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On sent un certain enthousiasme dans ce que vous écrivez. À votre sens, qu’est-ce qui donne l’espoir d’un monde meilleur dans la révolution du big data ?
Gilles Babinet – C’est une révolution de gains d’opportunités. Non pas celle d’un productivisme avec des machines qui iraient plus vite, mais par la possibilité d’une meilleure adéquation entre l’offre et la demande dans tous les domaines : sur l’information, la gestion des stocks, etc. Dans une ère où l’on comprend enfin que la planète est finie, cela permettrait d’éviter des gâchis très importants. Une voiture, par exemple, roule 7 % du temps, elle est donc arrêtée 93 % du temps. Mettre en œuvre des technologies qui permettent d’optimiser ce temps d’inaction permet de limiter le besoin d’infrastructures et de mieux gérer les flux. À San Francisco, un taxi Uber serait utilisé 94 % du temps, alors qu’un taxi normal l’est, au mieux, à 60 % selon les pays.
Mais ces gains d’opportunités suffisent-ils à rendre le monde meilleur ?
Les techniques sont neutres, c’est l’usage que l’on en fait qui décide de la réponse. Les Chinois ont, par exemple, utilisé la poudre pendant 1100 ans pour faire des feux d’artifice ; lorsque les Occidentaux la découvrent, ils inventent le canon en trente ans. La data peut produire des mondes orwelliens ou des mondes parfaits, mais je ne suis pas là pour décrire ce que peut devenir la société. Certes, ce que l’on constate aujourd’hui n’est pas très rassurant, mais je pense que l’on peut dessiner, si l’on met en œuvre un vrai débat démocratique, une société intéressante.
Dans cette course aux technologies et aux données, comment se situent la France et l’Europe ? Les politiques menées sont-elles à la hauteur des révolutions en cours ?
La France a un modèle défavorable, très vertical, qui s’oppose probablement à l’émergence de cette révolution. Les deux modèles anglo-saxon et israélien sont les plus intéressants, même si ce dernier n’est pas nécessairement un modèle de société civile. Aux États-Unis, le mouvement a été mis en route dans les années 1990 par l’État fédéral, mais il s’est finalement développé puissamment au sein de la société civile, souvent en contestation de l’État. Cette dynamique est incomprise des institutions françaises.
Comment mesure-t-on cette « révolution » du numérique par secteur, ou par pays ?
On y parvient difficilement. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et Eurostat produisent certes des études, mais les statistiques nationales ont deux ans de décalage, et les méta-études nécessitent d’introduire des années supplémentaires. Par ailleurs, les analyses reposent sur des sectorisations qui datent de cinquante ans. D’autres qui, comme celles de McKinsey, adoptent des approches différentes, ont du mal à rendre compte des gains de productivité et de la segmentation en termes de parts de produit intérieur brut (PIB). Pour autant, si l’on utilise les chiffres de l’OCDE, on constate que les États-Unis et le Royaume Uni sont clairement les leaders : le numérique représente 7 % du PIB aux États-Unis et 8 % au Royaume-Uni. Les travaux d’Eurostat sont plus intéressants en essayant de compter le nombre de projets digitaux qui existent au sein d’administrations ou de grandes entreprises.
En France, où en sommes-nous ?
On est aux alentours de 4 % du PIB. La France est au milieu du gué, les classements européens la positionnent en 15e position sur 28 pays en termes de transformation digitale (transformation des entreprises et de l’administration, adoption par les citoyens). Notre modèle social n’est pas adapté à cette révolution. Je pense que sur le long terme, les pays qui vont bien s’en sortir sont ceux qui mettront en place des modèles de flexi-sécurité, avec une formation tout au long de la vie et des gens qui s’auto-forment.
L’industrie des données est aujourd’hui dominée par de grands groupes américains. Est-ce un secteur où la valeur est condamnée à se concentrer au sein de quelques majors, ou peut-on rendre cette économie compatible avec un objectif de réduction des inégalités ?
C’est clairement un secteur de rente avec une accumulation du capital primaire. Cette accumulation est apparue dans les années 1990 et je pense qu’à cette époque, elle était déjà d’origine digitale. Ce qui a permis la dérégulation des marchés dans les années 1980, c’est avant tout l’émergence des plateformes numériques permettant de synchroniser les marchés financiers à grande échelle. De nombreuses fortunes, dans la finance et l’immobilier par exemple, se sont constituées sur l’opportunité d’effets de leviers supérieurs par cette mise en réseau. Le phénomène s’étend aujourd’hui à l’ensemble du monde économique et informationnel comme les réseaux sociaux.
La création d’inégalités serait donc finalement inhérente au modèle ?
Oui et non. Oui parce qu’il y une concentration de capitaux, et que pour l’instant nous n’observons pas de transition schumpétérienne, c’est-à-dire de destructions d’emplois remplacés par d’autres emplois, plus qualitatifs. On voit cependant apparaître une économie de cycle court, informelle, très importante en valeur. En 2013, les données du Bureau of Labor statistics [l’Agence américaine des statistiques du travail, ndlr] révèlent le phénomène des « points de PIB informels ». À l’époque, ils représentaient déjà entre 10 et 20 % du PIB américain. En France, cela se traduit par exemple par un site comme Le bon coin : on estime qu’en valeur, entre 60 et 100 milliards de transactions sont effectuées sur cette plateforme en une année, ce qui représente quelque 5 points de PIB. C’est pourquoi le Sénat (qui a tout compris…) veut désormais taxer ce secteur ! En général, le monde syndical ne soutient pas ces évolutions qui signifient la disparition de l’emploi salarié et une réappropriation de la valeur sous d’autres formes.
Pour l’instant nous n’observons pas de destructions d’emplois remplacés par d’autres emplois, plus qualitatifs.
Vous ne semblez pas aller dans le sens du Sénat. Est-ce une erreur de vouloir formaliser ce secteur informel ?
Si l’approche des sénateurs est court-termiste, se réduisant à trouver de nouvelles recettes, c’est probablement une erreur. S’il s’agit de repenser complètement le modèle fiscal, en supprimant les paliers, en taxant très faiblement les petites volumes et en créant une grande progressivité, alors l’approche est favorable. Mais elle nécessite un volet technologique fort : une logique d’État-plateforme qui n’est absolument pas dans les cartons aujourd’hui. Nous aurions pourtant, au travers de l’économie circulaire, le moyen de reconstruire un modèle social intéressant. L’un des enjeux est d’éviter la concentration de capitaux. Ainsi, le mouvement des « fab labs », apparu au Massachusetts Institute of Technology, traduit une vision, un modèle de société qui émerge au milieu des années 2000 autour de l’idée que la production est trop importante pour la laisser aux détenteurs du capital. Sera-t-on capable de favoriser l’appropriation de ces plateformes par les citoyens ? Facebook encourage l’émergence de plateformes citoyennes. Est-ce vraiment désintéressé ? Ce n’est pas sûr, mais il faut l’examiner. Il faut éviter la concentration des capitaux, mais l’approche du Sénat me gêne en laissant entendre que, dans le monde dans lequel nous avons atterri, on peut mettre en place les politiques habituelles. Lawrence Summers ou Joseph Stiglitz mettent en évidence le fait que, dès que le taux de concentration devient trop important, la croissance s’arrête. Le capitalisme a besoin de croissance pour exister. Faute de croissance, il y aura des révolutions.
Au niveau européen, fait-on une analyse ou des propositions plus adéquates ?
L’échelon le plus intéressant est probablement celui des métropoles, où l’on trouve une capacité de continuité entre les citoyens et l’action publique. Mais je suis critique. En France, les institutions sont hors-sol, les partis politiques ne renouvellent pas leurs modèles ; on est dans une situation proche de l’Ancien régime qui préserve des avantages acquis.
Au-delà d’un appel à une reconnexion entre représentants politiques et citoyens, quelles propositions portez-vous ?
Il faut accélérer la transition vers le digital, à la fois pour revitaliser l’outil productif, mais aussi dans le fonctionnement de l’ensemble des institutions et des politiques publiques. Cela nécessite d’abord une présence plus importante de la décision citoyenne, et une horizontalisation des modèles productifs et citoyens. Facebook est par exemple une société de 10 000 personnes avec seulement 4 niveaux hiérarchiques !
La résistance est-elle uniquement de l’ordre de l’incompréhension et du fait du prince ou une anticipation de réactions corporatistes ?
Bien sûr, elle est très corporatiste. Un modèle plus horizontal est bien plus exigeant en termes de responsabilité, plus transparent en termes d’information. Et cela concerne également le modèle paritaire et mutualiste. Lors de la réforme du Crédit impôt compétitivité emploi, le débat s’est porté sur l’enjeu des charges sociales, dont le système est beaucoup trop limitatif par rapport aux besoins de l’outil productif français. Il faut une montée en gamme importante et une formation tout au long de la vie pour accompagner la transition digitale. C’est d’ailleurs la limite du modèle du Royaume-Uni : il a largement poussé vers l’entreprenariat, mais la qualité productive baisse. La croissance provient d’une baisse du coût du travail, mais la productivité horaire s’effondre d’année en année. Les Anglais ont été incapables de créer une formation continue, ils le paieront un jour. En France, on s’en tient à des solutions incrémentales – par additions successives, alors que l’on est confronté à une logique de rupture de modèle.
Le codage va-t-il devenir fondamental au point d’y former tout le monde de façon continue ?
Le codage est pour moi fondamental : la transformation du réel passe par lui. On l’a vu avec la loi sur le renseignement : le véritable enjeu était de connaître l’algorithme permettant de savoir qui est suspect. N’importe quel aspect de politiques publiques ou de la production peut être pensé par le code avec des gains de productivité très importants. Les politiques publiques peuvent être ainsi refondées et retrouver une nature plus politique. En France, 6 000 fonctionnaires s’occupent de la gestion des migrations (sans parler des forces de police). Avec une plateforme, on a seulement besoin de 150 personnes, on retire de l’arbitraire avec un contrôle de flux migratoires bien meilleur. Prenez même les anciens combattants : 40 % d’entre eux sont des diasporas à l’extérieur de la France : avec une appli pour interagir avec eux, vous devenez l’État le plus moderne du monde. C’est tout bête, mais très pragmatique. Si vous êtes un fabricant de matelas, l’objectif n’est plus tant de vendre des matelas (un bien) que de vendre du sommeil (un service) : vous y arriverez sans doute davantage en mettant des capteurs dans le matelas qui informeront son utilisateur sur ses conditions de sommeil. C’est une logique de gains d’opportunités par l’information plutôt que par la modification de l’outil productif : ce n’est plus la qualité des ressorts du matelas qui compte, mais l’information sur le sommeil. Le problème est que l’on ne sait pas, dans ce cas, comment faire perdurer le modèle du travail salarié tel qu’il existe : d’où la question de la redistribution et des revenus de subsistance. Mais faute de mettre en œuvre ces gains de productivité, on assistera à un transfert de valeur vers ceux qui le feront, les États-Unis. Pour conserver notre modèle culturel, gardons la valeur ici, et ensuite on redistribuera.
Le problème est que l’on ne sait pas, dans ce cas, comment faire perdurer le modèle du travail salarié.
Vous parlez de maintien de la valeur sur le territoire, mais quelle est-elle, dans votre exemple, pour les 5850 personnes (sur 6000) qui perdent leur emploi ?
Les institutions publiques sont de mauvais employeurs, ils génèrent des emplois à faible valeur ajoutée (surtout les emplois aidés), ce qui est prouvé par la faible mobilité salariale des agents du privé vers le public. Il est préférable de remobiliser ces économies vers des politiques d’avenir, et les besoins ne manquent pas.
Vous disiez que, faute de croissance, il existe un risque de révolution, mais la fin du salariat entraînera une rupture telle que nous serons aussi dans une société révolutionnaire…
Je suis tout à fait d’accord, mais le salariat existe depuis seulement cent cinquante ans. Je n’ai pas de solutions, je parle de ce que je vois. Il me semble qu’il faut une montée en gamme la plus forte possible pour limiter la casse et il faut le faire dans une logique où l’innovation de rupture est très présente. Le modèle d’innovation n’est plus incrémental. Ce n’est plus le moteur à explosion que l’on améliore pendant cent cinquante ans avec des blouses blanches qui appartiennent à l’entreprise : ce sont des barbares de l’extérieur qui apportent un nouveau moteur. Qu’on l’aime ou non, c’est le modèle qui devient dominant et qui repose sur beaucoup de capital mobilisé rapidement, du capital risque, parce qu’on a besoin d’accélérer rapidement pour pérenniser une innovation de rupture. Or en France, il n’y a pas de culture du capital : les statistiques en matière d’entreprenariat sont plutôt bonnes, mais le taux d’échec est très élevé et on voit la corrélation avec les fonds propres qui sont très bas par rapport à la moyenne européenne.
Existe-t-il des études qui donnent des perspectives sur le nombre d’emplois créés et détruits ?
Il y a des études, comme celles de McKinsey1, mais je n’y crois guère. Leurs principes d’évaluation sont dépassés. Il faut une approche en termes macroéconomiques, mais elle est très difficile dans un environnement en rupture, quand les modèles de continuité de tendance ne fonctionnent pas.
Vous dites que le numérique permet de corréler offre et demande, ce qui est nécessaire dans un monde limité. Mais c’est aussi un secteur énergivore : cette explosion est-elle viable écologiquement ?
Le numérique représenterait environ 11 % de la consommation électrique – une consommation souvent très carbonée. Le traitement de la chaîne matérielle est aussi très incohérent, beaucoup de métaux lourds disparaissent dans la nature, le bilan est clairement négatif. Mais il y a deux choses qu’il faut avoir à l’esprit : les « gains de consommation énergétique » sont deux fois supérieurs à la loi de Moore2, c’est-à-dire que l’on a besoin de deux fois moins d’énergie tous les 18 mois. Concrètement, un data center double sa puissance de traitement tous les 18 mois, et il consomme presque deux fois moins d’énergie tous les 18 mois. Ensuite, il y a des gains d’opportunités : si l’on a besoin de moins de voitures, on a besoin de moins d’infrastructures, ce qui peut être moins préjudiciable à l’environnement.
La nouvelle organisation du travail, plus horizontale, moins salariée, présage-t-elle à votre sens d’un monde où l’homme est plus épanoui au travail ?
La tendance la plus notable, c’est la fin du taylorisme. Aujourd’hui, les machines entrent sur des segments à forte valeur ajoutée, notamment avec l’aide de l’intelligence artificielle, dans la médecine par exemple. Ce qui est taylorisé va disparaître en une ou deux décennies. Et l’ouvrier avec, mais aussi nombre d’employés de bureau.
Mais aura-t-on la matière première, les minerais pour généraliser ces technologies ?
Le potentiel de gain dans le recyclage des matières premières est très important. On recycle seulement 5 % des métaux rares aujourd’hui. Dans l’histoire, on n’a jamais vu une baisse de la productivité due à la disparition d’une matière première. On a aussi une diversification des ressources qui est importante, partout. Le problème aujourd’hui réside plus dans la transformation : il faut cinq à dix ans pour mettre en place des unités de transformation.
Le numérique rapproche des gens qui ont des appétences communes. Ne risque-t-on pas de renforcer une forme de séparatisme social ? Où sont les lieux où les Français peuvent continuer à faire société ensemble ?
Le risque de conformation sociale est la question la plus intéressante de cette problématique. Le « penser ensemble » est un point très important pour refonder les politiques publiques et pourtant il n’existe plus. Ce sont finalement les sociétés qui se sentent menacées qui arrivent à penser ensemble, comme le montre l’exemple israélien, où la cohésion sociale existe par un sentiment de menace permanente.
Propos recueillis le 12 mai 2015 à Paris, par Marie Drique, Jean Merckaert et le groupe de préparation du numéro.
1 McKinsey France, Dynamiser le marché du travail en France pour créer massivement des emplois, mai 2014, 46 p. et McKinsey France, L'emploi en France : Cinq priorités d'action d'ici 2020, mars 2012, 46 p. [Ndlr].
2 Les lois de Moore sont des lois empiriques (ou plutôt, des conjectures) portant sur l'évolution de la puissance des ordinateurs et de la complexité du matériel informatique [Ndlr].