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Dossier : L’école, laboratoire de fraternité ?

« J’ai pris la Bible dans une main, le Coran dans l’autre »

©Guillaume Lemoine/Flickr/CC
©Guillaume Lemoine/Flickr/CC
Dans une école de l’Enseignement catholique qui regroupe une trentaine de nationalités, la diversité est un trésor que contiendraient des vases d’argile. À tout moment, le fragile équilibre entre les uns et les autres peut se fissurer. Un défi à relever chaque jour, pour faire face à l’ordinaire comme à l’extraordinaire.

L’école Notre-Dame de la Providence de Montmagny, petite commune du Val d’Oise à proximité de Sarcelles, Villetaneuse et Saint-Denis, se niche au pied de tours des années 1970. Avec ses quelque 200 élèves (de la petite section de maternelle au CM2), notre école est toujours sur le fil de la fraternité. Elle accueille les plus grands trésors… dans des vases d’argile. Des enfants de 35 nationalités vivent, apprennent, grandissent et réussissent ensemble. Plusieurs religions y sont vécues et pratiquées : islam, hindouisme, christianisme et, parmi les chrétiens, des catholiques latins ou chaldéens, des coptes, des orthodoxes, des évangéliques… Très peu de juifs, malgré le quartier qui en compte beaucoup : une école juive les accueille depuis longtemps. De nombreuses familles se disent intéressées par « le spirituel » mais récusent toute appartenance religieuse.

L’école accueille aussi des enfants en situation de handicap et des enfants « précoces » (l’un n’étant pas exclusif de l’autre) : tous nous interrogent sans cesse sur nos pratiques pédagogiques. Cette année, en CE1, l’enseignante doit jongler avec les programmes de CP, CE1 et CE2. Ce qu’elle réussit, non sans énergie ! C’est dire si les différences de tous ordres sont constitutives du projet éducatif. Et c’est heureux ! Pas de difficultés particulières pour les enfants. Ces multiples appartenances constituent le terreau de leur naissance. Ce sont les enfants de la pluralité culturelle. Toutefois, ces richesses et cette aisance à vivre sereinement les écarts sont fragiles.

Une fraternité jamais acquise

Dans notre société, tel événement, ici ou à l’autre bout du monde, peut rapidement faire basculer cette petite communauté humaine. Parabole d’un vivre ensemble que nous pouvons tous désirer, notre école, en quelques paroles maladroitement jetées ou en quelques gestes irrespectueux, risque de devenir le microcosme des pires conflits de notre société. La fraternité n’est pas un acquis. Elle n’est pas non plus le fait d’avoir juste de bonnes relations en un temps donné : elle se construit, s’expérimente, se nourrit et progresse par un imaginaire et un horizon communs.

Tel événement, ici ou à l’autre bout du monde, peut rapidement faire basculer cette petite communauté humaine.

Au sein de l’Enseignement catholique, fondement et horizon peuvent être puisés dans la méditation des pratiques de Jésus. En effet, lire les Évangiles nous conduit bien vite à voir que les relations de Jésus ne se réduisent ni à sa famille, ni à ses amis, ni à ses compatriotes, ni à ses coreligionnaires. C’est à tous qu’il s’adresse et, plus radicalement encore, c’est par tous qu’il se laisse toucher. Il nous faut intégrer ces multiples liens : Cananéenne, dont il dira qu’il n’a jamais vu une telle foi en Israël, Syro-phénicienne, dont il reconnaîtra la foi qui sauve, femme exclue dont le geste du parfum devra être raconté dans le monde entier, Samaritain, qui seul prend soin de l’étranger et devient frère, centurion romain qui, le premier, déclare : « Vraiment, cet homme était fils de Dieu », etc. Cette toute petite Galilée du temps de Jésus n’est pas une belle image pieuse : elle est à la mesure de la diversité des liens de Jésus, qui manifestent le rêve de Dieu d’une humanité fraternelle, appelant à revisiter la catholicité de nos institutions chrétiennes.

Reposant sur un projet éducatif ancré, il nous reste à expérimenter et à construire, à nommer et fortifier ces moments de grâce où la violence est comme suspendue. Trois dimensions me semblent à privilégier : la vie ordinaire de l’établissement, qui signe la vérité de ce qui est annoncé, les rites plus ou moins annuels, qui font partie de l’histoire de l’école, de ses repères et les événements exceptionnels, qu’ils soient en réponse à des menaces ou pour se réjouir.

Dans le quotidien de l’école

Pour les enfants et leurs parents, tout commence par l’entretien d’inscription. Chef d’établissement, que disons-nous, que taisons-nous ? Quel caractère « catholique » annonçons-nous ? Quel espace de parole laissons-nous aux familles pour pouvoir y déceler l’espoir, démesuré parfois, la peur que tout ne soit pas à la hauteur des rêves les plus fous, quand il s’agit de leur enfant ? Quelle parole écartons-nous car elle ne correspondrait pas à nos attentes ? Osons-nous entendre et reconnaître la foi toute humaine que ces parents partagent  parfois ?

Au quotidien, tout commence par l’accueil du matin : qui accueille, comment ? Quelle présence, quelle parole, quel silence ? Quel regard, personnel ou anonyme ? Quelle exigence avons-nous vis-à-vis des enfants, dans leurs relations avec les adultes ou avec les autres enfants ? Et la sortie, le soir : qu’est-ce qui se joue à l’instant où l’enfant passe le seuil ? Quel bref regard l’enfant jette-t-il vers la personne qui l’accueille après sa journée de classe ? Combien de minutes passons-nous gratuitement, sur le trottoir, mêlés à la petite foule des parents, saluant l’un, admirant le nouveau-né de l’autre, prenant des nouvelles de l’accident d’un troisième ?

La vie quotidienne, c’est encore l’accueil par les maîtresses dans chacune des classes, le travail coopératif qu’elles initient… ou pas, entre les enfants et entre les adultes. C’est la gestion des conflits pendant les récréations, ou leur fuite. C’est aussi le partage du repas à midi : avec qui les enfants sont-ils assis à table ? Toujours avec leurs amis ? Grands et petits mêlés ? Comment s’organise la différenciation des plats (avec ou sans porc) ? Comment faire participer les élèves au service pour faciliter leur communication avec les adultes chargés de la restauration ?

Ce désir de fraternité est comme le battement de cœur de l’école : discret et incessant, il produit de la vie et de la relation. Qu’il perde en rythme et la violence toujours tapie dans l’ombre ne manque pas de resurgir.

Passant en revue ces menus gestes quotidiens dont chacun peut avoir l’initiative, on peut dire que ce désir de fraternité est comme le battement de cœur de l’école : discret et incessant, il produit de la vie et de la relation. Qu’il perde en rythme et la violence toujours tapie dans l’ombre ne manque pas de resurgir.

Récemment, un enfant a pris un coup sur le tibia : jeu, maladresse, bagarre, on ne sait. Le père de l’enfant est furieux.13h30 : par un concours de circonstances, ce monsieur se trouve près du rang de la classe de son fils. Devant la maîtresse médusée, il invective les enfants, traitant de « petit sauvage » l’auteur présumé du méfait. Ce dernier, hyper sensible, est en très grande difficulté scolaire. L’enseignante reprend fermement le contrôle et instaure un échange avec sa classe. 15h30 : nouvelle récréation. Une fille de la classe, 8 ans, entraîne neuf autres enfants pour, lance-t-elle, « aller tabasser le sauvage ». À l’insu des adultes, ils y parviendront en partie, dans un coin isolé de la cour. Une expression intolérable prononcée par un parent alors incontrôlé suffit pour affaiblir gravement le rythme de ce battement de cœur fraternel. Fragile vase d’argile…

Des moments de vie partagée

Si la vie quotidienne d’une école est le terreau de la fraternité, elle ne suffit pas à donner un horizon commun. Il faut aussi des moments particuliers et repérables par tous, où cet esprit est reconnu, nommé, symbolisé. Ce peut être une fête des cultures, comme nous avons pu en vivre à l’occasion du Printemps des poètes. C’est aussi, lorsque les congés le permettent, la célébration du Jeudi saint avec tous les enfants de l’école. Une belle cruche et un très gros pain sont déposés sur une table basse face aux enfants assis par terre. Un chant accordé au partage rappelle la démarche vécue pendant le temps du Carême. Et nous entrons dans la proclamation de l’Évangile du dernier repas de Jésus. Nous nous arrêtons essentiellement à : « Jésus prit du pain, prononça la bénédiction, le rompit, le donna à ses disciples, en disant : ‘Prenez et mangez : ceci est mon corps.’ » Un court commentaire situe l’épisode dans la vie de Jésus, avant de développer : « Quand on aime beaucoup, on donne le meilleur de soi pour que ceux qu’on aime puissent être heureux… »  On a envie de donner, de partager non seulement de l’argent mais quelque chose de soi, de la force, de l’énergie, de la vie, pour un bonheur partagé, pour vivre comme des frères. Et Jésus n’a pas seulement donné le meilleur, il s’est donné lui-même. Nous relisons le texte. Dans le silence, je partage le pain, puis, avec les enseignantes, nous le partageons entre les enfants, en leur proposant de le partager à leur tour, tout au long de la journée, avec ceux auxquels ils veulent dire : « Tu comptes beaucoup pour moi, je veux te donner le meilleur, je veux que tu sois heureux, je veux partager de la joie et du bonheur, je veux que tu sois comme mon frère, comme ma sœur. » Année après année, tout au long de ce Jeudi saint, il est remarquable de voir les enfants diviser leur pain en morceaux de plus en plus petits et l’offrir à un ami, à un camarade pour se réconcilier, à une petite sœur, à leur maîtresse ou même à leur directrice ! Certains en gardent précieusement quelques miettes pour les donner le soir à leurs parents. Sérieux des enfants, émotion des adultes recevant le pain des enfants et se donnant mutuellement, eux aussi, le pain pour une vie bonne. C’est un grand moment de fraternité, voire de communion. C’est aussi beaucoup d’émotion lorsqu’un jour, une mère d’élève et sa voisine, toutes deux voilées, viennent pour me remercier de ce qui s’est passé le matin. Samir, le fils, en avait fait le récit en revenant déjeuner le midi.

Il est remarquable de voir les enfants diviser leur pain en morceaux de plus en plus petits et l’offrir à un ami, à un camarade pour se réconcilier, à une petite sœur, à leur maîtresse ou même à leur directrice !

Au sein de la communauté éducative, il convient aussi de favoriser la fraternité entre familles. Pendant plusieurs années, des parents d’élèves ont eu l’heureuse initiative d’un  « Café des parents ». Mois après mois, ils ont choisi des thèmes d’éducation et ils ont échangé, mêlant convictions, cultures et religions diverses, accompagnés par la psychologue d’une association d’aide aux familles. Un accompagnement proposé gratuitement, tant l’expérience était intéressante. Discrète, cette initiative contribue, au sein d’une communauté éducative et donc de la société, à façonner ces petites oasis où quelques étrangers se retrouvent, échangent, partagent des gâteaux et du thé, avant de repartir vers les cités, les transports en commun et, souvent, vers des déserts relationnels. En général, la fraternité se construit laborieusement, mais elle se diffuse aussi, sans qu’on se fatigue…

Face à l’imprévu

Pourtant, des séismes peuvent survenir, qui prennent par surprise. En un instant, ils peuvent engloutir cette fraternité patiemment bâtie. C’est ce qui s’est passé en janvier 2015. Que cela soit « au nom de l’islam » ou que cela n’ait « rien à voir avec l’islam », peu importe : enfants, familles, personnel de l’école, enseignantes, tous étaient meurtris et sentaient la pointe du glaive planté dans notre désir de fraternité, au sein de notre petite école. À cela, il fallait répondre par des événements exceptionnels pour prendre soin de la blessure. Alors, en ce 8 janvier 2015, à 13h30, environ 170 enfants (de la grande section de maternelle au CM2) et leurs enseignantes se sont rassemblés dans la cour. Les personnes du service de la restauration et du ménage ont spontanément rejoint notre petite foule. Les adultes qui surveillaient la sieste des petits ont entrouvert les portes des salles donnant sur l’extérieur pour ne rien manquer.

Quelques jours auparavant, lors de la célébration de Noël, nous avions réalisé un panneau sur lequel chaque enfant avait collé une étoile. Sur cette étoile, pendant tout le temps de l’Avent, chacun avait écrit ce pourquoi il avait envie de dire merci : les relations, les réconciliations, ce qui était beau, ce qui faisait du bien… Ce 8 janvier, notre  « ciel de Noël » a été placé au centre de la cour. Ensemble, nous nous sommes redit le sens de cette myriade d’étoiles lumineuses. Puis ce ciel a été brusquement recouvert d’un grand voile noir : « Ce qui s’est passé hier, toute la violence, c’est comme si on avait voulu cacher et même supprimer toutes les étoiles qui brillent dans la nuit… C’est comme si la violence nous empêchait de voir ce qu’il y a de beau et de bon, tous les mercis que l’on peut dire. » Puis, à bout de bras, j’ai pris la Bible dans une main, le Coran dans l’autre : « Voici le livre des chrétiens, voici le livre des musulmans... Si un jour quelqu’un vous dit que, parce que vous êtes musulman, juif ou chrétien, vous devez utiliser la violence, ce sont des mensonges ! Si on vous dit qu’à cause de ce qui est écrit dans la Torah, la Bible ou dans le Coran, il faut aller vous battre, être violent ou même tuer, ce sont des mensonges ! »

« C’est comme si la violence nous empêchait de voir ce qu’il y a de beau et de bon, tous les mercis que l’on peut dire. »

Silence. Nous avons fermé les yeux. Nous avons pensé à ce que nous pourrions faire pour qu’à l’école, dans la cour, à la maison, il y ait moins de violence. Les plus grands ont peut-être eu une idée pour faire quelque chose, pour avoir un métier qui contribue à plus de paix dans le monde, entre les hommes. Silence. Toutes les idées que nous avons eues, tous les projets, ce sont d’autres étoiles à placer dans notre ciel ! Toutes ces idées, mises en œuvre, empêcheront la violence d’être la plus forte. Elles empêcheront que nous soyons divisés. Alors le voile noir a glissé le long du panneau et notre  « ciel de Noël »  est reparu, lumineux. Tous ensemble, nous avons repris à tue-tête un chant gestué populaire dans l’école : « L’amour de Dieu est si merveilleux ».

Élèves et adultes sont retournés dans leurs classes. Une quinzaine d’enfants musulmans sont venus me voir, tout heureux parce que j’avais un Coran en arabe dans la main et ils ont montré les sourates qu’ils connaissaient. Petit dialogue de confiance et de reconnaissance mutuelle. Le lendemain, des familles sont venues explicitement dire merci : les enfants avaient « tout raconté » ! Quelques mois plus tard, lors de la rentrée, de nouvelles familles sont venues : « On vient parce qu’on sait ce qui s’est passé chez vous en janvier. »

Lundi 16 novembre, trois jours après les attentats de Paris et Saint-Denis : « On va refaire la minute de silence ? », me demandent des élèves de CE2. « Oui, à midi. » « Mais là, on n’a plus besoin que tu nous montres la Bible et le Coran, on a tous peur ensemble ! » Paradoxalement, quelque chose d’une fraternité s’était renforcé, l’expérience de la minute de silence de janvier avait été intériorisée. Il fallait maintenant travailler sur d’autres fissures possibles.

Fragiles vases d’argile qui contiennent des trésors d’humanité. Comment bâtir un horizon commun pour une humanité fraternelle, à la mesure d’une petite école de la banlieue parisienne ? Il faut du temps et de la vigilance. De la conversion et de l’audace. Il faut être à l’heure de la vie quotidienne comme des événements exceptionnels… Comme on peut.

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