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Transition énergétique : le syndrome de l’éléphant blanc

Vélorution, Alternatiba. Le Tour Alternatiba a parcouru 5000 km pendant l’été 2015 avec un vélo 4 places, pour mobiliser des dizaines de milliers de personnes autour des « vraies alternatives » au changement climatique dans la perspective de la COP21. © Christine Viale/Flickr
Vélorution, Alternatiba. Le Tour Alternatiba a parcouru 5000 km pendant l’été 2015 avec un vélo 4 places, pour mobiliser des dizaines de milliers de personnes autour des « vraies alternatives » au changement climatique dans la perspective de la COP21. © Christine Viale/Flickr
Associations et syndicats peuvent contribuer à une transition énergétique efficace et juste. En étant des passeurs entre des mondes qui ne se côtoient pas, en reliant enjeux de court terme et de long terme et en remettant au centre la dimension sociale.

Connaissez-vous l’histoire de l’éléphant blanc1 ? Six moines aveugles qui s’en allaient de Chine vers la Perse eurent la chance extraordinaire de rencontrer dans leur voyage un éléphant blanc. Ils l’entourèrent et le palpèrent du mieux qu’ils purent. Arrivés en Perse, il leur fut demandé de décrire cet animal très rare. « C’est un tronc d’arbre », dit le premier qui avait caressé la patte de la bête. « Non, c’est un long coquillage », dit celui qui s’était arrêté à la défense. « Pas du tout, dit le troisième qui avait su trouver la trompe, c’est un serpent. »

Pour la transition énergétique, c’est un peu la même chose. Pour les uns, ce sont les marchés ou taxes carbone ; pour d’autres, les bâtiments à énergie positive, le tout renouvelable ou les véhicules électriques ; pour d’autres encore, les villes en transition, la résilience généralisée, la frugalité heureuse… Chacun a « sa » solution.

Depuis une dizaine d’années et le début de la troisième crise du pétrole, les connaissances et les actions engagées pour construire une transition énergétique se sont multipliées. Pourtant, l’impression générale est que cela ne fonctionne pas. Il y a eu beaucoup de déconvenues : une taxe carbone avortée, un « Grenelle » qui n’a pas vraiment été mis en œuvre, de nouvelles filières qui ne sont pas parvenues à se stabiliser ou à se structurer, un débat public sur la transition resté dans la quasi-clandestinité en 2013, un texte de loi plusieurs fois reporté, des allers-retours sur le nucléaire des espoirs internationaux périodiquement déçus avant la Conférence de Paris… Plus largement, il est difficile d’y intéresser durablement l’opinion publique. Si, pour une majorité, c’est un sujet préoccupant, et si beaucoup commencent à adopter des pratiques différentes (vélo, covoiturage, économies d’énergie, etc.), très peu en font un enjeu prioritaire.

Le contexte économique y est pour beaucoup qui rend difficiles de véritables ruptures dans les politiques industrielles et financièrement ou socialement intolérables les investissements nécessaires. Les obstacles techniques sont également incontestables. Mais ces échecs traduisent surtout notre relative incapacité à donner une forme politique – et de fait culturelle – à la question. Notre incapacité à sortir du monde des experts et des techniciens, des « parties prenantes » ou des institutions dédiées, pour en faire un véritable objet politique – si l’on entend par cela non seulement un programme gouvernemental clair mais aussi une conscience partagée des enjeux, un espace de débat public avec des mécanismes démocratiques qui fonctionnent ou des dynamiques de mobilisation transversales et, surtout, la capacité de rapprocher ces mobilisations des changements culturels à l’œuvre dans la société.

Pour certains experts, une forme de « despotisme technique éclairé » serait sans doute la solution la plus efficace sur un tel enjeu de long terme. Pour d’autres, plus nombreux, seuls les actions de terrain et les changements culturels importent. Dans cet article l’accent est plutôt mis sur  la coupure – et donc  la nécessité d’une bonne articulation – entre technique, culture et politique.

Articuler technique, culture et politique

La difficulté à passer d’un débat technique à un véritable débat sociopolitique est l’une des raisons majeures qui expliquent que les dynamiques de transition ont du mal à se mettre en place en France. Le déséquilibre qui caractérise notre approche de la transition – avec un « cœur » essentiellement technico-économique, l’affichage d’objectifs politiques relativement abstraits et une marginalisation des dimensions sociales ou de proximité – ouvre des perspectives qui ne sont pas à la hauteur des enjeux réels. Et ceci pour au moins trois raisons. D’abord, elle entretient plus qu’elle ne réduit la confusion qui continue à caractériser la notion de transition énergétique. Ensuite, elle exclut toute une série d’acteurs ou de leviers qui pourraient y jouer un rôle central et fait l’impasse sur certaines conséquences qui pèseront sur d’autres – salariés travaillant dans les secteurs qui devront se convertir ou populations particulièrement vulnérables au prix de l’énergie. Enfin, cette approche technique laisse le champ libre aux logiques sectorielles et aux cloisonnements qui font, par exemple, que les économistes se désintéressent du territoire, que l’environnement ignore les dimensions sociales, que les prises de positions éthiques intègrent peu les contraintes de temps… et que, finalement, les mondes de l’offre et de la demande, comme de l’innovation technique et de l’innovation sociale, ne se rencontrent pas ou mal. C’est à ces confusions, à ces impasses sociales ou à ces effets de coupure qu’est consacré cet article – à ce qui fait que les morceaux du puzzle ne s’assemblent pas – mais il n’est pas inutile, au préalable, de revenir sur la notion de transition elle-même.

Il existe en effet au moins deux conceptions bien distinctes de la notion de transition. Dans une première, il s’agit d’un passage – d’un intermède – et d’une période d’instabilité et de tâtonnement entre deux phases historiques. Si l’on adopte cette première définition, il n’est pas faux de considérer que nous sommes déjà depuis longtemps dans une telle période – depuis que nous savons que nos systèmes énergétiques, fondés sur les énergies fossiles, ne sont pas durables à long terme et que le nucléaire ne sera pas « la » solution. Dans ce premier sens, la transition n’est qu’un entre deux dans lequel il s’agit peu à peu de retrouver un équilibre stable entre nouvelles énergies, efficacité et sobriété, avant d’en faire une norme collective.

Dans une seconde conception, la transition est un chemin vers un objectif précis et daté : une façon de conduire le changement à long terme avec des contraintes de temps et de résultats définies. Ce n’est pas un hasard si ce sont des chercheurs des Pays-Bas, pays de vieille tradition planificatrice, qui ont conceptualisé cette notion, en mettant l’accent sur l’articulation de trois ingrédients essentiels : des initiatives pionnières, de nouvelles règles du jeu politico-économique et des mutations culturelles de long terme. Il ne s’agit plus seulement d’imaginer, de choisir ou d’engager le type de changement souhaitable, mais de déterminer le meilleur chemin pour y parvenir à temps, compte tenu des inerties et des délais nécessaires –et, pour le climat, des retards liés à trente-cinq ans d’attentisme2. C’est par rapport à cette seconde conception que le pessimisme se justifie sans doute le plus avec, sur le plan politique, des trajectoires de moyens qui ne correspondent pas aux objectifs ; et sur un plan plus global une disjonction entre, d’un côté, des acteurs qui agissent sur le terrain, mais sans mesurer l’impact de leurs actions à long terme et, de l’autre, des visionnaires ou militants engagés, qui proposent des images stimulantes de ce qu’il faudrait faire, mais sans montrer le chemin pour y parvenir.

Confusion des temporalités et des enjeux

Une des raisons pour lesquelles le thème de la transition énergétique a du mal à se politiser tient à l’extrême confusion des enjeux. Au début des années 2000, les choses étaient claires : le changement climatique était l’enjeu majeur. Les choses se sont progressivement compliquées, avec le troisième choc pétrolier, Fukushima et les décisions à prendre sur le parc nucléaire, la découverte de gaz et pétrole de schiste en Amérique du Nord, la crise et ses conséquences sur la précarité énergétique, les bouleversements en Ukraine et la dépendance au gaz russe…

La transition énergétique est devenue un « fourre-tout » dans lequel se trouvent mêlés des enjeux potentiellement contradictoires inscrits dans des temporalités très différentes.

La transition énergétique est devenue un « fourre-tout » dans lequel se trouvent mêlés des enjeux potentiellement contradictoires, qui s’inscrivent dans des temporalités très différentes :

- à moyen terme (2025) : instabilité des prix de l’énergie, explosion possible de la précarité énergétique, déficit de la balance commerciale (lié à l’importation de gaz et de pétrole), écart de compétitivité avec les pays d’Amérique du Nord lié au choix du gaz de schiste, et respect des engagements internationaux sur l’effet de serre ;

- à l’horizon 2030-2040 : gestion de la fin de vie des centrales et sortie ou pas du nucléaire ;

- à l’horizon 2050 : passage à une société « post-carbone », combinant une division par quatre des gaz à effet de serre, l’après pic pétrolier et la capacité de s’adapter à un fort changement climatique ;

- et enfin, à l’horizon de la fin du siècle : passage à des sociétés reposant massivement sur les énergies renouvelables3.

De cette énumération, beaucoup d’experts retiennent que la notion de transition est bien plus confuse qu’il n’y paraît, recouvrant des combinaisons d’enjeux très différents. Mais les questions de temporalité ne font pas vraiment l’objet d’analyses sérieuses, recouvertes qu’elles sont par des positions idéologiques ou des agendas politiques très hypothétiques. Or peut-on parler de transition sans accorder une place centrale au temps, comme échéance, comme contexte, comme délai, comme inertie, comme irréversibilité ? Il y a certes un noyau commun ; et que tel horizon soit plus éloigné qu’un autre ne veut pas dire qu’il faille différer les actions pour y faire face. Par exemple, en matière de gaz à effet de serre – même si l’horizon du facteur 4 est 2050 – ce qui sera fait dans les dix ans sera beaucoup plus important que ce qui sera fait plus tard,  et les inerties sont telles que bien des résultats futurs se décident dès à présent. Pour autant, au-delà d’un noyau commun d’orientations (plus d’efficacité, de sobriété, de renouvelables, moins de nucléaire), la transition appelle des actions dont le rythme et la nature sont très différents. Une différenciation est d’autant plus nécessaire que, parmi ces horizons, certains – comme la fin de vie des centrales nucléaires existantes ou le passage à la société « post-carbone » avant le milieu du siècle – constituent des échéances très contraignantes qui exposeraient la société française à des crises majeures si elles n’étaient pas anticipées à temps.

Dans le contexte actuel de crise – et malgré l’investissement sur la Cop21 et la loi de transition énergétique – l’action politique peine à échapper aux préoccupations de moyen terme (avenir immédiat de la centrale de Fessenheim, prix des énergies, appuis à l’économie verte, acceptabilité d’une écotaxe…) aux dépens des enjeux socio-économiques de long terme. Et, surtout, la confusion des horizons fait qu’on ne se prépare bien ni aux uns ni aux autres. Qu’est-il indispensable et possible de faire maintenant et que peut-on remettre à plus tard ? Comment, pour chaque enjeu, articuler les contraintes et les opportunités de long terme avec celles d’aujourd’hui ? Quels chemins pour aller des unes aux autres ? Une expérience menée par l’agglomération de Tours4 montre comment la prise en compte des temporalités change le regard porté sur la transition. La ville a comparé les effets attendus du plan climat et du schéma de cohérence territoriale actuels (à l’horizon 2020-2025) et ce qu’il faudrait faire pour atteindre le « facteur 4 » en 2050 : la distance entre les deux est telle qu’elle oblige à penser autrement la façon de concevoir les politiques locales d’énergie. Intégrer le temps est sans doute la meilleure façon de mettre à l’épreuve les bonnes intentions et les vieilles recettes. Entre le choix quotidien d’économiser l’énergie ou de la gaspiller et le rythme quasi séculaire des transformations urbaines ou climatiques, c’est en effet un vaste spectre de temporalités physiques ou sociales qu’il faut savoir articuler le plus intelligemment possible.

Syndicats et associations ont un rôle à jouer pour combler le fossé qui sépare actions du quotidien et transformations à long terme.

Syndicats et associations ont un rôle particulier à jouer pour contribuer à cette intelligence et à cette pédagogie du temps et aider à combler le fossé qui sépare les projets et actions du quotidien des transformations à long ou très long terme. Ils ont en effet l’habitude de mener à la fois des actions concrètes à court terme et de porter des messages sur le long terme. Dans un pays comme la France, marqué par une forte instabilité ministérielle, ils peuvent jouer ce rôle de « maître des horloges » que l’État a aujourd’hui plus de mal à assurer. Clarifier les enjeux, rappeler les urgences, anticiper les risques, imaginer les chemins de transition possibles, mettre en relation expériences réussies et défense du long terme sont aussi de la responsabilité de la société civile.

Un débat confisqué par les techniciens

En plus d’une évidente dissymétrie entre les approches techniques de la transition et celles plus sociales ou culturelles, on observe de grandes difficultés à passer des unes aux autres. Le risque ? N’être efficace ni d’un côté ni de l’autre.

La transition énergétique a évidemment une composante technique essentielle : il est donc normal que techniciens et experts occupent une grande place dans ce débat. Mais elle concerne aussi tout autant nos façons d’habiter, de nous déplacer, de nous divertir, les formes urbaines, les conceptions de la démocratie et des liens sociaux, les choix institutionnels ou de développement. Or il s’agit là de choix de société majeurs qui nécessitent des approches plus globales. D’une certaine manière, choix techniques et choix de société sont les deux faces d’une même pièce. Mais il y a des problèmes de traduction d’un langage à l’autre, car ces deux mondes communiquent mal. Comme il est plus aisé d’aborder politiquement la question par sa face technico-économique et que ce sont les experts de l’énergie qui maîtrisent l’essentiel du vocabulaire de la transition, il n’est pas surprenant qu’ils confisquent largement le débat public.

Dans un exercice de prospective sur les villes post-carbone, nous avons essayé de pousser jusqu’au bout chacune de ces visions en comparant, par exemple, des scénarios donnant une grande place aux logiques économiques et industrielles ou, au contraire, aux modes de vie et au social5. Il est apparu clairement que si aucune trajectoire réussie ne pourra faire l’économie de changements majeurs dans les modes de vie, ceux-ci, en retour, ne parviendront pas à éviter la nécessité d’investissements massifs dans les systèmes énergétiques, le logement, l’organisation des territoires, la mobilité, etc. Il n’y a pas de « solution magique » et il faudra mener de front ces mutations, les combiner, les articuler. Or ces articulations ne se font pas. Ou difficilement.

Il faudra mener de front mutations techniques  et sociales.

Il y a d’abord une coupure cognitive qui vient, notamment, du fait que la question de la transition énergétique est souvent débattue à travers les outils de modélisation technico-économiques. Certes indispensables, ces instruments présentent trois inconvénients majeurs : difficiles à discuter par les non-spécialistes, ils ignorent l’hétérogénéité des groupes sociaux concernés et ont du mal à intégrer les évolutions de valeurs et de modes de vie. Les questions de forme urbaine, de mobilité, d’aménagement du temps, d’utilisation des ressources locales, de pratiques alimentaires, de justice sociale sont minorées au profit d’approches plus globales par grande source d’énergie ou sur l’efficacité et la sobriété par secteur (bâtiment, agriculture, transports). Il y a là un premier effet d’éviction dommageable pour la qualité du débat.

Une deuxième coupure sépare innovation technique et innovation sociale. D’un côté : des associations, des réseaux, des coopératives, des territoires, des élus qui font de l’innovation sociale (ou institutionnelle). De l’autre : des entreprises, des organismes de recherche, des structures professionnelles ou des acteurs publics qui ne font que de l’innovation technique. Et, surtout, des mécanismes de financement et de promotion de l’innovation qui ne parviennent pas à articuler les deux. Le fossé culturel est profond entre le monde des ingénieurs, des économistes, des techniciens et celui des acteurs sociaux. Sans financements dédiés, les innovations sociales peinent à sortir de leur statut marginal; et, faute de prendre suffisamment en compte les dimensions sociales, les innovations techniques échouent à promouvoir les ruptures nécessaires.

Une troisième coupure sépare l’approche sectorielle ou économique de l’énergie et l’approche territoriale, régionale, urbaine ou locale. Au moment du troisième choc pétrolier, on a pu penser que cette disjonction – héritée de la centralisation de la production énergétique après la Seconde Guerre mondiale – allait se réduire avec, par exemple, la possibilité donnée aux collectivités locales d’investir dans les énergies renouvelables ou le développement des plans climat énergie territoriaux. Les contraintes budgétaires locales et la division, en 2012, du ministère du Développement durable avec, d’un côté, l’environnement et l’énergie et, de l’autre, le logement, la ville et l’aménagement du territoire, ont contribué à affaiblir l’attention portée au rôle des collectivités. Or c’est sans doute à l’échelle des territoires que peuvent le plus facilement s’articuler les dimensions économiques, sociales et écologiques de la transition.

Une quatrième coupure conduit à séparer transition énergétique et transition économique ou écologique et, plus généralement, à tenir insuffisamment compte des conséquences économiques, industrielles et sociales  des changements envisagés à long terme en matière d’énergie. Des évaluations sont faites sur les impacts directs du passage d’une énergie à une autre mais on sous-estime les effets plus globaux sur l’économie et l’emploi (positifs ou négatifs) des ruptures ou adaptations qui seront nécessaires pour changer à la fois nos façons de produire ou d’accéder à l’énergie et nos modes de vie.

Ces séparations laissent place à des initiatives multiples pour organiser d’autres formes de débat, développer l’innovation sociale, s’investir dans les territoires ou inventer ce que seront demain les nouveaux modèles de développement. Mais réduire ces écarts permettrait surtout de sensibiliser un nombre bien plus large d’habitants, de salariés, d’élus et d’entreprises aux défis de la transition énergétique. C’est un enjeu démocratique – et d’efficacité – majeur.

La société civile, les mouvements et organisations, doivent être, plus que les autres, des promoteurs de cette transversalité ; des lieux d’expression d’une vision résolument ouverte de la transition, ancrée dans la vie quotidienne et les territoires, et capable d’en articuler toutes les dimensions. Faire entendre la nécessité d’innovations sociales ou politiques là où se prennent les décisions techniques. Mais aussi promouvoir les changements de mode de vie nécessaires sans ignorer le rôle tout aussi important des grands acteurs de l’énergie, des choix d’infrastructures, de l’organisation du marché foncier, des modes de financement de l’innovation ou des structures institutionnelles.

Des enjeux sociaux marginalisés

Les considérations sociales sont loin d’être absentes des politiques traditionnelles de l’énergie : politiques tarifaires et fiscales, péréquation géographique, régulation des prix, politiques de lutte contre la précarité énergétique, etc. Cependant, elles n’y occupent pas la place considérable qu’elles ont dans l’opinion publique. Les politiques de transition, sur ce volet social, sont confrontées à une injonction paradoxale : réduire et pénaliser les consommations d’énergies « polluantes » tout en favorisant l’accès à l’énergie (à un coût socialement acceptable) pour les plus pauvres ou vulnérables. Il faut aborder de front cette contradiction : si la notion de transition a un sens, c’est bien pour les catégories sociales les plus exposées et pour les salariés des secteurs concernés par ces mutations.

Si la notion de transition a un sens, c’est bien pour les catégories sociales les plus exposées et pour les salariés des secteurs concernés par ces mutations.

Selon les définitions, on compte 4 à 8 millions de précaires énergétiques, 15 millions d’habitants du périurbain et de ruraux vulnérables à l’augmentation des prix du pétrole : le problème va au-delà des seules catégories défavorisées. Les solutions seraient plus simples si les consommations d’énergies « polluantes » étaient proportionnelles aux revenus. Mais, en proportion de leurs revenus, les 20 % des ménages les plus pauvres dépensent 2,5 fois plus pour l’énergie que les 20 % les plus riches, et les émissions de CO2 dépendent beaucoup du lieu d’habitat et de l’âge des logements ou des véhicules utilisés.

Ces quarante dernières années, les préoccupations environnementales et sociales sont restées largement étrangères les unes aux autres. Plusieurs raisons à cela6 : le choix d’une conception de l’environnement « objective » et technico-scientifique aux dépens d’une définition plus « subjective » mettant l’accent sur les différences concrètes d’exposition aux risques et d’accès à la nature ; le fait que la préoccupation environnementale a surtout été portée par une classe moyenne urbaine plus sensible à la défense des droits individuels (à la santé, au naturel, etc.) qu’à la réduction des inégalités sociales ; une structuration de l’écologie politique autour des rapports à la technique, à la consommation et à la nature ; et, enfin, la difficulté politique et pratique à mesurer et à réduire les inégalités écologiques. On a sous-estimé l’importance de ces inégalités, pourtant supérieures à celles de revenu et oublié la dimension fondamentalement sociale des politiques de l’environnement : exposition inégale aux nuisances des infrastructures, mauvaise qualité de l’environnement dans les quartiers défavorisés, caractère souvent régressif des modes de financement des services environnementaux, conséquences distributives des politiques publiques et des décisions fiscales, sans oublier le développement d’une « écologie de standing » réservée à ceux qui en ont les moyens (produits bio, éco-quartiers, véhicules hybrides, etc.).

Cette marginalisation de la dimension sociale est beaucoup moins envisageable s’agissant d’énergie. Les inégalités d’accès sont plus identifiables que celles face aux risques, au bruit ou aux espaces naturels. Et l’on atteint, pour les plus précaires, des dépenses en énergie considérables par rapport aux revenus (10 à 15 %, parfois plus), ce qui rend le sujet politiquement plus sensible. La transition qui s’engage reposera en outre fortement sur des investissements ou des financements individuels beaucoup plus visibles que dans le domaine de l’environnement. Tout cela laisse penser qu’en matière énergétique, c’est de notre capacité à résoudre la contradiction entre objectifs écologiques et équité sociale – et par exemple à avoir des prix élevés sans pénaliser les catégories sociales défavorisées – que dépendra la réussite de la transition.

Les correctifs actuels (double tarification, aides publiques plafonnées, etc.) ne suffiront sans doute pas à surmonter cet obstacle social – ni même la perspective d’un découplage plus radical entre tarification et politique sociale. Il faut renverser la relation et faire du social l’un des moteurs de la transition à venir : engager des politiques ciblant les groupes les plus vulnérables (y compris les salariés des secteurs menacés), élargir la problématique hors des secteurs de l’énergie (emploi, aménagement du territoire...), promouvoir d’autres formes de consommation et de solidarité sociale (monnaie locale, habitat ou mobilité partagés, réduction des gaspillages, économie collaborative…), revaloriser les relations de proximité, etc.

Les syndicats et les associations ont là encore un rôle double : contribuer à des solutions concrètes pour les précaires et pour ceux qui peuvent être fortement affectés par le changement de contexte en matière d’énergie et de climat ; être la caisse de résonance des innovations citoyennes qui se multiplient sur tous les aspects de cette recomposition sociale autour de la transition énergétique et écologique. Encore faut-il effacer la coupure qui sépare les uns et les autres, l’environnement et le social, le travail et le hors travail.



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1 Ce texte a d’abord été écrit, sous une forme plus longue, en juin 2014, dans le cadre d’un processus de recherche-action à l’attention d’associations et de syndicats animé par la Revue Projet.

2 Trente-cinq ans, c’est à la fois le temps qui nous sépare du moment où la problématique climatique a émergé et de 2050.

3 Voir les scénarios récents de Shell, New lens scenarios, a shift in perspective for a world in transition, 2013.

4 Jérôme Baratier, Jean-Marie Beauvais et Bénédicte Métais, « Le ‘‘facteur 4’’ dans les territoires. Trajectoires 2020, 2030, 2050 dans l’agglomération de Tours », Futuribles, n° 392, janvier 2013.

5 Jacques Theys, Éric Vidalenc, Repenser les villes dans la société post-carbone, Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie et ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, sept. 2013 et fév. 2014.

6 Jacques Theys, « Pourquoi les préoccupations sociales et environnementales s’ignorent-elles mutuellement ? Un essai d’interprétation à partir du thème des inégalités écologiques » dans Tom Bauler, Pierre Cornut et Edwin Zaccaï (dir.), Environnement et inégalités sociales, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007, pp. 23-35.


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