de mise en valeur agricole très intensive. 1,5 million d’habitants quittèrent leur village. Après la réunification en 1975, d’autres migrations autoritaires ont été organisées en direction des nouvelles zones économiques des hauts plateaux du Sud du Vietnam dans de grandes plantations de café et d’hévéas. En parallèle, l’État a cherché à enrayer les flux migratoires vers les villes, à contrôler les mobilités et à maintenir les populations dans les campagnes grâce à la délivrance de passeports de résidence, les hô khâu. Ce système obligeait les habitants à rester dans leur commune d’origine, seul lieu où l’État leur fournissait rations alimentaires et services publics de base (écoles, cliniques médicales, affaires sociales).
La politique la plus efficace pour freiner la densification fut celle de planning familial, limitant le nombre d’enfants à deux par famille, avec un système de sanctions et de primes plus ou moins coercitif selon les provinces, de vulgarisation de divers moyens de contraception et une pratique massive de l’avortement (selon les estimations, 0,8 à 2,5 avortements par femme en moyenne dans les années 1990)11. Le recours à cette pratique s’explique par une déficience dans la distribution des contraceptifs par les services publics, notamment aux jeunes femmes non mariées (30 %), et par une sélection néonatale des fœtus masculins. Le taux de fertilité des femmes est passé de 6,33 enfants en 1975 à 1,96 en 2017 pendant que la population croissait respectivement à des taux moyens annuels de 2,34 % à 1,03 % par an12.
Ces mesures de confinement dans les campagnes et de promotion du développement local se sont traduites par un processus d’urbanisation in situ spontané, fondé sur l’industrialisation rurale13 et la diversification de l’économie parallèlement à l’intensification de l’agriculture. Mais cette urbanisation très rapide dans les zones littorales et les deltas – qui n’est pas accompagnée par les pouvoirs publics impliqués, surtout, dans la promotion de l’industrie mondialisée dans les parcs industriels à partir des années 2000 – remet en cause le développement économique et sa durabilité. L’industrie rurale pose de nombreux problèmes de dégradation de l’environnement, de santé publique et de surexploitation de la main-d’œuvre migrante, la plus exposée aux très mauvaises conditions de travail dans des entreprises informelles quand celles-ci ne respectent pas les codes du travail et de l’environnement pour rester concurrentielles face aux grandes entreprises.
1 Selon Alfred Sauvy, le surpeuplement est l’écart entre le nombre des hommes sur un territoire et la quantité disponible d’éléments propres à répondre à leurs besoins. Ce peut être l’espace, la terre cultivable, les ressources naturelles ou l’emploi. Cf. A. Sauvy, « Évolution récente des idées sur le surpeuplement », Population n° 3, pp. 467-484, 1960.
2 Selon Julian Lincoln Simon, l’augmentation de la demande qui résulte de la croissance démographique incite à accroître la production ; elle pousse à une organisation plus efficace de la production d’où des gains de productivité ; une population plus grande permet d’étaler les frais généraux d’une société, donc de faire des économies d’échelle. Cf. J. L Simon., L’homme notre dernière chance. Croissance démographique, ressources naturelles et niveau de vie, Puf, 1981.
3 E. Boserup, Évolution agraire et pression démographique, Flammarion, 1970.
4 Jacques Véron, « La théorie générale de la population est-elle toujours une théorie générale de la population ? », Population, n° 6, pp. 1411-1424, 1992.
5 General Statistic Office of Vietnam, General Census of Population and Housing, 2009.
6 Pierre Gourou, Les paysans du delta Tonkinois. Etude de géographie humaine, École française d’Extrême Orient, 1936.
7 S. Fanchette. (dir.), Hà Nôi, future métropole. Rupture de l’intégration urbaine des villages, IRD, 2015.
8 T.U. Tran et K. Kajisa, « The impact of green revolution on rice production in Vietnam », The Developing Economies, vol. 44, no 2, pp. 167-189, 2006.
9 Dao Thê Tuân, « Fleuve Rouge et Mékong : histoire comparée du développement des deux deltas » in. Ch Gironde et J.L. Maurer, (dir) Le Vietnam à l’aube du XXIe siècle. Bilan et perspectives, pp. 179-191, 2000.
10 Comme le Vac (Vuon = jardin, Ao = étang, Chuong = porcherie) : un système de gestion de l’exploitation familiale dans lequel le maraîchage, la pisciculture et l’élevage sont intégrés.
11 Gilda Sedgh et al. International Family Planning Perspectives, 33(3), pp. 106–116, 2007.
12 United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, World Population Prospect, The 2015 Revision.
13 Les artisans, ouvriers et techniciens de l’industrie représentent 26 % de la population économiquement active totale des districts ruraux, contre 21 % dans les arrondissements urbains. On dénombre plus de 1000 villages artisanaux organisés en clusters dans cette région.