Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
L’art constitue l’une des forces les plus puissantes pour briser et percer à jour tous les systèmes d’enfermement, de fragmentation du temps et de servitude plus ou moins volontaire. Mais cela est dissimulé, occulté, comme le montre l’étonnante disproportion entre les enjeux artistiques et le cas qui en est fait. Parmi l’immense foule de nos contemporains, combien éprouvent la nécessité urgente de l’art ? Combien le prennent tout à fait au sérieux ? J’ai participé, il y a un an, à un séminaire d’universitaires et de praticiens (gens sans conteste cultivés) réunis pour s’interroger sur les grands problèmes travaillant notre société. Nous étions répartis en ateliers selon les divers thèmes, chacun choisissant celui qui lui paraissait le plus important. J’animais l’atelier sur l’art. Personne n’est venu dans ma salle, hormis celui qui est passé prendre une chaise pour l’atelier voisin.
Et pourtant ! Que signifient ces interminables files d’attente aux portes des expositions ? Que vont-ils voir ? Et quand ils ressortent, qu’ont-ils contemplé au musée ? Un roseau agité par le vent ? Que sont-ils allés faire ? Apporter leur soutien involontaire aux analyses de Pierre Bourdieu sur la distinction ? Peut-être, peut-être. Mais enfin, le fait est là : si les œuvres d’art sont capables de déplacer des foules, c’est que celles-ci flairent quelque chose d’important, qui leur parle. Mais de quoi ? Et puis les visiteurs rentreront chez eux, parfois bouleversés. Mais s’ils sont convoqués à prendre une décision d’ordre éthique ou politique, rien ne leur suggérera qu’elle provient en droite ligne des œuvres qu’ils ont vues, que ce qu’ils ont engagé dans le discernement mené est de même nature que ce qui s’est joué dans la contemplation des œuvres, du même style de recul et d’inscription dans une tout autre temporalité.
Ce paradoxe soulève au moins deux questions : que se joue-t-il dans l’art ? Pourquoi la connexion avec d’autres champs ne s’opère-t-elle pas de soi ? Une œuvre d’art, c’est d’abord un objet perceptible, sensible, posé là, devant vous ou bien audible de sorte qu’à le voir ou à l’entendre, vous changez de monde, vous entrez dans le sien. Mais les œuvres se comportent comme des personnes et non comme des objets. Vous passez entre les objets, vous les saisissez pour les manipuler. En revanche, vous entrez dans la sphère d’influence des œuvres. Elles ont leur espace propre, annexé, qualifié par elles, comme si, d’une certaine façon, elles vous regardaient, vous évaluaient et vous connaissaient.
On ne voit, on n’entend qu’une seule œuvre à la fois, mais alors elle devient, elle qui vous est si extérieure qu’elle fait événement, ce qu’il y a de plus intime.
Cependant, à la différence des personnes, elles se taisent. Et si elles parlent, comme au théâtre ou au cinéma, elles ne vous répondent pas, elles n’entrent pas en conversation avec vous. Bien plutôt, leur manière de qualifier l’espace qu’elles annexent consiste à le supprimer, à ne laisser face à face qu’elles et vous, singularité devant une singularité. Vous ne voyez rien d’autre, vous n’entendez rien d’autre : autant dire qu’on ne voit, qu’on n’entend qu’une seule œuvre à la fois, mais alors qui devient, elle qui vous est si extérieure qu’elle fait événement, ce qu’il y a de plus intime. Elle devient votre intériorité. Ce qui se dévoile en l’œuvre vous en apprend, certes, beaucoup sur vous-même. Elle peut aussi vous apprendre quelque chose sur son auteur ou sur elle-même. Mais cela est sans importance à côté du véritable enjeu qui est de vous mettre, vous qui la contemplez, devant un processus que seules les œuvres (à deux réserves près) sont capables de déployer : un être concret qui n’en finit pas de venir au jour, d’arriver jusqu’à son apparaître sensible, de monter à sa propre surface – sa peau – depuis une profondeur inouïe, depuis une origine qui n’est pas l’auteur, bien que, sans sa médiation, rien ne se serait produit – et que vous pouvez nommer à votre gré le monde, l’être, la vie, l’absolu, le divin. En cet instant, comme Job, vous pouvez vous écrier : « Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu1 ». Car une joie vous a envahi, une joie qui n’a pas plus de raison d’être que le monde lui-même2, lequel ne trouve en effet nulle autre raison d’être que l’immense joie qu’il y a à être. C’est pourquoi vous pouvez aussi voir monter à leur propre surface, avec la même émotion et la même joie, les paysages, les grenouilles et les libellules, les aigles et les sauterelles – et ceux et celles que vous aimez ; les deux autres passages vers l’absolu.
Mais alors, si l’art a une telle force, si, en particulier, il rend capable de percevoir à quel point tout est possible, s’il est directement connecté à ce qui, en chacun tout autant que dans les sociétés, est capable de tout bouleverser et de tout renouveler, de redonner le goût et la force de vivre, comment se fait-il qu’il ne soit pas davantage mobilisé ?
La raison est pour une part idéologique. Elle relève d’une stratégie inconsciente d’esquive à l’égard de ce qui compte, d’une méfiance instinctive à l’égard de la gratuité et de l’inattendu, de tout ce qui n’est pas investi dans les systèmes de dérivation comme l’argent et le pouvoir3, la production et la sécurité, dont l’obsession est la transparence et le leitmotiv : « Que nul ne soit perdu de vue, que l’on sache toujours ce qu’il pense, comment il se vêt et ce qu’il mange, car rien ne me fait plus peur que quelqu’un qui sait que tout est possible. » Or qui est davantage perdu de vue que celui qui s’est rendu jusqu’à la source capable d’engendrer les œuvres d’art ? À tel point que cela même, il importe de le nier. Pour cette pensée – exactement comme celle qui tient que les convictions religieuses doivent être confinées dans le domaine privé, tolérées pourvu qu’elles soient apprivoisées, discrètes et inoffensives, de l’ordre du loisir ou du cérémoniel –, l’art doit être confiné dans l’inessentiel, à moins que ses œuvres ne ressurgissent dans l’horizon sérieux du marché.
Ce qui se joue dans l’art est si profond, si radical qu’il n’existe pas de passage entre lui et l’action.
Mais il y a aussi une raison plus sérieuse et essentielle, qui d’ailleurs fonde la position idéologique : ce qui se joue dans l’art est si profond, si radical qu’il n’existe pas de passage entre lui et l’action. La médiation ne peut se faire que par les individus existants, réels, concrets et leur intime transformation. Il y a un abîme. Cet abîme, il importe pourtant à la pensée qu’elle le franchisse, sinon elle mourra d’épuisement, privée de sa source. Ni la théologie, ni la philosophie, ni la pensée politique, avec bien sûr des exceptions4, ne semblent demander à l’art ce qu’il ne cesse de leur offrir. On pourrait rêver qu’il en aille autrement. Ce serait le paradigme même de notre rapport à la réalité et au temps qui serait changé. Dans une telle voie, nous ne partons pas de rien, puisque les États ont été capables de prendre l’art assez au sérieux pour fonder des institutions, des musées, des écoles et puisqu’ATD-quart monde inscrit, parmi les besoins les plus fondamentaux de ceux qui n’ont rien, la beauté.
1 Job, 42.5.
2 Cf. Renaud Barbaras, Métaphysique du sentiment, Cerf, 2016.
3 Cf. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, 1987 [1981 pour la version originale, trad. par Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel].
4 Comme Hans Urs von Balthasar, Gilles Deleuze ou Ernst Bloch.