Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La pièce Nobody, mise en scène par Cyril Teste et le Collectif MxM à partir de textes de Falk Richter, qui fut un grand succès des scènes françaises en 2015 et 2016, réalise la performance de faire éprouver jusqu’au vertige une caractéristique fondamentale du travail contemporain.
Entre le spectateur et la scène se dresse une paroi de verre derrière laquelle il peut observer ce qui se passe dans l’entreprise Outsource : un open space, une salle de réunion, une photocopieuse, des cellules séparées par une cloison, dans lesquelles s’affairent des employés en chemise blanche, tailleur ou costume gris, sur leur ordinateur portable. Au fond, on aperçoit un espace qui se révèle être une chambre. Au-dessus de la vitre, un écran géant : c’est ici que se prolonge le spectacle commencé derrière la cloison vitrée, les acteurs jouant à la fois devant le public et sous l’œil de caméras. Ils évoluent dans différentes situations (réunions, entretiens, accueil d’un stagiaire, fête…), la caméra se focalisant sur un visage, un échange, sur une séquence, pendant que les autres acteurs continuent à jouer dans le hors-champ. Si la mise en scène permet de voir conjointement l’ensemble des espaces, le film projeté en temps réel met l’accent sur certains personnages, tandis que les autres continuent d’être présents au regard. Les acteurs, indifférenciés – même âge, vêtements similaires – bougent, changent de place, dans cet espace où presque tout peut être vu. Le personnage principal, Jean Personne, passe alternativement de la chambre, où l’attend sa femme, à la sphère du travail. Et sa femme, tel un fantôme, apparaît dans l’espace professionnel, lui enjoignant de la retrouver, sans que l’on sache si sa présence est un rêve ou une réalité. Les téléphones ne cessent de sonner, la vie familiale ou amoureuse fait irruption au travail et, réciproquement, le travail envahit tout l’espace « privé ».
Grâce au dispositif scénique, le spectateur se trouve pris dans un univers qui le sollicite sans cesse, le bombarde d’informations, mobilise son attention sur plusieurs situations simultanées, le contraignant à passer d’un personnage à l’autre, à vivre en même temps le plan d’ensemble et le détail, une conversation et une autre, le domaine privé et l’espace professionnel. Il fait plus qu’observer : il expérimente l’explosion des limites temporelles et topographiques qui caractérise ce que vivent les personnages. Il n’y a pas de pause dans cet univers où tout se produit en même temps. Au fil de la pièce, le spectateur, d’abord excité par ce flux qui le stimule et lui donne un sentiment plaisant d’ubiquité, perd ses repères. Il éprouve un malaise, un vacillement, dans un espace-temps où il ne sait plus s’orienter. Il est tenté de décrocher. Il fait ainsi l’expérience, de manière radicale et à peine caricaturale, de mutations qui ont grandement affecté le monde du travail contemporain : l’accélération, la démultiplication et la fragmentation spatio-temporelle. Il ressent leurs effets psychiques : excitation, sentiments de puissance et de maîtrise, puis d’angoisse, d’éparpillement et de dilution, jusqu’au désir d’abandonner.
Mais le plus étonnant est ailleurs. Les personnages peuvent souffrir, risquer de se faire éjecter brutalement de leur emploi (jugés par leurs collègues insuffisamment « performants », trop lents, inadaptés à ce monde qui tourne trop vite), de perdre leurs liens affectifs, amicaux et familiaux parce qu’ils n’ont plus de temps pour se rendre disponibles à la rencontre. Pourtant, ils semblent participer allègrement au fonctionnement de cet univers. Ils n’obéissent pas à une injonction extérieure, à l’ordre d’une hiérarchie (il est d’ailleurs difficile de distinguer les « chefs » dans la pièce), ne critiquent pas le système (du moins tant qu’ils y sont) et, au contraire, paraissent bien en être acteurs. Mieux, ils le justifient. Un des personnages explique que la vie est comme un grand fleuve sur lequel le meilleur choix est d’embarquer : « Si tu restes immobile, sur la rive, tu es perdant, tout le monde te passe devant. »
Comment se fait-il que tantôt l’on participe avec zèle à cette accélération et que tantôt l’on s’en plaigne, quand on ne supporte plus ses effets ou que l’on a été évincé du système ? Paradoxe, car l’on n’est pas seulement victime. Pourquoi ces évolutions du monde du travail nous séduisent-elles, nous donnent-elles envie d’« embarquer » plutôt que de rester sur la rive ? Et pourquoi ces promesses sont-elles vouées à produire des effets bien décevants ?
Ces évolutions nous attirent en nous proposant d’effacer ce qui, jusqu’alors, venait nous confronter à un impossible : les ruptures de distance, de lieu et de temps imposées par les limites physiques de notre environnement de travail n’ont désormais plus à être subies. Il n’y a plus à arrêter de travailler parce que l’on rentre chez soi, que l’on est en vacances ou que l’on est loin de son bureau. Il n’y a plus à attendre que son interlocuteur soit dans son bureau pour le joindre par téléphone ; ni à attendre qu’un courrier arrive à destination, puisqu’un courriel parvient à son destinataire quasi instantanément. Pourquoi limiter son envoi à quelques destinataires alors qu’il est si simple de le diffuser largement ? Et pourquoi ne pas travailler simultanément sur plusieurs dossiers, quand il est si aisé de les stocker sur son ordinateur, de passer de l’un à l’autre en fonction de nouveaux éléments reçus sur des séquences de plus en plus courtes grâce à la réactivité des interlocuteurs ? Chacun le sent bien : ces nouvelles possibilités – ou, plutôt, la fin de ce qui pouvait être vécu comme une intervention extérieure limitante et arbitraire – nous semblent bien attirantes. Elles nous permettent d’être plus puissants, plus efficaces, plus productifs, plus rapides et plus réactifs.
Les ruptures de distance, de lieu et de temps imposées par les limites physiques de notre environnement de travail n’ont désormais plus à être subies.
Mais les choses ne sont, hélas, pas si simples. Que se passe-t-il en effet quand ce qui faisait limite, de l’extérieur, disparaît ? Cela engendre-t-il réellement plus de liberté pour le sujet ? Étrangement… non. Ou du moins pas toujours. Car, nous l’avons tous expérimenté et nous le ressentons dans le cadre du travail, il est très difficile de nous imposer nous-mêmes des limites face à cette injonction intérieure qui nous pousse à continuer, à en faire plus : à relancer sans cesse la machine qui nous procure un sentiment grisant, mais peut aussi nous faire souffrir quand la répétition et l’énergie mise à y répondre nous épuisent. Lacan définit le surmoi comme le lieu intérieur d’où viennent ces injonctions tyranniques à ne pas cesser (là où Freud en faisait une instance psychique répressive, qui interdit). Et il appelle « jouissance » ce qui ne doit pas cesser, ce qui dépasse le plaisir – qui, lui, peut trouver satisfaction – et se caractérise par son insistance, sa répétition et son envahissement de la vie psychique : « Qu’est-ce que la jouissance ? Elle se réduit à n’être rien qu’une instance négative. La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien (…). Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance – Jouis !1 »
Ce qui protège le sujet de cet impératif, c’est ce qui va, de l’extérieur, faire limite, le confronter à des impossibilités et à des interdits. Pour Lacan, l’autorité symbolique a cette fonction, non pas tant la répression en soi que la protection du sujet : elle pose un interdit qui limite la jouissance, fixe un point d’arrêt, confronte le sujet avec l’impossible. Ces limites ne sont pas transcendantes, elles peuvent bien sûr être remises en cause, le sujet peut s’y s’opposer et les contester.
Mais qu’en est-il quand ce qui fait limite à l’extérieur a disparu ? Dans Nobody, tout cadre symbolique a disparu, et c’est l’expérience que fait le spectateur mis dans la situation où il peut tout voir, tout entendre, où les limites spatio-temporelles se sont dissoutes. Le sujet se trouve livré dans son entier à la loi d’un surmoi qu’il ne peut jamais satisfaire, quels que soient ses efforts. Ainsi, dans la pièce, les personnages s’épuisent à « travailler, travailler, TRAVAILLEEER ». Un personnage, Paul, ne dort pas, il s’« effondre » puis se « recharge » ; une autre, Camille, parle du travail comme d’une addiction. Le propre de la jouissance est de tourner à vide : on ne sait pas vraiment ce qu’on fait dans cette entreprise, mais on travaille sans relâche, on se masturbe toute la journée en s’ennuyant, on s’éclate lors des soirées dansantes obligatoires, on couche avec ses collègues sans en tirer de plaisir. L’univers de travail apparaît ici comme un système qui organise le désordre pulsionnel en le faisant fonctionner à plein, régi par un seul impératif : la jouissance continue. Toute autorité symbolique a disparu et le surmoi contre lequel aucune résistance n’est possible se déchaîne.
Toute autorité symbolique a disparu et le surmoi contre lequel aucune résistance n’est possible se déchaîne.
Dans cette optique, on peut comprendre le recours à des coachs, qui s’est fortement développé, notamment chez les cadres, comme une manière de réinstaurer des limites. On attend du coach qu’il nous dise, et éventuellement nous impose, ce qu’il faudrait mettre de côté, abandonner, qu’il donne des conseils sur « comment dire non » et « à quoi ». On paie une autorité extérieure, parfois très cher, pour s’autoriser – et parfois s’obliger – à limiter ses capacités, incapable que l’on est de résister seul à la demande infernale du surmoi d’en faire toujours plus.
Le propre de la jouissance, c’est sa répétition, potentiellement sans fin : dans chaque nouvelle expérience, elle s’avère immédiatement insuffisante et ne sert finalement qu’à relancer sa demande. On peut associer à cela une caractéristique répandue du travail contemporain : par des processus d’évaluation de la performance, il est découpé en une série d’épreuves successives, où se joue, à chaque fois, un « challenge » (une compétition avec les autres, éventuellement quelque chose « à gagner » au bout). C’est ce que décrivent les employés d’une chaîne de restauration étudiée par la sociologue Sylvie Monchatre2, au moment du « coup de feu »3. Celui-ci est vécu comme « une source de sensations fortes dont certains parlent comme d’une ‘drogue’. Le collectif s’y éprouve intensément, saisi par une ‘frénésie’ qui donne à l’activité une allure de divertissement ». Ces « moments d’effervescence », sur lesquels repose une grande partie des chiffres quotidiens de chaque restaurant, sont ressentis par les protagonistes comme « une expérience ludique et grisante ». On trouve une description quasiment similaire des moments de rush chez McDonald’s par Hélène Weber, manager dans un des restaurants de la chaîne avant de devenir sociologue4. De même, dans la série documentaire sur le travail réalisée par Jean-Robert Viallet5, un opérateur de l’entreprise Carglass reconnaît que « ce qui est intéressant dans notre métier, c’est qu’on a des challenges pour nous motiver », soit des épreuves caractérisées par la confrontation à l’autre. De même, Marie-Anne Dujarier montre comment ceux qu’elle appelle « les planneurs »6 (chargés d’adapter des dispositifs standardisés organisant le travail autour de procédures souvent déconnectées du réel) ne parviennent à faire un travail très abstrait, sans utilité sociale et dénué de sens que parce qu’ils le conçoivent comme un jeu organisé autour de défis compétitifs, qui instaurent une excitation répétée et une tension continue propres à relancer sans cesse la machine. Le travail est transformé en une série de séquences organisées autour de l’épreuve.
Ce mouvement permanent finit par produire une grande fatigue et par tourner à vide – ce qui est le propre de la jouissance.
Cette succession de « parties » crée une instabilité fondamentale : aucune d’elles n’est définitive et chacune prépare les conditions qui entraîneront la suivante. Ce mouvement permanent, qui se duplique interminablement, finit par produire une grande fatigue et par tourner à vide – ce qui est le propre de la jouissance. D’où bien des cas de « burn out » : lâcher radicalement, brutalement et parfois définitivement devient le seul moyen de se protéger de ce processus infernal. C’est la solution mise en place par Jean Personne à la fin de la pièce Nobody : après avoir systématiquement éliminé ses collègues jugés les moins performants, il finit par s’éliminer lui-même et quitte le jeu.
Notre propos ici n’est pas d’insinuer, même en creux, que le monde du travail était mieux avant : la critique de l’aliénation au travail ne date pas d’hier. Les cadences infernales et l’accélération permanente ont été documentées depuis bientôt deux siècles comme étant le propre même du travail en économie capitaliste. Il est vrai que des facteurs structurels y contribuent fortement aujourd’hui, avec l’injonction permanente de compétitivité. Entendue et vécue depuis l’enfance, elle se fait de plus en plus puissante dans le monde de l’entreprise, dans l’administration et même dans le milieu associatif. Il ne s’agit pas non plus de réduire le travail au risque d’aliénation, alors qu’il est aussi, bien souvent, un lieu important de stabilisation des affects et d’expérimentation de sa puissance d’agir. Cependant, les processus décrits ici constituent un phénomène préoccupant du monde du travail contemporain, dont il devient difficile de ne pas se préoccuper au niveau organisationnel comme politique.
Dès lors que l’analyse montre le rôle clé joué ici par une dissolution du cadre symbolique, un axe prioritaire n’est-il pas de penser aux moyens de le réintroduire pour favoriser non pas la recherche de jouissance tous azimuts mais la possibilité que se maintienne le désir de travail ? Par exemple, en arrêtant de concevoir les structures comme des variables d’ajustement où les places changent perpétuellement et, bien au contraire, en y remettant de l’historicité, en les pensant comme un préalable garantissant les sujets de leurs fondements pour pouvoir travailler. En cessant d’encourager systématiquement des pratiques d’individualisation (de l’évaluation, des salaires et primes, des carrières) pour favoriser ce qui permet aux liens et au collectif de se créer et de perdurer. En privilégiant la loi plutôt que le contrat – beaucoup plus local, sujet à des révisions fréquentes et perméable à la difficulté, pour le sujet, de se fixer ses propres limites. Dans ce contexte – et seulement à cette condition, sous peine qu’ils ne puissent jouer ce rôle et soient réduits à être la fonction où viennent s’agréger tous les paradoxes du système –, les « cadres » peuvent agir selon le sens premier de ce mot : par exemple, en permettant au collectif dont ils ont la responsabilité de trouver une stabilité ; en faisant en sorte que la loi soit respectée (ainsi en faisant appliquer le droit à la déconnexion) ; en veillant à maintenir certaines séparations.
1 Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XX, Encore (1972-1973), Seuil, 2016 [1975].
2 S. Monchatre, « Ce que l’évaluation fait au travail. Normalisation du client et mobilisation différentielle des collectifs dans les chaînes hôtelières », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 189, septembre 2011, pp. 42-57.<https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2011-4-page-42.htm >
3 Dans la restauration, le « coup de feu » désigne un moment de brusque affluence [NDLR].
4 H. Weber, Du ketchup dans les veines. Pratiques managériales et illusions : le cas McDonald’s, Érès, 2005.
5 J.-R. Viallet, La mise à mort du travail, Yami 2 Productions, 2009.
6 M.-A. Dujarier, Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015. <http://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2016-01-dujarier-le-management-desincarne-enquete-sur-les-nouveaux-cadres-du-travail/>