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Comment contrôler les sociétés transnationales ? Entre lois nationales et droit international, comment répartir la tâche ? Depuis la fin de l’époque coloniale, ces questions hantent les débats sur la mondialisation économique. En effet, un grand nombre de pays d’Asie et d’Afrique ont rapidement pris conscience de ce que leur indépendance économique demeurait toute relative. Leurs ressources continuaient d’être exploitées par des firmes originaires des pays occidentaux, elles seules disposant des capitaux et des technologies permettant d’exploiter les sous-sols ou de mettre sur pied des usines à même de favoriser l’industrialisation de ce que l’on commençait alors d’appeler le « tiers monde ». Les pays du Sud nouaient donc avec ces entreprises des rapports ambigus, fondés sur une dépendance réciproque mais aussi une divergence d’intérêts. Ils souhaitaient subordonner l’exploitation de leurs ressources au respect de la souveraineté nationale, au paiement de taxes locales et au réinvestissement des profits dans l’économie locale. Mais les grandes entreprises, que l’on commençait à appeler « transnationales », prétendaient opérer avec le moins de contraintes possible, exigeant le droit de rapatrier leurs profits et d’échapper à des obligations de « performance », par exemple celle de transférer des technologies ou de se fournir auprès de producteurs locaux.
La définition d’un « nouvel ordre économique international » au cours des années 1970, culminant lors de la réunion d’une session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies en mai 1974, cristallisa ces oppositions. Le moment, il est vrai, était unique. Près de vingt ans après la conférence de Bandung (1955) qui vit naître, autour de l’Indien Nehru et de l’Égyptien Nasser, le mouvement des « non alignés », et au terme d’un processus de décolonisation qui vit s’émanciper l’Asie et l’Afrique au cours des deux décennies suivantes, les pays « sous-développés » (ainsi les appelait-on à l’époque) étaient devenus majoritaires à l’Organisation des nations unies (Onu). Au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), les pays producteurs de pétrole venaient de faire la démonstration de leur capacité à prendre en otage l’économie mondiale.
L’agenda du nouvel ordre économique international – tentative de redéfinir les relations économiques internationales afin qu’elles favorisent le développement des pays du Sud et une répartition équitable des ressources – comprenait un volet important concernant le contrôle des sociétés transnationales. Une administration spécifique de l’Onu fut mise sur pied et commença à travailler sur un « code de conduite » censé imposer une certaine discipline aux sociétés transnationales. La première règle était celle de la non-ingérence dans les affaires politiques intérieures des pays : le souvenir de la chute de Salvador Allende au Chili, renversé en septembre 1973 par un coup d’État encouragé par les États-Unis, soucieux de protéger les intérêts des sociétés nord-américaines, était encore frais dans les têtes.
Tandis que les pays en développement veulent imposer des contraintes aux sociétés transnationales, les pays de l’OCDE insistent pour que ces obligations soient contrebalancées par la reconnaissance de droits des investisseurs.
Les quelques espoirs entretenus par le nouvel ordre économique international et le code de conduite pour les sociétés transnationales furent de courte durée. Dès 1980, survient la crise de la dette. La hausse brutale des taux d’intérêt prend au piège un grand nombre de pays pauvres : encouragés à emprunter massivement au cours de la décennie précédente afin de financer leur industrialisation, ils se retrouvent fortement endettés au moment même où il devient impossible d’emprunter pour rembourser la dette passée et continuer de financer le développement. Un grand nombre de ces pays se voient forcés, par les institutions financières internationales, d’adopter des plans d’ajustement structurel préparés à la demande de leurs créanciers. Ces plans imposent de fortes contraintes macroéconomiques, y compris une ouverture à l’investissement international, la privatisation d’un ensemble d’entreprises et d’infrastructures publiques et la réduction des barrières aux échanges commerciaux. Le temps n’est plus à imposer des contraintes aux sociétés transnationales : ce sont des tapis rouges que l’on déroule devant elles. En 1990, un projet de code de conduite (négocié depuis 1975) est enfin publié. Mais tandis que les pays en développement veulent imposer des contraintes aux sociétés transnationales, les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) insistent pour que ces obligations soient contrebalancées par la reconnaissance de droits des investisseurs. Lorsque, cette même année, le président George H. Bush décrète la fin du nouvel ordre économique international, c’est un acte de décès qu’il dresse.
Bien qu’il ait en définitive échoué, le nouvel ordre économique international n’en a pas moins favorisé la prise de conscience de la nécessité de mieux contrôler les sociétés transnationales, y compris afin de favoriser l’investissement étranger. Les investisseurs eux-mêmes (et leurs pays d’origine) s’y montrent favorables, si l’instauration de certains garde-fous permet de rétablir la confiance. En 1976, l’OCDE adopte des lignes directrices sur les entreprises multinationales. L’année suivante, l’Organisation internationale du travail adopte une « Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale ». Ce ne sont pas des textes contraignants. Ils définissent cependant certaines attentes à l’égard des entreprises : il s’agit principalement de rassurer les pays hôtes d’investisseurs que ceux-ci se comporteront de manière responsable et que les gouvernements des pays d’origine imposeront une certaine discipline.
C’est peu de chose, compte tenu de l’extraordinaire mondialisation des activités économiques que connaîtront les années 1980 et 1990. Privatisations à grande échelle, passage à l’économie de marché d’un grand nombre d’États qui figuraient jusqu’au début des années 1990 dans le camp socialiste, abaissement des obstacles tarifaires et non tarifaires aux échanges commerciaux, encouragé par la mise sur pied, en 1994, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), renforcement de la protection des droits des investisseurs par une succession de traités bilatéraux d’investissement que l’Accord multilatéral sur l’investissement négocié au sein de l’OCDE entre 1995 et 1998 aurait pu venir codifier de manière encore plus visible. Tout, au cours de ces deux décennies frénétiques, encourage un rôle accru pour les sociétés transnationales, dont le terrain de jeu est devenu mondial.
À la fin des années 1990, cette frénésie a fini par épuiser le monde. Une société civile mondiale est née, d’ailleurs, lors du combat contre l’Accord multilatéral sur l’investissement, et elle se manifestera de manière plus spectaculaire encore lors de la conférence ministérielle de l’OMC à Seattle en décembre 1999. Ses attentes ne peuvent plus être ignorées.
La réaction viendra en deux temps. D’abord, Kofi Annan, alors secrétaire général de l’Onu, annonce au Forum économique mondial de Davos, début 1999, une nouvelle initiative : le « Global Compact » (pacte mondial) se veut un lieu d’échange de bonnes pratiques entre entreprises, autour de neuf principes auxquels elles affirment adhérer dans les domaines des droits de l’homme et des droits des travailleurs, ainsi que de l’environnement (un dixième principe, la lutte contre la corruption, viendra s’ajouter en 2004). On est encore loin d’un mécanisme de contrôle des entreprises. Celles qui adhèrent au pacte s’engagent uniquement à faire état, sur une base annuelle, de certains progrès démontrant leur volonté d’aller de l’avant. Ce n’est qu’en 2012, après des critiques exprimées aussi bien par les organisations de la société civile que par le mécanisme d’audit interne aux Nations unies, que le pacte inclut un dispositif permettant d’exclure des entreprises dont le comportement serait en violation manifeste des principes proclamés.
Lors du lancement du « Global Compact », le monde des droits de l’homme manifeste sa méfiance. L’instrument ressemble trop à un forum à travers lequel les entreprises se donnent bonne conscience, voire s’achètent une bonne réputation sans que ceci ne les engage véritablement : on est loin des mécanismes contraignants auxquels croient les juristes. Aussi la sous-commission des droits de l’homme décide-t-elle de développer des « Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises » (adoptée le 26 août 2003). Les États sont sceptiques, sinon hostiles. Les experts de la sous-commission auraient outrepassé leur mandat. En transposant aux entreprises des normes initialement conçues pour s’appliquer aux seuls États, auxquels s’adressait la Déclaration universelle des droits de l’homme, ils auraient fait preuve de manque d’imagination et de naïveté. Et en suggérant que l’entreprise devrait être responsable de tout ce qui relève de sa « sphère d’influence », y compris de ses filiales et sous-traitants, ils auraient défini cette responsabilité de manière trop large, créant une imprévisibilité juridique.
Les « Normes » ne survivront pas à leur examen par les diplomates. Elles n’en ont pas moins eu le mérite de relancer le dossier. La Commission des droits de l’homme demande au secrétaire général de l’Onu de nommer un représentant spécial sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises : c’est le professeur John Ruggie, l’architecte même du Global Compact, qui assumera ce rôle. De 2005 à 2011, il consulte, cherche à identifier là où un consensus peut se forger. Six ans après le début de sa mission, il propose l’adoption de « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». Le Conseil des droits de l’homme, qui a succédé dans l’intervalle à la commission, approuve ces « Principes directeurs » en juin 2011. Les rôles respectifs des États et des entreprises se trouvent clarifiés. Aux États, il revient de protéger les droits de l’homme en contrôlant les entreprises et, de manière à garantir une certaine cohérence, en alignant les incitants économiques sur les attentes juridiques – par exemple, en subordonnant l’accès à des crédits à l’exportation au respect des droits de l’homme ou en s’assurant que les droits des investisseurs ne priment pas sur les réglementations adoptées par les États afin de protéger les droits des travailleurs ou l’environnement. Aux entreprises il incombe de respecter les droits de l’homme, même lorsque l’État est défaillant, et d’exercer une « vigilance raisonnable », c’est-à-dire de s’informer sur les impacts de ses activités sur les droits de l’homme et de s’assurer que les impacts négatifs soient aussi limités que possible.
Les Principes directeurs ont eu un écho considérable. Ayant reçu le soutien des gouvernements mais aussi du monde de l’entreprise, ils ont influencé une révision des lignes directrices de l’OCDE sur les entreprises multinationales (avec un chapitre sur les droits de l’homme en mars 2011). Et lorsque la Commission européenne annonce une révision de sa stratégie en matière de responsabilité sociale des entreprises, l’influence des Principes est visible. En outre, un groupe de travail est créé en tant que « procédure spéciale » du Conseil des droits de l’homme : composé de cinq experts indépendants nommés par le Conseil, il assure le suivi des Principes directeurs en promouvant les bonnes pratiques et en encourageant les États, notamment, à adopter des plans d’action pour leur mise en œuvre.
C’est finalement sur le bon vouloir des États, comme sur le souci des entreprises de protéger leur bonne réputation, que l’on devrait compter.
Cependant, ces Principes suscitent certains doutes. Non contraignants, ils ne créent pas, par eux-mêmes, de nouvelles voies de recours pour les victimes. C’est finalement sur le bon vouloir des États, comme sur le souci des entreprises de protéger leur bonne réputation, que l’on devrait compter. En juin 2014, l’Équateur, rejoint par l’Afrique du Sud, propose une résolution pour élaborer un nouvel instrument juridique. Mais le consensus que John Ruggie était parvenu à créer s’est dissout. Les États en développement du « Groupe des 77 », dans leur très grande majorité, soutiennent l’initiative. Les pays riches, États-Unis et États membres de l’Union européenne en tête, y sont généralement hostiles.
Que peut-on en attendre ? Une option serait de définir dans un nouveau traité l’obligation des États de protéger les droits de l’homme en régulant les sociétés transnationales. Certes, une telle obligation existe déjà en principe. Mais plusieurs questions demeurent non résolues, parmi lesquelles l’étendue de la responsabilité de l’État sous la juridiction duquel se trouve une société-mère par rapport à ses filiales ou à sa chaîne d’approvisionnement. Une deuxième option serait d’inscrire, dans une convention cadre, une obligation pour chaque État d’adopter un plan d’action national sur les entreprises et les droits de l’homme et de rendre compte des progrès réalisés dans la mise en œuvre de cette stratégie. Ces deux scénarios prolongent les Principes directeurs de 2011, en transformant de simples recommandations en obligations juridiques. Mais, alors que ces Principes directeurs s’adressent en principe à tous les États et bénéficient d’une forte légitimité compte tenu du consensus qui les entoure, un nouveau traité ne lierait que les seuls États ayant choisi de le ratifier.
Une troisième option, plus audacieuse, suppose un nouveau mécanisme de contrôle s’adressant directement aux sociétés transnationales, sans passer par la responsabilité de l’État. L’hypothèse n’est pas aussi irréaliste qu’on pourrait le croire. Déjà, lorsque la Cour pénale internationale avait été mise sur pied par le Statut de Rome de 1998, il avait été question d’étendre sa compétence aux personnes morales. D’autres ont proposé une « cour économique internationale », pendant pour les entreprises de la Cour pénale internationale ou une « cour mondiale des droits de l’homme », à la juridiction de laquelle les entreprises pourraient accepter de se soumettre sur une base volontaire. Cette troisième option a la faveur des organisations non gouvernementales. Cependant, elle est vue avec méfiance par les États et exigerait des années de négociations, avec sans doute, à la clé, un faible nombre d’États adhérents.
Enfin, une dernière option passerait par une assistance judiciaire mutuelle entre États. S’il s’agit de lutter contre l’impunité qui résulte de ce que les entreprises peuvent opérer sur plusieurs juridictions et échapper à des poursuites pénales ou à des actions civiles en misant sur l’absence de coopération entre États, la priorité ne serait-elle pas de renforcer cette coopération ? Dans les domaines du recueil des preuves (y compris des informations financières), de la recherche de témoins ou encore de la reconnaissance des décisions de justice (pour geler ou saisir des avoirs), c’est par une coopération entre États, fondée sur une confiance mutuelle, que passe l’amélioration de l’accès à la justice des victimes.
Ces différentes options peuvent être complémentaires. Un traité pourrait, par exemple, non seulement clarifier les conditions auxquelles les États doivent protéger les droits de l’homme contre les comportements des entreprises, mais aussi garantir que l’État qui voudrait s’acquitter de cette obligation de protection soit soutenu par des mécanismes de coopération judiciaire inter-étatiques. C’est précisément parce que le chemin est encore long qu’il faut dès à présent se mettre en marche.
La sous-commission réunissait des experts indépendants pour appuyer le travail de la Commission des droits de l’homme, l’organe intergouvernemental où se concentrait la diplomatie des droits de l’homme au sein de l’Onu jusqu’à ce que s’y substitue, en 2006, le Conseil des droits de l’homme.