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Chacun veut être reconnu comme un individu, un sujet porteur de droits et de qualités, mais personne ne voudrait être livré à lui-même, réduit à une pure « individualité » qui ne serait que solitude, fragilité, impuissance. Tel est le grand paradoxe des sociétés modernes : si l’individu est partout célébré, l’individualisme est énergiquement décrié.
Parler d’individu, pourtant, est-ce seulement reprendre un terme du libéralisme politique (le sujet de droits) et du néolibéralisme (l’homo œconomicus, pour qui la sphère de l’intime elle-même est une affaire de marché) ? Certes, les gouvernements libéraux et néolibéraux fabriquent des individus, déploient des technologies de pouvoir et une représentation idéologique de la société à la faveur d’une administration des personnes selon l’économie de marché et les relations interpersonnelles qu’elle favorise. Mais un autre usage de l’individu est possible : une politique de l’individu qui serait à la fois soucieuse des singularités et instauratrice de liens qui seraient portés par la solidarité, l’entraide et la coopération.
Né dans les années 1980, un courant de pensée s’est affirmé d’abord aux États-Unis, puis en France dans le champ des sciences sociales : l’éthique du care. Il entend définir l’importance d’un « prendre soin » des autres dans des sociétés vouées à la performance économique et au culte de soi, rendre visible et démontrer la valeur et l’importance de différentes activités de soin aussi diverses que celui des enfants, des malades ou des personnes âgées, avec la possibilité d’y englober le travail domestique (le soin de la maison). L’éthique du care vient rappeler que les croisades conquérantes et reconnues comme productives des uns ne sont possibles que parce que d’autres, des femmes, mais aussi des gens qui ont besoin d’un gagne-pain, des migrants par exemple, se portent garants des tâches de soin (des enfants, des personnes âgées, des individus entrepreneurs, etc.). Une éthique qui préconise des politiques publiques et la construction d’un État social qui ferait une place à de telles activités et les prendrait en compte dans la conception même du travail est-elle compatible avec une société d’individus ?
De fait, la notion d’individu véhicule une profonde dualité : elle a une valeur à la fois positive (par sa singularité irréductible, son aspiration à l’autonomie) et négative (par sa propension à l’égoïsme et sa tentation du repli).
Cette ambiguïté a une longue histoire en France. À partir de la Révolution française, l’individu est devenu individu par son universalité. Aujourd’hui, il l’est par sa distinction, son désir de singularité. Au XIXe siècle, et tout au long des Trente Glorieuses, la protection sociale et les droits des salariés se sont construits à travers des luttes collectives : il s’agissait, à partir d’une norme universelle, de donner à chaque individu sa place dans la société. Cette logique s’est renversée dans le dernier tiers du XXe siècle et renforcée depuis la crise financière de 2008 : avec l’effondrement des espérances collectives a fleuri la revendication d’« être soi ». Tout l’enjeu est de savoir comment faire monde commun à partir de ce constat.
La première chose à faire ? Exercer sa pensée critique et déconstruire le mythe de l’individu qui se fait tout seul et exhibe ainsi une indépendance triomphante, jusqu’à répandre dans la société l’injonction : « Sois autonome ! », comme si l’autonomie se déclenchait par un claquement de doigts, une décision soudaine que l’on déroulerait comme un tapis rouge à l’intérieur de sa propre vie. L’individu existe avec des soutiens ou des prothèses, des prolongements de lui-même qui valent tout autant comme une augmentation de son pouvoir d’être et d’agir que comme des réparations. Mais il existe aussi des freins et des empêchements qui diminuent sa puissance d’agir. L’individu existe avec un certain nombre de propriétés sociales qui valident son existence ou au contraire tendent à l’invalider.
L’individu existe avec des soutiens ou des prothèses, des prolongements de lui-même qui valent comme une augmentation de son pouvoir d’être et d’agir.
La promotion de l’individu, comme le souligne le sociologue français Robert Castel, passe par « la constitution d’un socle de ressources ou des supports nécessaires pour pouvoir se conduire socialement comme un individu ». En d’autres termes, l’individu n’existe pas sans des propriétés posées collectivement qui le font advenir comme tel. Il se développe sur un socle de droits. Connaître une société et ses membres, c’est alors faire advenir ce qu’il y a derrière l’individu, les conditions de son apparaître ou de son existence. D’après R. Castel, on peut en faire une histoire et identifier deux grandes modernités.
Dans la première modernité, la propriété privée constitue le socle, les humains entrant en société pour préserver leur vie, leur liberté et leurs biens. Le terme de « propriété » ne désigne pas seulement la propriété des biens mais aussi la propriété de soi (propriété intrinsèque de l’homme comme individu). C’est bien ce que John Locke a mis en lumière. On ne peut pas être propriétaire de sa personne si l’on n’est pas propriétaire de biens. La citoyenneté politique est accolée à cette restriction.
Dans la seconde modernité, la propriété sociale joue le rôle d’un appui pour tous les non-propriétaires, empêchés de devenir des individus dans la première modernité. La solidarité, mise en avant par Léon Bourgeois et le philosophe Alfred Fouillée, sert à défendre une société de semblables. Elle donne corps à l’émancipation d’une majorité qui, à défaut d’être propriétaire de biens privés, devient propriétaire de droits qui lui permettent d’assurer son indépendance sociale. L’indépendance est garantie par des droits étendus, des supports qui sont le fait de l’inscription des individus dans des systèmes de protection collective. L’État social ainsi instauré fait apparaître positivement des êtres humains que la première modernité rendait invisibles et avait marginalisés. En rendant tout le monde semblable, il socialise les modes d’individualisation pour restaurer à la qualité d’individu sa valeur universelle. Il démocratise la vie publique.
Aujourd’hui, cette seconde modernité est en crise. Alors qu’elle s’employait à conférer à chacun des qualités individuelles par la garantie de droits sociaux, elle n’arrive plus à assumer cet individualisme positif pour tout le monde. Beaucoup d’individus manquent des ressources de base qui donnent la possibilité d’une certaine indépendance, d’une conduite pour soi ou encore d’une participation au jeu social au même titre que les autres. Comment faire avec ce présent qui dessine deux individualismes selon Castel ? Un individualisme positif, où le sujet s’exprime dans des cadres adéquats lui permettant de se valoriser, de se construire et de s’épanouir et un individualisme négatif où le sujet ne peut s’investir subjectivement par défaut de protections.
Une troisième modernité est en cours d’émergence : le soutien. Celle-ci ne vient ni de l’État exclusivement ni de la société exclusivement, mais d’un ensemble de relations entre État et société civile. Tandis que les droits sociaux, en tant que supports, protègent l’individu vulnérable, les soutiens sociaux l’accompagnent : ils visent à préserver sa puissance d’agir, à en prendre soin. En France, les épiceries solidaires, qui fonctionnent avec des subventions et des bénévoles, se donnent pour but « l’accès de tous à une alimentation de qualité ». Il s’agit de faciliter l’accès des plus démunis au choix des produits, avec la possibilité d’utiliser directement les aides accordées par les services sociaux. Il s’agit aussi de construire leur puissance d’agir : cours de cuisine, mais aussi informations sur la santé, parfois accès à des livres, à de la musique, etc.
Tandis que les droits sociaux protègent l’individu vulnérable, les soutiens sociaux l’accompagnent : ils visent à préserver sa puissance d’agir, à en prendre soin.
C’est une politique qui n’est pas instituée par en haut. Elle ne désigne pas la métamorphose d’un État social protecteur (l’État-providence) en État accompagnateur ou compassionnel. Il s’agit, par des initiatives comme les épiceries solidaires, d’une suite d’expérimentations politiques des gouvernés qui forcent les gouvernants à entrer dans le jeu des gouvernés, par le biais d’une sorte de ré-institutionnalisation. La société, au nom de la solidarité ou d’un souci des autres, participe au soutien des plus vulnérables, pour qu’ils puissent renouer avec une puissance d’agir selon leurs capacités du moment.
Comment aider les individus qui en ont besoin à se réaliser, à assurer les conditions d’une vie meilleure, sans pour autant les considérer comme des « victimes » ou des étrangers à notre monde ? La société d’individus risque toujours de renforcer les forts et d’affaiblir les faibles. La corriger par des politiques de soutien aux individus, c’est lier le soutien avec la capacité d’agir de l’individu soutenu, pour articuler le « prendre soin » et la « puissance d’agir ». Soutenir un individu ne veut pas dire se substituer à lui – comme peut y conduire une certaine politique sociale –, mais le restaurer dans ses capacités d’agir propres, en veillant à ce qu’elles ne dépérissent pas, ou à ce qu’elles s’exercent librement.
La politique de l’individu peut devenir une politique du prendre soin, si les individus arrivent à satisfaire dans les cadres d’un État de droit leur singularité, au milieu des autres singularités. Tel est bien le prérequis pour développer une société du care. Aussi la philosophe américaine Joan Tronto a-t-elle mis en avant le risque d’un care dictatorial étouffant les individus qu’il prétend aider. Si elle insiste sur ce qui prend la forme d’un devoir de « protection des vulnérables », elle se montre critique quant à la manière dont sont vraiment dispensés les soins, tant ceux qui les prodiguent sont souvent présentés comme des défenseurs. Le risque tient alors dans l’abus de pouvoir des fournisseurs de soin « qui peuvent en arriver à s’arroger le droit de définir les besoins des vulnérables ». La vulnérabilité des uns rend toujours possible des abus de pouvoir des autres, dans la mesure où la capacité de réponse ne tient plus dans une réciprocité entre égaux. Établir une relation morale et sociale avec les plus vulnérables relève d’un projet politique par nature problématique, précisément en raison de la dissymétrie dans les relations de pouvoir entre les aidants et les subalternes.
Si moralement la difficulté peut être résolue en introduisant la perspective du respect de la position de l’autre tel que lui-même l’exprime (et non en supposant que l’autre est exactement identique à soi), politiquement, le souci de l’autre risque d’achopper sur la prise de pouvoir du moins vulnérable sur le plus vulnérable, qui peut se jouer à l’intérieur des formes classiques des relations sociales (qu’il s’agisse du domaine du soin des malades, des fous, des enfants ou des précaires, des exclus, des victimes d’une catastrophe, etc.). Le problème de l’abus de pouvoir, de la dissymétrie renforcée, n’est pas seulement interpersonnel mais bien davantage institutionnel. Il ne s’agit pas de se demander comment un travailleur social, un bénévole, un fournisseur de soin peut moralement se rapporter à une personne en situation de vulnérabilité, mais d’envisager à un niveau infra-personnel la capacité de réponse de l’institution ou du collectif à la vulnérabilité. Sur ce point, particulièrement dans le domaine du travail social, les politiques qui accréditent les normes néolibérales de l’auto-entrepreneur jusque dans le gouvernement des populations précaires ne parviennent le plus souvent qu’à maintenir la fiction de l’individu autonome dans les milieux sociaux les plus fragiles. Elles ne font également que renforcer la critériologie et l’évaluation comme contrôle des exclus.
Il s’agit donc de réarmer politiquement la capacité d’intervention de l’institution de soin sans la normer ou de la reconfigurer en fonction des attentes néolibérales d’un gouvernement. Ainsi, au Japon, après l’accident nucléaire-tsunami, les habitants de la région de Fukushima ne peuvent que faire l’expérience d’une certaine défiance à l’égard d’un gouvernement qui, dans le traitement de la catastrophe, a mis du temps à parler et a eu du mal à dire la vérité. Se soucier des habitants de cette région, les soigner et les informer sur le niveau de radioactivité suppose un soutien qui ne passe par directement par les représentants du gouvernement, mais par des chercheurs, des médecins, des infirmières, des mesureurs de radioactivité, etc., réunis dans des petits collectifs d’aide médicale ou sociale, des associations, des ONG, des regroupements volontaires d’habitants. En fait, il s’agit de définir des capacités d’auto-institution qui valent elles-mêmes comme des sortes d’institutions où l’authenticité des relations est plus importante que la forme du dispositif.
Cette idée semble utopique ? Il n’en est rien. Cette capacité d’auto-fondation de l’institution est déjà expérimentée dans nombre de mouvements sociaux contemporains et de collectifs souvent éphémères. Cela passe sans doute par la préservation de l’imaginaire de l’institution (qui est l’imaginaire d’un monde commun) et cette préservation semble être aujourd’hui la condition de « l’institution imaginaire de la société » (Cornelius Castoriadis). Une institution qui ne soit normée que par le seul déroulement de son processus, telle pourrait bien être la meilleure définition du collectif, de cette manière de faire commun par le collectif, face à des situations de vulnérabilité qui ne cessent de se succéder dans les sociétés modernes et qui créent de l’anxiété, de l’angoisse, de la colère ou du scepticisme à l’égard des gouvernants. Quel sens prend l’institution dans l’organisation de tels collectifs ? Le soin des vulnérables, que diverses sortes de collectifs peuvent développer, cherche à se formuler non pas dans le dos des personnes, mais à même leurs capacités, qu’il s’agit, pour ainsi dire, de dégeler. Des formes nouvelles de soutiens se réfèrent désormais à des individus capables.
Une autre manière d’appréhender la question sociale, par une conciliation de l’individu et du « prendre soin » des autres, trouve là son origine. L’enjeu n’est plus seulement de problématiser de manière inconditionnée un État social, protecteur de l’individu (tant s’expriment aujourd’hui des méfiances et des mécontentements à l’égard de l’État). L’État doit pouvoir accepter et financer des moyens d’assurer et de préserver le déploiement de droits individuels au plus près des capacités des individus, en s’appuyant sur les droits réels dont ils sont dépositaires, en fonction de la situation qu’ils vivent, de leurs histoires, à la fois personnelles et collectives.
Rendre le pouvoir aux individus en supprimant les obstacles qui empêchent le développement de leurs capacités pourrait être l’option politique la plus intéressante de notre moment présent.
Rendre le pouvoir aux individus qui en ont été dépossédés en supprimant les obstacles qui empêchent le développement de leurs capacités pourrait être l’option politique la plus intéressante de notre moment présent. Il ne s’agit assurément pas de donner du pouvoir à celles et à ceux qui n’en ont pas, mais de contribuer à restaurer le pouvoir de celles et de ceux qui sont définis abusivement comme sans-pouvoirs, rendus invisibles par les cadres économiques et médiatiques de nos sociétés. Cette option, à l’œuvre dans toute une constellation de collectifs et de mouvements sociaux, est bien celle d’une société d’individus, dans laquelle se développent des puissances d’agir à la mesure des capacités, des choix et des préférences qu’un soutien peut favoriser. Une société du care porte des risques de paternalisme ou de maternalisme. S’il s’agit de mobiliser la capacité d’agir des individus, sur le modèle défini par Amartya Sen d’une liberté d’accomplir, qui devient un droit réel reconnaissant les différences, et fabriquant de l’égalité à partir d’un respect des singularités, on est bien dans le cadre d’une pratique émancipatrice qui n’est en rien disjointe d’une institution de care. Le pouvoir du « prendre soin » ou du soutien est un « pouvoir avec » et non un « pouvoir sur ». Le rôle de toutes les institutions de soin au sens large est d’accompagner le sujet dépossédé de sa puissance d’agir, de susciter sa capacité d’agir, par la capacité d’agir du sujet qui soigne.
Définir une politique de l’individu avec l’horizon du souci des autres ne suppose pas des collectifs qui viennent d’en haut (trop habités désormais par des normes bureaucratiques et gestionnaires, toujours à court terme) mais des individus, des groupes, des collectifs qui assurent la circulation d’un souci des autres, singuliers, et ré-institutionnalisent ainsi ce monde. Dans cette optique, c’est toute une redistribution du pouvoir qui s’opère, avec la possibilité que des vies précaires, vulnérabilisées ou silencieuses se racontent enfin, et que se racontant elles puissent s’émanciper et renouer avec le désir de vivre et de dessiner des trajectoires, des rêves, ou juste un geste de liberté ou d’expression subjective.
Il n’existe plus ce monde où l’on aurait d’un côté le souci des autres, l’éthique du care, et de l’autre une société d’individus où chacun ne se préoccuperait que de son propre devenir. Le « prendre soin » devient une puissance d’agir pour les soignants et pour les soignés, à travers des chaînes de vulnérabilité transformées par des politiques adéquates en chaînes de soutiens.
À lire dans la question en débat
« Social : réparer ou reconstruire ? »
R. Castel, « Les ambiguïtés de la promotion de l’individu », dans La République des idées. Refaire société, Seuil, 2011, p. 17.
R. Castel, Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Hachette Littératures, 2001.
Cf. par exemple L. Bourgeois, Alfred Croiset et al., Essai d’une philosophie de la solidarité, Alcan, 1902 et A. Fouillée, Morale des idées-forces, Alcan, 1907.
F. Brugère, La politique de l’individu, Seuil, 2013.
Joan Tronto, Un monde vulnérable, La Découverte, 2009, pour la traduction française, p. 181.
A. Sen, Repenser l’inégalité, Seuil, 2000 [1992, trad. de l’anglais par Paul Chemla].