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Dossier : Démocratie en Afrique : quels défis ?

Mobilisations citoyennes, répression et contre-révolution en Afrique

©Tournons la page
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Au sud du Sahara, les mouvements citoyens porteurs des espoirs d’alternance ne sont pas une génération spontanée. Leur succès, au Sénégal et au Burkina Faso, se situe dans une histoire de contestation, de déception partisane et dans un contexte de moindre recours à la violence qu’en Afrique centrale.

Les mouvements « Y’en a marre ! » au Sénégal et « Balai citoyen » au Burkina Faso ont fait irruption dans le paysage politique avec une redoutable efficacité. Quelles en sont les caractéristiques ?

Richard Banégas – « Y’en a marre ! » est apparu au Sénégal dans le contexte des printemps arabes, le jour même de la chute de Ben Ali en Tunisie. Quelques jours après, Dakar devait accueillir le Forum social mondial. Cette dimension internationale, qui s’est concrétisée par la référence au « dégagement » tunisien et par des alliances au niveau continental ne doit cependant pas masquer le caractère très national de la mobilisation. Bien plus qu’un effet domino des printemps arabes, « Y’en a marre ! » et le Balai citoyen naissent d’abord de l’échec des premières transitions, de vingt ans d’expérience démocratique dévoyée.

Ces mouvements se caractérisent aussi par une dimension non partisane, voire anti-partisane. Ils veulent faire de la politique autrement. Les partis nés de la vague démocratique ont souvent déçu, n’échappant pas à la « politique du ventre » et au clientélisme. Cependant, tous ne contestent pas la nécessité d’une institutionnalisation : au Bénin, Alternatives citoyennes s’est d’emblée constitué en parti politique. En République démocratique du Congo (RDC), le mouvement Filimbi rassemble un large front citoyen allant des associations aux partis.

La dimension générationnelle est particulièrement marquée : une partie de la jeunesse, urbaine éduquée bien sûr, mais pas uniquement, s’affirme en tant qu’acteur politique. Devant l’échec des générations précédentes et la capacité de la « révolution passive postcoloniale »1 à broyer toute velléité contestataire, il y a une conscience aiguë que c’est désormais son tour.

Ces nouveaux mouvements sont peut-être plus populaires que leurs aînés. Dans les années 1990, la revendication démocratique était portée par les classes moyennes urbaines : des fonctionnaires, des enseignants, des étudiants qui s’étaient vu déclassés par les plans d’ajustement structurel, mais qui, en un sens, cherchaient à prolonger le « compromis postcolonial » (Mbembe) favorable aux catégories citadines. Aujourd’hui, si des urbains éduqués, bien insérés, mènent encore la mobilisation, ils sont rejoints par des catégories sociales beaucoup plus larges, plus subalternes. Toute la légion des « en bas du bas » se retrouve derrière ces mouvements – il faut bien sûr nuancer : il n’y a pas « une » rue, mais « des » rues, et souvent les régimes aussi s’avèrent capables de mobiliser (en Angola, par exemple).

Les modes d’action sortent de l’ordinaire : ils font de la rue non seulement un espace de mobilisation, mais un espace délibératif. Dans la veine de l’expérience de la place Tahrir en Égypte, qui a inspiré les Indignados et Occupy Wall Street, on observe une multiplication des « parlements de la rue2 ». Le Balai citoyen a ainsi essaimé dans tout le Burkina avec ses clubs Cibal [contraction de « citoyens balayeurs », cellule de base du mouvement]. De même « Y’en a marre ! » avec les « Esprits » et la promotion d’un « nouveau type de Sénégalais » (exemplaire par son vote, mais aussi en ramassant les déchets, en assurant l’adduction d’eau…). Malheureusement, ils butent sur l’absence de perspective, le manque de rétribution du militantisme et semblent aujourd’hui s’essouffler.

Soulignons enfin que ces initiatives, parfois surmédiatisées, ne sont pas les seules. Au Burkina, d’autres mouvements spécifiques sont nés contre le tripatouillage constitutionnel, comme le Comité anti-révision constitutionnelle ou le Brassard noir. Surtout, des organisations de la société civile s’étaient constituées de longue date (autour de l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998, en particulier), rassemblées au sein du Collectif contre l’impunité. Le Mouvement burkinabé pour les droits de l’homme et des peuples, la Confédération générale du travail du Burkina, syndicat très puissant, et les partis de la mouvance sankariste complètent cette nébuleuse. La réussite des Burkinabés tient au fait que les mouvements contre l’impunité et ceux contre la vie chère (nés de la crise alimentaire de 2007) se sont rassemblés contre la réforme constitutionnelle. Toute cette mobilisation s’inscrit dans une histoire de luttes, y compris dans les trajectoires individuelles des militants : un récit qui permet de lui donner sens.

Le succès de ces mouvements a donné des idées à bien d’autres (Filimbi, Lucha en République démocratique du Congo, « Trop c’est trop » au Tchad, « Tournons la page » au Cameroun, au Gabon, dans les deux Congo) qui se heurtent à la répression. Pour connaître le succès, une certaine bienveillance des forces de l’ordre est-elle nécessaire ?

Richard Banégas – Le Sénégal a en effet une longue histoire républicaine, l’armée ayant posé des actes forts à la chute de Diouf. Cependant, les manifestations de 2011 ont fait des morts et au Burkina non plus le régime n’était pas très cordial avec ses opposants : Zongo a été tué, des leaders étudiants ont disparu. La mobilisation n’émerge pas uniquement là où il n’y a pas de répression. Mais son succès dépend également de la capacité à faire partager les frustrations sociales par une partie des forces de l’ordre, pour qu’elles basculent de son côté. Encore faut-il réussir à susciter l’engagement au-delà de quelques amis musiciens, une conjonction des luttes qui reste à réaliser dans bien des pays.

Cependant, les mobilisations nées en Afrique centrale font les frais d’un effet d’apprentissage, de la part des chefs d’État, qui sont aujourd’hui bien instruits du risque. Ni Bongo, ni Sassou, ni Nkurunziza n’ont envie de finir comme Compaoré. Aussi mènent-ils une contre-révolution, avec d’autant plus d’efficacité que la mémoire de la guerre reste présente dans les deux Congo. La nouvelle vague de répression se veut exemplaire pour doucher définitivement tous les espoirs d’alternance. Chacun des quinze chefs d’accusation contre les deux militants de Filimbi toujours emprisonnés peut leur valoir la peine de mort.

« La nouvelle vague de répression se veut exemplaire pour doucher définitivement tous les espoirs d’alternance. »

Le contexte international non plus n’est pas très favorable. La lutte anti-terroriste est devenue l’obsession n° 1, notamment de la France, et des régimes autocratiques, comme le Tchad, se sentent pousser des ailes, embastillant et chicotant leurs opposants sans scrupule. Le retour de la Guerre froide, avec Moscou et Pékin qui veulent prouver que les « révolutions de couleur » mènent au chaos en Syrie et ailleurs, ne favorise pas davantage les opposants dans les Grands Lacs. Enfin, le business qui se développe autour de l’émergence économique de l’Afrique est plutôt vecteur de statu quo, même si la chute du prix du baril de pétrole pourrait fragiliser le régime à Brazzaville ou Libreville.

Le rejet des partis politiques par les nouveaux mouvements citoyens signifie-t-il qu’à peine vingt-cinq ans après l’avènement du multipartisme, ils n’ont déjà plus aucun crédit aux yeux de la population ? Pourquoi, dès lors, se battre pour l’alternance ?

Richard Banégas – La méfiance à l’endroit des appareils politiques, l’impression que l’alternance ne change rien, sont des attitudes qui touchent aussi l’Europe et les « vieilles démocraties ». Elles sont d’autant plus justifiées, en Afrique, que le multipartisme s’est souvent enlisé dans des luttes factionnelles, avec autant d’écuries que de candidats. Dans bien des cas, les pouvoirs en place ont instrumentalisé la situation de « multipartisme intégral » pour en faire ce que l’on a appelé « multimobutisme » au Zaïre (chacun imitant les réflexes prédateurs du régime dénoncé).

Malgré ce discrédit général, l’emprise partisane reste importante dans certains pays. En Côte d’Ivoire, où aucun mouvement citoyen significatif n’a émergé, le paysage reste structuré par trois grands partis, avec une forte présence sur le terrain : le Parti démocratique de Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny (PDCI-RDA), le Rassemblement des républicains d’Alassane Ouattara (né d’une scission en 1995 avec le PDCI) et le Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo (désormais très divisé). Au Bénin, des présidents comme Nicéphore Soglo et Boni Yayi ont été élus indépendamment de toute structure partisane, mais ils n’ont pu gouverner qu’avec l’appui des formations qui tiennent certaines régions, comme la Renaissance du Bénin ou le Parti du renouveau démocratique. En RDC, l’Union pour la démocratie et le progrès social d’Étienne Tshisekedi a gardé une capacité réelle de mobilisation à Kinshasa. Et que dire du parti du Congrès national africain en Afrique du Sud !

« Y’en a marre ! » est né d’une lassitude de l’alternance sans alternative.

Au Sénégal, « Y’en a marre ! » est né d’une lassitude de l’alternance sans alternative. Abdoulaye Wade, pourtant élu en 2000 au nom du sopi (changement, en wolof), avec le soutien des jeunes urbains et de nouvelles cultures urbaines, s’est coulé dans la politique du ventre. Il a fait alliance avec les grandes confréries, notamment mourides, qui constituent un système de domination puissant, pour maintenir un système très postcolonial, avec des gabegies faramineuses et un népotisme avéré. Le Parti socialiste issu de l’indépendance, quant à lui, ne s’était pas renouvelé après la défaite d’Abdou Diouf, et les autres partis ne réunissaient que des intellectuels, sans jamais mobiliser la rue.

Le Burkina de Compaoré constituait l’exemple type du régime hégémonique, le semblant de jeu démocratique ne visant qu’à verrouiller le système. Ce qui deviendra le Congrès pour la démocratie et le progrès s’est constitué au lendemain de l’assassinat de Sankara [par les hommes de Compaoré, NDLR] en 1987, pour former un appareil politico-militaire de type mafieux. Toute l’économie était dominée par les réseaux du clan au pouvoir. Complètement émasculée, l’opposition a dû attendre 2012 pour obtenir quelques sièges à l’Assemblée nationale, les sankaristes en particulier ne parvenant jamais à se fédérer. Le Balai citoyen est né du constat que rien n’émergerait de ce jeu partisan. Cependant, les partis vont finalement jouer un rôle clé dans la chute du régime – en particulier l’Union pour le progrès et le changement de Zéphirin Diabré en 2013, l’Union pour la renaissance-Parti sankariste de Bénéwendé Sankara, et surtout le Mouvement du peuple pour le progrès de Roch Marc Christian Kaboré, Salif Diallo et Simon Compaoré, trois caciques du Congrès pour la démocratie et le progrès qui quittèrent le navire en janvier 2014.

Quel bilan dresser aujourd’hui des « conférences nationales » du début des années 1990 ?

Richard Banégas – Fabien Eboussi Boulaga a écrit, à chaud, un très beau livre d’analyse des conférences nationales3. Il en soulignait l’effet cathartique. Dans de nombreux pays, y compris au Congo-Brazzaville, elles ont été l’occasion d’un déballage des maux du passé et ont témoigné d’une recherche de vérité et de réconciliation, d’une volonté de tourner la page. Ces conférences demeurent un moment fondateur dans les imaginaires du pouvoir – même si l’on peut parfois se demander de quoi elles furent fondatrices, tant les résultats dans la plupart des pays sont à des années lumières des attentes suscitées.

On a comparé les conférences nationales souveraines aux États généraux de la Révolution française. Ainsi, en février 1990, les délégués béninois, représentant les forces vives de la nation, votent la souveraineté de leur assemblée et mettent en place un nouvel ordre institutionnel et constitutionnel. Le Bénin (comme le Mali) connaît alors un véritable moment constituant. Cet héritage est absolument central : il est, aujourd’hui encore, défendu bec et ongles par ceux qui refusent les manigances constitutionnelles que Boni Yayi a tentées pour se représenter, en vain.

Mais on ne peut pas penser les conférences nationales uniquement à partir de l’expérience béninoise. Dès mars 1990, au Gabon, Omar Bongo concédait à son opposition une consultation pour mieux la museler. L’héritage des conférences est ainsi double, avec des significations radicalement opposées. C’est le modèle gabonais que les régimes d’Afrique centrale avaient en tête en acceptant la tenue de conférences nationales…

Un autre héritage important réside dans les modalités de représentation des forces vives de la nation. Dans un contexte de transition, où l’on ne connaît pas le poids de chacun (ni la rue, ni le résultat d’élections manipulées ne sauraient donner d’indication fiable), ces conférences ont inventé une façon de représenter la société dans l’arène institutionnelle. Au Bénin, les tensions étaient fortes en janvier 1990, lorsqu’il s’est agi de désigner les représentants des « forces vives » : on a parlé de « guerre des quotas » lorsque le comité préparatoire, présidé par Robert Dossou, a configuré l’Assemblée à partir des lettres de doléances qui lui avaient été adressées, tout en octroyant, pour ne pas trop favoriser les lettrés, des sièges aux militaires, aux partis et aux syndicats. Au Burkina, en 2014, le Conseil national de la transition s’est également interrogé sur les organisations de la société civile à inviter. Les juristes burkinabés, comme Luc Marius Ibriga et Augustin Loada ont proposé des solutions ad hoc, qui furent ensuite âprement négociées par les militaires et les acteurs mobilisés dans la rue. Cet enjeu de la représentation des forces mobilisées ne manquera pas de se poser à nouveau dans des contextes, de plus en plus nombreux, marqués par une radicalisation de la politique de la rue et une crise profonde des institutions politiques. Elle renvoie, au fond, à la question centrale de savoir qui est le souverain, et comment instituer son pouvoir dans des institutions représentatives.

Propos recueillis par Jean Merckaert, le 19 février 2016, à Paris.



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1 Voir Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Fayard, 2006 [1989].

2 Voir R. Banégas, Florence Brisset-Foucault, Armando Cutolo (dir.), « Parlements de la rue. Espaces publics de la parole et citoyenneté en Afrique » (dossier), Politique africaine, n° 127, octobre 2012.

3 F. Eboussi Boulaga, Les conférences nationales en Afrique noire. Une affaire à suivre, Karthala, 1993.


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