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Droit à l’énergie, progrès ou illusion ?


Un Français sur cinq est en situation de précarité énergétique. Une situation qui risque de s’aggraver lorsque les prix de l’énergie augmenteront. Garantir l’accès à l’énergie de tous est donc plus que jamais une nécessité.

En France, une partie des ménages est fragilisée par la hausse régulière des dépenses contraintes, celles que l’on peut difficilement remettre à plus tard (loyer, remboursement d’emprunts, assurances diverses, etc.). Entre 1979 et 2005, leur poids dans le budget des catégories pauvres a doublé, passant de 24 % à 48 % (pour les hauts revenus, la progression a été beaucoup moins forte, de 20 à 27 %). Leur « reste à vivre », l’argent disponible une fois ces dépenses payées, ne cesse de diminuer, jusqu’à faire face à des choix impossibles : payer la cantine des enfants ou régler la facture d’électricité ? Manger ou se chauffer ?

Dans ce contexte, de nombreuses personnes se privent de services énergétiques essentiels ou s’endettent pour pouvoir en bénéficier. Elles n’ont plus accès au mode de vie standard, ni même au confort minimum. Afin de permettre à tous un usage minimum de l’énergie dans son logement, il est souhaitable que soit reconnu un droit à l’énergie en France. Et, pour que cette reconnaissance ne soit pas vaine, que la collectivité rende ce droit effectif.

Une bombe sociale à retardement

En France, selon la loi du 12 juillet 2010 « portant engagement national pour l’environnement », « est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat ».

Si le phénomène est clairement défini, le quantifier n’est pas chose aisée. L’Observatoire national de la précarité énergétique s’est vu attribuer cette mission en 2011. En octobre 2014, il a rendu ses premières conclusions : en France, 5,1 millions de ménages (11,5 millions d’individus) sont en situation de précarité énergétique dans leur logement, soit environ 20 % de la population totale. Mais chez ces « précaires énergétiques », on observe une grande diversité de profils : ils sont retraités, allocataires des minima sociaux ou travailleurs issus des classes moyennes ; ils vivent en milieu rural, périurbain ou urbain ; ils sont locataires ou propriétaires ; ils sont sous le seuil de pauvreté ou appartiennent à cette « classe moyenne » fragilisée par la hausse des dépenses contraintes.

Notons que l’Observatoire national de la précarité énergétique se base sur les données issues de l’Enquête nationale logement de l’Insee qui date de 2006. Depuis, les prix de l’énergie et la pression budgétaire se sont encore accrus, ce qui fait craindre une augmentation de la population concernée. Les perspectives d’évolution demeurent sombres avec la hausse prévisible des prix de l’énergie et l’érosion probable du « reste à vivre » des ménages. Par ailleurs, le système d’aide sociale pour l’énergie se révèle insuffisant et à bout de souffle (tarifs sociaux, fonds solidarité logement, aides des associations).

La précarité énergétique peut mener au surendettement, à la privation d’énergie, puis à l’exclusion sociale. En 2013, 52 % des dossiers de surendettement déposés et déclarés recevables contenaient des dettes d’énergie (soit 102 000 ménages). Le montant de cette dette est en moyenne de 1400 €. Au-delà de l’aspect purement financier, il ne faut pas oublier toutes les conséquences associées au surendettement (sociétés de recouvrement, tensions familiales, maladies). La même année, 580 000 coupures ou réductions de puissance étaient recensées par le médiateur national de l’énergie (électricité et gaz). Sans électricité ni chauffage, comment mener une vie normale (faire ses devoirs, se doucher, faire la cuisine, inviter du monde…) ? Certaines personnes se disent « SDF de l’intérieur ».

La précarité énergétique vient ainsi nourrir un cercle vicieux : on peut « tomber » dans la pauvreté à cause de la précarité énergétique, et on peut y « rester » à cause de ce seul phénomène. Enfin, les personnes qui habitent un logement froid développent plus souvent des pathologies respiratoires lourdes et gonflent les chiffres de la surmortalité hivernale.

Répondre à la privation énergétique

À l’heure de la transition énergétique, la question s’impose : comment faire en sorte que notre société change de système énergétique (quitte à augmenter les prix de l’énergie par la fiscalité) sans précariser encore plus les ménages pauvres et modestes ?

Il convient d’abord d’agir sur les causes spécifiques de la précarité énergétique : rénover en priorité les logements occupés par les plus modestes, qu’ils soient propriétaires ou locataires. Mais la démarche s’inscrit nécessairement sur un temps long, voire très long. Depuis 2011, 70 000 logements privés occupés par des ménages modestes ont fait l’objet de travaux de rénovation thermique sur le territoire métropolitain, dans le cadre du programme « Habiter mieux ». En 2014, on devrait atteindre l’objectif de 50 000 logements en un an. À ce rythme-là, plusieurs dizaines d’années seront nécessaires pour rénover des millions de « passoires thermiques » françaises, notamment dans le secteur privé.

Pour les ménages en privation, l’urgence n’est pas à la sobriété énergétique mais à plus de consommation !

D’ici là, il faut permettre aux ménages en précarité énergétique d’accéder effectivement à l’énergie pour satisfaire leurs besoins élémentaires. Pour les ménages en privation, l’urgence n’est pas à la sobriété énergétique mais à plus de consommation ! Ces ménages (par exemple ceux qui subissent une coupure ou une restriction d’énergie) vivent déjà une sobriété subie : sensations de froid, pratiques alternatives parfois dangereuses (on ouvre la porte du four pour se chauffer). Pour atteindre un niveau minimal et décent d’usages énergétiques (confort thermique minimal, chauffage de l’eau pour la cuisine et la douche…), il va falloir qu’ils consomment plus qu’actuellement (en euros comme en kilowatt-heure). L’introduction récente dans la loi d’un nouveau droit, le droit à l’énergie, constitue un espoir majeur.

Un nouveau droit à mettre en œuvre

Après l’introduction dans le corpus législatif français d’un droit à l’eau en 2006, l’émergence d’un droit à l’énergie représente une réelle avancée en matière de droits économiques et sociaux. En 2014, l’Assemblée nationale a choisi d’inscrire en première lecture un nouveau droit dans la loi sur la transition énergétique pour une croissance verte. L’article 1 stipule que « la politique énergétique (…) garantit la cohésion sociale et territoriale en assurant un droit d’accès de tous à l’énergie sans coût excessif au regard des ressources des ménages ». Les usages pour lesquels ce droit d’accès est reconnu ne sont pas définis à ce stade, mais on pense notamment à l’éclairage, au chauffage, à l’alimentation, à l’hygiène, même si cette liste n’est pas exhaustive.

À court terme, des questions se posent pour la mise en œuvre de ce droit. Si l’on veut rester sur un dispositif fléché d’aide aux ménages, il convient de remplacer les tarifs sociaux par un chèque énergie beaucoup plus « solvabilisateur » et couvrant toutes les énergies. Les tarifs sociaux ont une double lacune : les montants d’aide sont faibles au regard des besoins ; ils ne concernent que l’électricité et le gaz de réseau, pénalisant de facto les personnes utilisant dans leur logement du chauffage au fioul, au bois ou du gaz en bouteille. La mise en place d’un chèque énergie, prévue dans le projet de loi sur la transition énergétique, pourrait permettre de répondre à ces limites. L’incertitude demeure cependant sur les montants d’aide qui seront fixés par décret. Par ailleurs, il s’agit d’être vigilant quant aux critères d’éligibilité : prendre comme seul critère les ressources ne laisserait-il pas sur le bord du chemin une partie des ménages en précarité énergétique ? Si le niveau de ressources reste l’unique critère, alors il s’agira de fixer de manière pertinente le seuil d’éligibilité. Bien des personnes au-dessus du seuil de pauvreté ont aussi des difficultés à se chauffer ou à payer leurs factures.

Il s’agit, ensuite, de revoir l’organisation du traitement des impayés et des dettes (dont celles relatives à l’énergie), avec une approche plus décloisonnée et proactive, à l’image de ce que font de nombreux pays européens : c’est toute l’ambition des futurs « Points conseil budget » inscrits dans le plan quinquennal de lutte contre la pauvreté.

À moyen terme, ce droit à l’énergie incitera peut-être la collectivité à ouvrir un débat salutaire sur plusieurs questions : faut-il encore autoriser les coupures ? Quid d’un fournisseur de dernier recours pour les clients qui voient leur contrat résilié de manière unilatérale ? Comment organiser et financer de manière pérenne cette mission de service public dans un secteur libéralisé ?

Mener une transition énergétique, aussi verte soit-elle, qui laisserait une personne sur cinq au bord de la route serait un échec majeur.

La délicate question du financement de ces mesures sociales ne doit pas bloquer la nécessaire augmentation des prix de l’énergie, à la condition expresse d’organiser une juste redistribution. Mener une transition énergétique, aussi verte soit-elle, qui laisserait une personne sur cinq au bord de la route serait un échec majeur. Pour la réussite même de cette transition, et pour notre cohésion sociale.

La pauvreté saucissonnée

La précarité énergétique a, selon sa définition légale, deux causes : l’une liée aux conditions d’habitat (mauvaise qualité du bâti et des installations de chauffage), l’autre liée à l’inadaptation des ressources au regard des dépenses d’énergie. Sur ce dernier point, on entend souvent que la précarité énergétique est due à la hausse des prix de l’énergie. Mais quel est le poids relatif de l’énergie dans les dépenses ? Comment les prix ont-ils évolué ces dernières années par rapport aux revenus des ménages ? Quelles conclusions en tirer ?

Au cours des vingt dernières années, la part de l’énergie du logement dans le budget des ménages est restée globalement stable : autour de 5 % du budget selon l’Insee. C’est surtout à l’évolution du coût du logement (hors énergie) que l’on doit la hausse des dépenses contraintes des ménages : une fois payé le loyer, il ne reste plus grand-chose pour les autres factures, notamment énergétiques. À ce stade de la réflexion, on serait tenté de dire que pour aider les ménages en précarité énergétique, il faudrait augmenter les allocations logement… ce qui ne va pas de soi !

Graphique I :
Évolution de la part du revenu disponible brut des ménages consacré à la consommation de logement (en %) (les achats de logements et les gros travaux ne sont pas pris en compte)

Source : Insee, comptes nationaux, cité dans : Régis Bigot et Sandra Hoibian, « Les difficultés des Français face au logement », Cahier de recherche, Crédoc, n° 265, déc. 2009.

Si l’on observe la façon dont les ménages modestes gèrent leur budget contraint, on s’aperçoit que les arbitrages budgétaires peuvent varier d’un mois sur l’autre. Un mois on ne paiera pas la facture d’électricité, le mois d’après le loyer, le troisième mois, on rognera sur l’alimentation, histoire de gagner du temps auprès des divers créanciers. La gestion budgétaire sous contrainte est un jeu permanent de vases communicants. Ces ménages sont-ils des précaires énergétiques, des mal-logés ou des précaires alimentaires ? Un peu tout à la fois en vérité : des précaires tout court, confrontés au cercle vicieux et multiforme de la pauvreté. Faut-il, dès lors, privilégier les aides au paiement des factures d’énergie, celles au paiement des loyers ou les colis alimentaires ?

Pour chaque nouvelle forme de précarité, on crée un nouveau dispositif, avec son lot d’experts, son financement, ses frais de gestion.

Jusqu’à présent, les pouvoirs publics et leurs opérateurs ont le plus souvent pensé et traité la précarité de manière cloisonnée. Ils ont eu tendance à « saucissonner les pauvres ». Pour chaque nouvelle forme de précarité (logement, énergétique, sanitaire, bancaire, alimentaire, psychologique), on crée un nouveau dispositif, avec son lot d’experts thématiques, son mode de financement, ses frais de gestion, et ce, à chaque échelle territoriale ou presque, sans nécessairement organiser la coordination avec l’existant. Chaque fois se repose la question : où introduire de la justice sociale ? Dans le prix des biens qu’il faut réguler ? Dans des réductions tarifaires sans régulation des prix ? Dans des aides au paiement a posteriori ? Dans la fiscalité générale ?

Flécher les aides permet certes de rassurer l’opinion et le décideur quant à l’utilisation des fonds – publics ou privés. Mais c’est un signal de méfiance envoyé aux ayants droit, de plus en plus suspectés de frauder, à tel point que certains n’osent même plus activer ces droits. S’il est important de disposer d’experts thématiques pour traiter les causes spécifiques des problèmes, c’est à condition d’inclure leurs recommandations dans un dispositif global d’accompagnement des ménages. Sinon, l’on crée une situation d’extrême illisibilité pour les ayants droit et d’une faible efficacité. N’est-ce pas la situation où se trouve la politique d’assistance aujourd’hui en France ?

Moyens convenables d’existence

Le droit d’accès à l’énergie apparaît donc comme un progrès, mais uniquement dans le cadre actuel d’organisation des politiques de solidarité. La création par le Parlement, en 2014, de ce nouveau droit, est au fond le symptôme d’un État protecteur qui n’arrive plus à donner de la lisibilité et de la cohérence à un édifice fondamental : le droit à des moyens convenables d’existence, inscrit dans le préambule à la Constitution de 1946 (article 11). Comme le souligne le rapport du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, la collectivité, au sens large, ne parvient plus à donner un emploi à tout citoyen en capacité de travailler. C’est pourquoi elle a créé les minima sociaux dans un élan de solidarité nationale. Or ceux-ci ne permettent pas aux ménages de vivre convenablement.

Si les collectivités territoriales ont développé des aides locales facultatives, cet apport ne suffit plus à combler tous les besoins. Finalement, les associations distribuent de plus en plus de secours financier et d’aide en nature (alimentation, vêtements, hébergement, soins) pour faire face à la hausse des demandes. De nouveaux publics – travailleurs à revenus modestes, retraités, jeunes – viennent les solliciter régulièrement pour obtenir des compléments de revenu. Est-il normal que 700 millions de repas soient distribués, en un an, à 3,6 millions de personnes en France (en 2012), toutes associations confondues ? Nous pouvons ainsi considérer que le droit à des moyens convenables d’existence n’est pas effectif.

Notre modèle social tend de plus en plus à être remis en cause (84 % des Français estiment que beaucoup de personnes abusent du système d’aide sociale), notamment du fait de la complexité de ce système, dans lequel le citoyen lambda n’arrive plus à répondre simplement à des questions fondamentales (qui paye quoi ? qui contribue le plus ? qui bénéficie le plus ? qui fraude ?). Il est donc temps de remettre à plat le cadre de pensée et d’organisation des politiques fiscales et sociales, avec un double objectif : assurer à chaque citoyen  des moyens convenables d’existence et améliorer la visibilité du système pour garantir son acceptabilité sociale. Un chantier pour la sixième République que certains appellent de leurs vœux ?

À lire dans la question en débat
« Aura-t-on l’énergie d’une transition juste ? »

Et aussi sur Revue-Projet.com


Les auteurs s’expriment ici à titre personnel.

Source : Régis Bigot, « Les classes moyennes sous pression », Cahier de recherche, Crédoc, n°249, décembre 2008. L’auteur a utilisé les enquêtes Budget de famille de l’Insee.

Étant donné la complexité du phénomène, l’Observatoire national de la précarité énergétique a choisi un panier d’indicateurs pour le quantifier. Ainsi, le chiffre de 5,1 millions de ménages est obtenu en considérant les populations concernées par au moins une des trois caractéristiques suivantes : ménage des trois premiers déciles (les 30 % aux revenus les plus faibles) ressentant une sensation de froid dans leur logement ; ménage des trois premiers déciles dépensant plus de 10 % de leurs ressources pour payer l’énergie du logement ; ménage « bas revenus dépenses élevées », c’est-à-dire ayant à la fois des ressources disponibles faibles et des dépenses énergétiques théoriques élevées.

Les résultats de la nouvelle Enquête nationale logement seront rendus publics par l’Insee au premier trimestre de l’année 2015, l’Observatoire national de la précarité énergétique pourra alors actualiser ses résultats.

Fondation Abbé Pierre, « Quand c’est le logement qui rend malade. Étude sur les liens entre précarité énergétique et santé dans l’Hérault », www.fondation-abbe-pierre.fr, avril 2013.

Rapport du groupe de travail « Gouvernance des politiques de solidarité », Conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, décembre 2012.

CNLE, « Pour une mise en œuvre effective du droit à des moyens convenables d’existence. Analyse établie autour du concept de ‘reste à vivre’ », septembre 2012.

Sandra Hoibian, « Le modèle social à l’épreuve de la crise. Baromètre de la cohésion sociale 2014 », Collection des rapports, Crédoc, n°312, octobre 2014.

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