Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Il est très rare, en France, que des actionnaires minoritaires déposent une résolution à l’assemblée générale (AG) d’une entreprise cotée, car il faut réunir au moins 0,5 % du capital, ce qui peut représenter des montants importants. En 2011, PhiTrust Active Investors en a fait l’amère expérience.
Société de gestion connue pour son engagement actionnarial, PhiTrust fut contactée en 2010 par deux ONG, Greenpeace et Natural Resources Defense Council, qui cherchaient à obtenir de Total des informations sur l’exploitation des sables bitumineux – ou pétroles de schiste – en Alberta (Canada). Ces techniques d’extraction sont fortement destructrices d’un point de vue climatique, environnemental et social, et la rentabilité de ces projets, très longs et coûteux, est incertaine sur la durée, au vu notamment de règles environnementales évolutives.
PhiTrust avait décidé de présenter, à l’AG 2011 de Total, une résolution demandant une analyse complète et détaillée des risques extra-financiers et opérationnels de long terme de cinq projets de sables bitumineux dans lesquels Total était impliqué. Le droit anglo-saxon étant moins contraignant pour les résolutions d’actionnaires, ces ONG avaient déposé en 2010, une résolution semblable, aux AG de BP, Shell, StatOil, ExxonMobil et ConocoPhilipps.
À l’appui de cette résolution, PhiTrust avait réuni environ 1 % du capital de Total (près d’un milliard d’euros) ; son inscription à l’ordre du jour de l’assemblée générale était donc obligatoire. Mais certains actionnaires se sont désolidarisés de la démarche : après la date légale, deux gérants d’actifs (filiales d’une banque française et d’un assureur français) se sont retirés de la coalition d’actionnaires ; celle-ci, passée sous le seuil légal des 0,5 %, ne pouvait plus soumettre la résolution au vote de l’AG.
Quelles leçons tirer de l’expérience ? Manifestement, des conflits d’intérêt peuvent exister entre les gestionnaires d’actifs engagés et leurs maisons mères, sensibles à des arguments commerciaux de la part des sociétés émettrices. La présentation d’une résolution externe (droit reconnu aux actionnaires) traduit un désaccord avec le conseil d’administration. Cet épisode souligne par ailleurs le rôle complémentaire que peuvent jouer les ONG, « éveilleurs » des investisseurs sur des sujets qu’ils maîtrisent mieux qu’eux en les suivant sur la durée, et d’investisseurs indépendants, comme PhiTrust, pour questionner les dirigeants et faire évoluer les pratiques (Total s’est finalement retiré de deux des cinq projets pilotes). Mais il illustre aussi la limite de l’exercice des droits des actionnaires en France, encadrés par des conditions excessivement restrictives.
L’épisode soulève aussi des questions d’ordre éthique : le rôle dévolu aux actionnaires doit-il se réduire à l’apport de capitaux ? Une entreprise peut-elle faire supporter par l’ensemble de la société les risques induits par son activité ? Les seuls impératifs quantifiables immédiatement (prix de revient, débouchés…) suffisent-ils à la guider ? Quelles limites les actionnaires mettent-ils à leurs exigences de rentabilité ?