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« Dress code : rouge. Au signal de la corne de brume, descendez avenue de la Grande Armée ». Longtemps, le lieu de rassemblement fut tenu secret. Chacun avait été briefé sur l’attitude à adopter face aux forces de l’ordre. Qu’avait donc de si subversive l’action « lignes rouges » du 12 décembre 2015 pour mériter pareils préparatifs ? Certes, rien ne devait assombrir ce jour « historique » de clôture de la Cop21. Et le gouvernement avait interdit, quinze jours plus tôt, la grande marche pour le climat au nom de l’état d’urgence.
Mais il faut lire l’appel à manifester pour en mesurer la portée subversive. Extraits : « Ce rassemblement sera marqué par le respect. Respect des lois… de la physique. L’accord discuté au Bourget place le monde sur la voie d’un réchauffement de 3 °C au moins. Respect de celles et ceux qui ont déjà perdu leur vie à cause du réchauffement global. Respect de celles et ceux qui perdront leur vie dans le futur. Respect de l’engagement que nous faisons de rester non-violents et attentifs les un.e.s aux autres. Nos dirigeant.e.s ne respectent pas les lignes rouges d’une planète juste et vivable. Des lignes que nous ne devrions pas oser franchir. Nous dessinerons ces lignes rouges avec nos corps, déterminé.e.s à protéger notre maison commune. »
Du climat, tout aurait été dit en 2015 ? L’intérêt politique et médiatique risque de décliner. Nous avons décidé, au contraire, d’y consacrer un numéro sitôt finie la Cop21 : le 350e, un chiffre choisi par le mouvement à l’origine des « lignes rouges » (350.org), pour symboliser la limite de concentration de carbone dans l’atmosphère à ne pas franchir, et que déjà nous avons dépassée. Car, s’il faut se réjouir que la diplomatie ait marqué des progrès inédits, nous venions de si loin que le seul accord de Paris conduira notre humanité dans l’impasse… à moins que l’ambition soit rapidement revue à la hausse (cf. M. Colombier, M. Combes et A. Mazounie).
Si les lignes rouges sont connues, pourquoi les dépassons-nous ? Surtout, comment réfréner ces tendances collectivement suicidaires ? Les limites à ne pas franchir peuvent-elles résulter uniquement de compromis politiques autour des conséquences jugées socialement acceptables des dégradations environnementales (cf. É. Laurent) ? Faut-il poser un nouvel interdit, l’atteinte à la biosphère, et en faire le préalable à tout débat sur la croissance ou le juste partage (cf. F.-P. Piguet) ?
Sans doute revient-il à la société civile, dans un monde politique et économique piloté à vue, de rappeler en permanence les enjeux du temps long, tout en ancrant les transitions dans un quotidien, dans des territoires (cf. J. Theys). Tout le défi est d’articuler des propositions susceptibles, dans les rapports de force actuels, de réduire effectivement les émissions, notamment en réorientant l’épargne mondiale vers les investissements nécessaires à une économie décarbonée (cf. J.-C. Hourcade), sans renoncer au respect de la biosphère. Partir de cette exigence pour penser l’économie, comme y invite la démarche de désinvestissement des énergies fossiles, conduit aussi à explorer des idées originales, comme la monnaie énergie (cf. P. Calame et P. Lusson) ou la carte carbone, visant à rationner les émissions. Est-ce envisageable dans nos sociétés de croissance ?
C’est bien à une révolution des imaginaires qu’oblige l’hospitalité de la planète (cf. M. Drique). Le défi commun est d’autant plus délicat qu’il se pose dans une société d’individus (cf. A. Pottier). Or c’est dans leur cœur que le déni des limites puise ses racines, pour le pape François. Mais là où la tentation de toute-puissance asservit l’homme et détruit sa demeure, la sobriété ouvre un chemin de libération. Et même pour des personnes en grande précarité, la sobriété n’est pas un gros mot (cf. B. Villalba), pourvu qu’elle ne soit pas une injonction, mais un choix collectif lié à l’impératif de justice. La conversion écologique ne se fera ni sans, ni contre les individus. Mais ils ne l’opéreront qu’ensemble. Vu du ciel, c’est la multitude des individus tout de rouge vêtus qui forme la ligne indépassable. Vu du sol, c’est l’inventive fraternité des personnes mobilisées.
À lire dans la question en débat
« Climat : jusqu’où repoussera-t-on les limites ? »