Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Certains voudraient encore subordonner aux « lois de l’économie » des débats politiques aussi cruciaux que ceux de la démocratie et de l’État. Une prétention peu soutenable. Comment oublier que l’économie est un sous-ensemble de l’anthropologie et de l’écologie, comme le résume Patrick Viveret ? À un certain niveau d’autre part, économie et politique s’enchevêtrent en une mêlée confuse. Moi-même, je suis un économiste qui crois de plus en plus à la politique (à mesure qu’elle est décriée). Si l’on s’intéresse par exemple à la terrible histoire de la faim, le récent prix Nobel d’économie Amartya Sen observe « qu’il n’y a jamais eu de famine grave dans aucun pays doté d’une forme démocratique de gouvernement et possédant une presse relativement libre2 ». L’inégalité de plus en plus scandaleuse des revenus à l’échelle de la planète renvoie à un affaissement des instruments de régulation et à l’impuissance des appareils judiciaires nationaux, qui permettent une synergie croissante entre circuits de criminalité économique et financière et terrains de criminalité politique (dans le « tiers-monde », autant que possible). Jusqu’aux crimes de génocide ou contre l’humanité.
Tout cela n’encourage guère à l’utopie. Au contraire : l’actualité met en doute la distinction privé-public, l’existence de règles du jeu crédibles et la vitalité des contre-pouvoirs civils, bref la possibilité même de la démocratie3…
Pourtant, en cette période de crise du politique, le recours à l’histoire de longue période permet d’échapper à la fatalité, de trouver des repères pour un monde, sinon meilleur, du moins plus vivable. Les travaux de l’historien Fernand Braudel fournissent à cet égard comme une architecture, ou un atlas – de quoi se repérer pour mieux répondre à l’éternelle question : que faire ? Il me paraît utile d’en résumer, librement, quelques leçons avant d’en revenir à nos marges de rêve et de liberté, entre État et démocratie.
Braudel décrit l’institution de l’économie comme la construction d’un édifice à trois étages. Elle naît, au rez-de-chaussée, de l’économie de subsistance : l’humanité y a été quasi confinée durant un million d’années ; une bonne part s’y trouve encore et ses progrès très lents n’ont permis que récemment de surmonter techniquement les famines répétitives. Au premier étage, ou étage central, s’est progressivement développée l’économie de marché local : dans cet échange « à vue humaine », qui fut d’abord celui de la cité et de sa campagne, se sont justement cultivées les règles de l’économie de marché. Au second étage, étage supérieur, l’échange au loin des caravanes puis des navires, des chemins de fer, de l’aviation et des télécommunications a tissé ensuite des économies-mondes, aujourd’hui absorbées en une seule : c’est le règne de la macroéconomie et de ses poids lourds (multinationales, institutions financières, principaux États).
Au second étage, c’est le règne de la macroéconomie et de ses poids lourds (multinationales, institutions financières, principaux États).
Braudel raconte longuement l’édification de ces étages successifs4. L’étage supérieur tire parti de son éloignement (géographique et technologique) et de son poids financier pour s’abstraire des règles du marché (concurrence, transparence), visant des situations de rente, oligopole ou monopole. Il tient ainsi constitutivement un double langage : « Faites ce que je dis [l’économie de marché], pas ce que je fais ». Pour faire bref, on peut dire que l’étage central observe les règles du marché, que le rez-de-chaussée ne les pratique pas encore et que l’étage supérieur ne les pratique plus. Ce dernier étage n’a bâti son succès le plus inouï, en Occident, que sur la consolidation séculaire puis l’étonnante santé des étages inférieurs – bien avant de coloniser la planète. Et ce triomphe lui est monté à la tête : les bases de sa prospérité (l’existence et le fonctionnement équilibré d’étages sous-jacents, aux logiques différentes) ont disparu de sa théorie économique et de sa représentation sociale.
L’étage central observe les règles du marché, le rez-de-chaussée ne les pratique pas encore et l’étage supérieur ne les pratique plus.
On observe d’évidentes correspondances à cette architecture tripartite en politique – la famille ou le clan, l’espace du débat local, la macropolitique – et dans tous les espaces de la vie sociale, y compris la science, l’art ou le sport. Ainsi, les tenants de la « grande-politique » cherchent constamment à s’abstraire des rudes exigences du débat démocratique, dont ils prônent par ailleurs, à juste titre, les vertus.
Cette occultation du rôle fondateur5 des étages inférieurs a eu de nombreuses et néfastes conséquences : on néglige ou on méprise leurs richesses et leurs potentiels propres, comme leurs fonctions de contrepoids ou contre-pouvoirs ; on évacue de la pensée éducative leurs apports spécifiques (apprendre à survivre et à vivre avant de « naviguer ») et toute une problématique de seuils, d’escaliers, que seule autorise une perception étagée des apprentissages sociaux ; on exclut ainsi une part croissante de la population ; on s’interdit de penser les articulations et les passages entre les niveaux que le jargon désigne par « micro » et « macro », et que la théorie réduit à des abstractions quantitatives.
L’antithèse soviétique, cette contre-économie-monde mimétique, a voulu éradiquer le germe capitaliste jusqu’aux étages inférieurs (où il n’existait pas vraiment) : elle a ainsi ôté tout lest et toute attache à l’étage supérieur, devenu une nomenklatura hypertrophiée, laissée à un arbitraire impensé. L’exploitation coloniale a de même relégué, folklorisé, le rez-de-chaussée et l’étage intermédiaire de la production, de l’échange et du pouvoir : lors des « indépendances », elle largua des États ou des secteurs dits modernes dans une sorte de stratosphère, sans oxygène, sans embrayage sur la créativité et la régulation sociales autochtones.
On peut comparer la perspective braudélienne à celle de la physique : Laurent Nottale6 montre comment la distinction entre l’infiniment petit (régi par la mécanique quantique), le monde ordinaire (où nous éprouvons la physique « classique ») et l’infiniment grand (domaine de la relativité einsteinienne) correspond à des effets de seuil ou d’échelle. La société se vit, se voit et s’exprime à l’étage intermédiaire. Elle se fonde, au-dessous, sur l’espace privé, « informel », domestique. Au-dessus, l’éloignement (qui définit la macroéconomie et la macropolitique) incite à l’affranchissement des réciprocités régulées de la démocratie et de l’échange locaux. Les acteurs y retrouvent, comme instinctivement, les « privautés » et les confusions du rez-de-chaussée.
Un enjeu essentiel se dégage, idéologique et pratique : renforcer l’étage central, celui de la visibilité des règles du jeu – de l’échange et de la démocratie. Tous ceux (et surtout celles) qui restaient confinés au rez-de-chaussée de la relation familiale, sans droits politiques, tous ceux qui survivent sans statut dans l’économie informelle apprécient plutôt de sortir de la sphère privée – privée de droits. Ils ne sont pas fâchés d’accéder à l’étage de l’échange régulé et de la reconnaissance civique. À l’étage supérieur, on tend à ne plus raisonner qu’en termes de rapports de force : il est difficile d’y résister aux séductions de la criminalité financière, barbouzarde, mafieuse, ou à la folie des grandeurs. Seule l’ampleur et la consistance du tissu intermédiaire peut retenir les aérostiers de la société-monde de se perdre dans une paranoïa stratosphérique. C’est à ce niveau intermédiaire (petites et moyennes unités de production, coopératives, collectivités territoriales, mutuelles, associations, groupes humains les plus divers) que s’ancre une certaine vérité des relations sociales, que se pratique le débat public, que peut se décrypter le double langage dont l’étage supérieur est forcément handicapé. C’est là que peut se cultiver la dignité réciproque des statuts sociaux, sans laquelle on n’observe ni démocratie, ni développement, ni civilisation.
C’est à ce niveau intermédiaire que peut se cultiver la dignité réciproque des statuts sociaux, sans laquelle on n’observe ni démocratie, ni développement, ni civilisation.
On peut, pour illustrer cet enjeu, utiliser les deux images du ballon de rugby et du sablier. Dans une société en équilibre dynamique, l’étage intermédiaire est « gonflé » par les valeurs de l’échange et les jeux coopératifs à somme positive, il restreint l’expansion du bas et redistribue celle du haut. Dans une société oppressive, au contraire, l’étage supérieur hypertrophié réduit à presque rien l’étage intermédiaire et renvoie en bas un très grand nombre d’individus. Il tend à imposer la pensée unique des jeux à somme nulle : gagner en faisant perdre l’autre, dominer ou être soumis, voire tuer pour ne pas être tué. Les sociétés en sablier sont très violentes. Pour résister à leur avènement, il faut faire de la politique au bon niveau : s’inspirant des valeurs centrales d’une société, il s’agit d’actualiser les règles du jeu et d’élargir l’espace de ceux qui y croient, contre l’excessif succès de ceux qui trichent. La dynamique de cet élargissement, c’est la confiance en le bienfait de règles justes : c’est le souffle qui regonfle le ballon. Cette confiance est fragile : elle s’envole si l’emporte le sentiment, parfois fondé, que trop de tricheurs gagnent trop et trop vite, que les civilités communes et l’État de droit deviennent impuissants à les sanctionner, à en limiter le nombre ou l’impact.
Un aspect important de ces règles de conduite est la distinction des genres : les déontologies des journalistes, des juges, des experts, des prêtres, des enseignants, des soignants, des arbitres, etc. sont censées résister aux pressions économiques et politiques, pour éviter tout trafic d’influence et toute corruption. Or l’étage central est le seul à respecter ces règles. Il est caractéristique d’observer que le rez-de-chaussée et l’étage supérieur pratiquent le même mélange des genres. C’est normal à l’étage inférieur, où ces genres sont embryonnaires. C’est constant et troublant au niveau des gros agents de l’économie-monde, qui ne cessent de tirer parti, et profit, des proximités, acoquinements ou liaisons entre le pouvoir, les affaires et les médias, de tenter d’annexer la science (jusqu’aux brevets génétiques), le sport (tel un Berlusconi), la religion, etc. Dans ces stratégies, l’image joue un rôle croissant, avec un but permanent : court-circuiter ou neutraliser l’étage des contre-pouvoirs.
Ce n’est pas la mondialisation des échanges qui est dangereuse, c’est leur accaparement par cette société-monde qui joue à la fois des effets de taille et d’indistinction. Elle parle de marché, mais n’en est plus depuis longtemps. L’excès de son pouvoir est inversement proportionnel à la transparence de ses transactions. Elle corrompt les frontières du politique et de l’économique, en des relations qui deviennent fatalement incestueuses, monstrueuses, si l’étage des contre-pouvoirs et des règles du jeu cesse de lui limer les crocs : il suffit, par exemple, de regarder les dents d’un Bill Gates ou celle d’un Robert Murdoch7.
C’est cette économie-monde là, tendant à se poser en société-monde, que Braudel, au terme de son parcours historique, appelle le « capitalisme » – les mœurs iniques, au sens littéral, autorisées par la concentration des moyens. Ce n’est évidemment pas ce capitalisme-là que l’URSS a voulu abattre. Le problème, c’est que l’étage de la grande taille et du grand nombre n’est pas supprimable : il n’existe pas à son égard d’utopie salvatrice, du genre « solution finale ». Il peut seulement être inlassablement endigué, bridé, surveillé par une société civil(isé)e, consciente de sa mission politique primordiale.
S’il y a un certain désespoir de la démocratie, c’est que trop de ses partisans la cherchent chez ceux qu’ils ont délégués plutôt que dans leur propre activité civique.
S’il y a quelque part un certain désespoir de la démocratie, c’est qu’à mon avis trop de ses partisans la cherchent où elle n’est pas : chez ceux qu’ils ont délégués à l’étage supérieur, dans une atmosphère délétère, plutôt que dans leur propre activité civique – un oxygène vital pour leurs élus. S’ils relisaient l’histoire, ils verraient que toutes les bornes, toutes les régulations opposées aux excès du pouvoir économique ou politique l’ont été par la surrection d’un « Trop, c’est trop » dans leurs rangs auto-organisés, sourds aux sirènes clientélistes. Ils sont eux-mêmes porteurs du « vrai » discours politique et du seul pouvoir qui importe : celui qui résiste à l’absolutisme. L’autre, simple expression de l’appétit de domination, n’a pas besoin de la liberté des hommes. Tandis que la démocratie ne peut se passer de leur vigilance.
Que l’État ait pour objectif le bien-être de ses sujets, ou ses assujettis, voilà une évidence qui échappe encore à la majorité de l’humanité… en dépit des différentes formes de religion d’État. La légitimité de chaque État – le fait que les populations soumises à sa violence reconnaissent y gagner plus qu’elles n’y perdent, en contraintes et impositions – demeure problématique ou inaboutie.
Quand il n’est pas le résultat d’une conquête étrangère, l’État est encore trop souvent son héritage politique, ou l’apanage d’un clan. Même dans les démocraties modernes, il n’échappe pas aux nomenklatura.
En réalité, l’État a cette particularité d’être à la fois un puissant intervenant économique (ressortissant clairement, selon Braudel, des logiques capitalistes de l’étage supérieur de l’économie) et le plus visible des pôles macropolitiques – au second étage de la politique. C’est en lui que s’opère la majorité des confusions entre économie et politique au bénéfice des grands opérateurs de l’économie-monde, que se forge le double langage constitutif où la répétition des règles de vertu cache la construction ou la préservation des rentes et des privilèges. On peut multiplier les exemples, mais contentons-nous d’évoquer les contradictions des États-Unis, leader de la démocratie et de l’économie de marché : ce n’est pas demain la veille qu’ils accepteront le principe « un homme, une voix » dans les affaires mondiales, ni qu’en matière de réglementation commerciale ou financière ils renonceront aux rapports de forces. On retrouve ces contradictions dans le discours des responsables de grandes entreprises pétrolières, d’organisations internationales comme la Banque mondiale, de partis dits « de gouvernement », et bien entendu chez les chefs d’État.
C’est en l’État que s’opère la majorité des confusions entre économie et politique au bénéfice des grands opérateurs de l’économie-monde.
Loin de moi, je le redis, de prôner la suppression de cet étage supérieur : ceux qui ont essayé en ont vu surgir un plus terrible, car non reconnu comme tel. Et puis l’étage supérieur, macroéconomique et macropolitique, a effectivement son utilité, mais sous certaines conditions. L’État imposé et imposeur peut, sous l’effet de la démocratie, être davantage contrôlé et consenti. Au lieu de réprimer l’expression et l’autonomie de l’étage central, il peut les laisser être, et même comprendre qu’il y a avantage. Il peut lui-même se comporter comme un étage intermédiaire, un abri contre les tempêtes de la mondialisation.
Il s’agit de faire servir l’État – plutôt qu’il ne se serve –, de l’obliger, un peu contre sa nature, à produire du service public, plutôt qu’à généraliser le « self-service public », bref de le tenir en laisse. Vaste programme, vaste enjeu politique. L’État n’a que sa triste raison et de conscience que celle de ses citoyens. À encenser le rôle de l’État, à lui abandonner le soin du développement humain, on n’encourage pas à cultiver une large « société civile », capable de résister aux illusions célestes. L’État est utile, et même indispensable, s’il est piloté. Encore faut-il savoir que ce n’est pas au niveau de l’État lui-même que se situe la cabine de pilotage, mais à l’étage en dessous. Encore faut-il former des citoyens, c’est-à-dire des acteurs politiques qui sont persuadés que le rôle intermédiaire est bien plus éminent que le supérieur, capables aussi de décrypter avec humour le double langage permanent, cette maladie professionnelle qui contamine presque fatalement les « privilégiés ». Placé trop haut, l’être humain manque d’oxygène, il devient dyslexique. On ne l’aide pas, et on peut beaucoup y perdre, à prendre trop au sérieux ses discours stratosphériques. En réalité, la communication entre gouvernants et gouvernés relève d’une poésie, ou d’une pneumatique, qui restent largement à inventer.
L’État n’a que sa triste raison et de conscience que celle de ses citoyens.
1 Merci à la revue Agone pour leur aimable autorisation de reproduire cet article, paru en 1999 (n° 22, pp. 13-20). Pour une présentation plus ample des thèses présentées ici, voir F.-X. Verschave, La Maison monde. Libres leçons de Braudel, éditions Charles Léopold Mayer, 2005 [Libres leçons de Braudel. Passerelles pour une société non excluante, Syros alternatives, 1994].
2 Cité par Ignacio Ramonet, « Stratégie de la faim », Le Monde diplomatique, novembre 1998, d’après El Pais du 16 septembre 1998.
3 Nous définissons la démocratie comme la capillarisation des contre-pouvoirs, c’est-à-dire l’institution et la culture de contrepoids aux tendances totalitaires de tout pouvoir incontrôlé, l’acceptation par les contre-pouvoirs d’être eux-mêmes contrôlés ou interpellés par des instances plus modestes, et ainsi de suite. À cette aune, des contre-pouvoirs restreints à une élite donnent une aristocratie ou une bourgeoisie, mais non une démocratie accomplie. On voit bien d’ailleurs qu’ainsi représentée, la démocratie est en développement perpétuel.
4 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin, 1980.
5 « Instituant », dirait Castoriadis.
6 Cf. L. Nottale, La relativité dans tous ses états. Du mouvement aux changements d’échelle, Hachette, 1998. [NDLR]
7 Bill Gates est le bien-connu fondateur et ancien PDG de Microsoft. Robert Murdoch est l’actionnaire majoritaire de News Corporation, l’un des plus grands groupes médiatiques du monde. [NDLR]