Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
C’est généralement le sourire au coin des lèvres que l’on découvre dans Les mots et les choses1 la classification d’une encyclopédie chinoise qui désigne les animaux comme a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, etc. Cet ordre des choses peut nous sembler fantaisiste. Il exprime pourtant une vision du monde cohérente, propre à un regard, à un langage. Davi Kopenawa, du peuple des Yanomami (Brésil), et Felix Santi, président des Quechuas de Sarayaku (Équateur), se sont rendus à la Cop21 en décembre 2015 pour défendre « les poumons de la terre qui sont malades » à cause du « motakori » – ce que nous appelons réchauffement climatique – et proposer de « vraiment réfléchir aux raisons pour lesquelles il est intéressant de protéger cette nature. Pas seulement les arbres en les regardant de loin, mais en se rendant compte qu’on fait partie de la nature ». Ils ont quitté Paris avec un accord mondial sous le bras, un accord prévoyant de « poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5 °C » et visant un « pic des émissions mondiales de gaz à effet de serre dès que possible ». De retour dans leurs communautés, ces termes ont-ils pu trouver un sens ? Il ne s’agit pas ici d’exposer des curiosités folkloriques : ces structures de langage attirent l’attention sur le poids des représentations et des imaginaires dans les manières d’envisager les défis écologiques, leur pluralité et les enjeux de leur confrontation.
Le défi climatique se joue aussi dans un déplacement du regard.
L’imaginaire, considéré dans sa dimension collective, recouvre un ensemble de valeurs et de conceptions du bien, du cosmos, de la nature… qui donne sens à une organisation sociale ; s’y intéresser aide à « comprendre ce qui institue et tient ensemble l’être commun des hommes », selon les mots de C. Castoriadis. Les textes de ce numéro rendent compte d’un certain nombre de tensions qui surgissent de la confrontation entre des représentations ancrées dans notre imaginaire occidental et les phénomènes de perte de la biodiversité, de raréfaction des ressources, et le dépassement des capacités d’absorption de la biosphère. Ces tensions se révèlent à propos des relations que l’homme entretient avec la nature et expriment les décalages entre ses aspirations à l’autonomie et à la liberté, et les conditions de leur réalisation. Elles bousculent nos manières d’appréhender et de faire le politique mais elles ont certainement de quoi éclairer les raisons des dissonances entre nos comportements et l’état de nos connaissances, et de répondre au récurrent : « Mais pourquoi fait-on si peu ? » Car le défi se joue aussi dans un déplacement du regard.
La genèse du sujet climatique permet de saisir une représentation de l’homme, séparé de la nature et des autres êtres vivants, qui semble prévaloir dans l’imaginaire occidental. Le climat s’est en effet construit comme un objet scientifique, cadré par l’expertise, faisant du réchauffement un problème de pollution globale, c’est-à-dire une « externalité » à internaliser. Les mots pour en parler – seuil de réchauffement, budget carbones… – véhiculent la perception d’un problème qui peut être régulé de façon centralisée, segmentée2. Les négociations et les régulations sur le climat, l’énergie et la biodiversité s’opèrent ainsi dans différentes sphères, malgré la relation systémique de ces questions. Cette conception fragmentée a ignoré toute approche par les groupes sociaux et par leurs relations à l’environnement, ce que réclament aujourd’hui les mouvements de justice climatique en abordant les enjeux du climat sous le prisme de la « race », des classes et du genre. Le constat ne fait plus de doute, les plus vulnérables sont déjà davantage les victimes de ces bouleversements. Mais considérer ces populations comme des « sentinelles écologiques » (cf. É. Laurent dans ce numéro) qui nous alertent sur les ruptures en cours et leurs conséquences sociales ne devrait pas masquer une « bataille des savoirs »3. Jusqu’où sommes-nous prêts à nous laisser interpeller ? Dans quelle mesure ces savoirs, ces visions déplacent la problématique ?
L’homme qui se perçoit au-dessus et en dehors de la nature est ici mis en question. La séparation nature/culture est interrogée par nombre de chercheurs – Carolyn Merchant, Philippe Descola, Bruno Latour… –, qui y décèlent le moteur du projet de domination de l’homme sur la nature et notre incapacité à faire face aux bouleversements en cours. Moment d’un triomphe de la rationalité formelle, le XVIIe siècle s’accompagne d’une mathématisation du monde, faisant de la nature non plus un tout vivant, mais un ensemble de morceaux inertes, sectionnés et fragmentés pour être quantifiés et manipulés4. Une maîtrise qui se verra amplifiée par l’utilisation de techniques toujours plus puissantes et qui imprègne aujourd’hui un certain nombre des scénarios envisagés pour « gérer » la crise écologique. On fera ici référence à deux d’entre eux5. Le projet transhumaniste prône aussi bien un homme « augmenté » qu’un climat modifié par les technologies. Leurs programmes de géo-ingénierie s’incarnent dans nombre de techniques plus ou moins fantasques, comme l’ensemencement ou le chaulage6 des océans afin de séquestrer davantage de CO2. Le deuxième récit, la modernisation écologique, fait preuve d’une confiance dans la technique plus arrimée dans le présent. Elle cherche à réconcilier développement industriel, croissance économique et protection de l’environnement par une hybridation entre des changements technologiques – par exemple les instruments de marché – et des transformations institutionnelles profondes.
En filigrane, ces textes expriment aussi les points de tensions liés à la prise en compte de notre interdépendance dans et avec un milieu dont nous avons sous-estimé la vulnérabilité. Alors que notre projet et nos luttes politiques ont longtemps cherché à déraciner l’homme, « à desserrer les interdits, et à déplacer des contraintes jugées indépassables7 », il est désormais bien difficile d’appréhender le fait que nous évoluons dans un univers où tous les choix ne sont pas possibles et où des dynamiques nous échappent. Les propositions qui sont faites – monnaie énergétique, carte carbone, limitation de la consommation – butent contre l’idée d’un progrès linéaire, d’un projet d’émancipation qui passe par l’accroissement des biens, d’une conception de la liberté individuelle qui considère celle de l’autre comme seule condition de sa limite et la nature comme élément de décor (cf. A. Pottier). De nouvelles temporalités s’imposent au politique et, faute de changement « pris à temps » sur le long terme (cf. J. Theys), nous laissons s’exacerber des dégradations écologiques qui constituent aussi des menaces pour nos libertés fondamentales.
Une partie du défi semble bien se jouer au niveau des imaginaires : comment les libérer et leur donner un prolongement politique ? Hans Jonas préconisait une « heuristique de la peur », soit d’imaginer la catastrophe afin de prendre les décisions qui permettront d’éviter qu’elle n’advienne. Mais en est-on vraiment capable ? Le philosophe Günther Anders utilisait le terme de « supraliminarité » pour décrire notre incapacité sensorielle à saisir les conséquences de l’usage de la bombe atomique. De la même manière, nos capacités pratiques actuelles – l’activité humaine est désormais considérée comme une force géologique ! – dépasseraient nos capacités mentales8 : est-il réellement possible de comprendre ce que signifie la hausse du niveau de la mer en 2100 ? De quoi conclure, pour certains, au nécessaire étirement de notre imagination, pour d’autres, que seule l’expérience fera événement et nous transformera9…
La piste d’un imaginaire de la finitude semble néanmoins s’ouvrir avec un troisième récit : celui d’un changement civilisationnel à travers un ensemble d’initiatives organisées en réseaux locaux, davantage portées par la société civile. Qu’elles appellent au désinvestissement des énergies fossiles, à la création de circuits courts ou à la refonte de notre système énergétique, elles s’articulent autour de la nécessité d’un changement des modes de vie, de l’invention d’autres façons de travailler et d’être, qui remettent en cause un système tiré par la consommation. Le propre de l’imaginaire social est chez Castoriadis de faire tenir ensemble un collectif en mobilisant croyances et attentes. Il donne un horizon aussi bien qu’un périmètre à nos actions et nos pensées – comme a pu le faire l’idée de nation. Aujourd’hui, comment cette pluralité de propositions, hétérogènes, est-elle mise en cohérence ? Quel est ce « liant » qui la fait advenir en puissance collective, en futur crédible ? À la recherche d’autres modèles de réussite, certaines démarches sont davantage sur le chemin d’une quête existentielle que d’une rationalisation des pratiques10. S’attaquant à nos actions quotidiennes, elles font aussi de nos choix de consommation, de nos modes d’habiter la terre, le lieu d’expression du souci de l’autre et de la place que l’on accorde à chacun11. L’expérimentation de l’association Magdala (cf. B. Villalba) nous interpelle à ce sujet : l’expérience de justice et d’injustice peut-elle être la clé du sens de la transformation exigée par les défis écologiques ? La réponse ne nous sera pas simplement donnée car le sens se construit, par un effort de réflexivité. Dans un contexte à réenchanter, les propositions sont multiples, mais sont-elles conciliables ? « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (A. Gramsci).
1 Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, 405 p.
2 Stefan Aykut, Amy Dahan, Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations climatiques, Presses de Sciences Po, 2015, 750 p.
3 Joan Martinez Alier, L’écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Les petits matins, 2014 [2002, trad. de l’espagnol par André Verkaeren], 670 p.
4 C. Merchant, The death of nature : women, ecology and the scientific revolution, Paperback, 1980.
5 Nous reprenons les récits types de l’anthropocène esquissés par Dominique Bourg lors du colloque « Comment penser l’anthropocène ? » au Collège de France, Paris, 5 et 6 novembre 2015.
6 Cette technique vise à modifier le cycle chimique du carbone via le déversement de chaux dans les océans. Cela réduirait leur acidité, augmentant ainsi leur capacité de séquestration de CO2.
7 Franck Burbage, « Liberté, égalité, frugalité ? », Vacarme, n° 51, 2010, pp. 24-26.
8 Luc Semal, Bruno Villalba, « Obsolescence de la durée : la politique peut-elle continuer à disqualifier le délai ? », in Franck-Dominique Vivien et al. (dir.), L’évaluation de la durabilité, Quae, 2013, pp. 81-100.
9 Alain Cugno, Gérald Hess, « Le niveau de radicalité nécessaire au changement, c’est celui où la foi est engagée », Revue Projet, n° 347, août 2015, p. 77-79.
10 Émeline de Bouver, « Le choix de la cohérence », Politique, n° 90, mai-juin 2015, pp. 45-48.
11 Corine Pelluchon, Les nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015, 392 p.