Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Religions, une affaire publique ?

La sécularisation, une thèse crédible ?

Eglise certifiée République française, Villedieu-sur-Indre © dadavido/Flickr/CC
Eglise certifiée République française, Villedieu-sur-Indre © dadavido/Flickr/CC
Longtemps perçu comme un mouvement irrémédiable de la modernité, le déclin de la religion apparaît désormais comme une bizarrerie européenne. Que recouvre la notion de « sécularisation » ? Où trouve-t-elle ses racines ?

La modernisation aurait entraîné une perte de signification, voire l’extinction de la religion, estiment la plupart des intellectuels contemporains, de sorte que l’incroyance personnelle serait la norme en situation de modernité. La sécularisation est ainsi devenue, en quelque sorte, la métaphysique des intellectuels « éclairés »… Jamais, cependant, elle n’a fait l’objet d’une interprétation unanimement partagée. Quels contenus y sont rattachés ? Pourquoi l’Église catholique est-elle en perte de vitesse en Europe, alors qu’elle enregistre des succès incontestables dans d’autres parties du monde ? À quel point les expériences historiques faites dans le cadre des sociétés occidentales sont-elles transposables à d’autres régions du monde ?

Sécularisation : un concept polysémique

Les classiques, comme Émile Durkheim et Max Weber, ont bien repéré la perte d’influence de la religion chrétienne à la suite des Lumières et de l’industrialisation, mais ils ne parlaient pas de sécularisation, un terme plutôt issu de la théologie protestante. Le terme est l’objet d’interprétations assez différentes.

Dans son sens le plus ancien, « sécularisation » renvoie à l’expropriation ou à la redistribution des biens de l’Église par les autorités politiques. Au moment du traité de Westphalie de 1648, le mot se référait aux propriétés de l’Église dans les territoires protestants. En 1803, le traité conclu entre Napoléon et les princes séculiers allemands visait le transfert de territoires restés sous pouvoir ecclésiastique catholique à l’autorité de princes séculiers. La sécularisation est ici l’expulsion de l’autorité de l’Église du champ de la loi temporelle.

Une deuxième signification ancienne se trouve dans les règles juridiques d’un ordre religieux à propos du renvoi d’un de ses membres dans le « monde ». La sécularisation signifie alors le passage du domaine ecclésiastique au domaine mondain.

De même, la sécularisation peut être comprise comme émancipation de la politique, des sciences et d’autres domaines de la société hors des prétentions de l’Église en matière de réglementation et de contrôle. Les Allemands parlent de « mondanisation » (Verweltlichung). Considéré comme séparé de l’Église, le monde devient autonome, développe sa propre légitimité… Commencé à la fin du Moyen-Âge, ce processus s’impose à l’époque des Lumières. Les nouveaux modes de compréhension sont « séculiers », indifférents à toutes prétentions religieuses en matière de vérité et de contrôle.

Au plan culturel, cette évolution se caractérise essentiellement par une réorientation de la compréhension du monde, abandonnant un théocentrisme pour un anthropocentrisme. Il s’agit d’un processus très progressif, déjà amorcé avec le concept de Dieu développé par le nominalisme1. Il renvoie, dans le contexte des Lumières, à l’auto-émancipation de l’homme, à l’individualisme, aux droits humains ou à la « sacralisation de la personne2 ».

Dans la théologie protestante, à côté des critiques de la sécularisation, on trouve aussi des interprétations appréciant la signification religieuse des changements modernes dans la constitution sociale du christianisme. À titre d’exemple, des éléments essentiels de l’éthique chrétienne, comme la liberté, l’égalité, l’honnêteté, la droiture, la charité à l’égard des pauvres et des faibles ou la paix, ont trouvé place dans les fondements éthiques des sociétés occidentales. Des théologiens ont souligné le fait que la sécularisation de la société contribue à renforcer les qualités prophétiques originelles du christianisme3. Le pape Benoît XVI exprimait une pensée similaire lors de son discours de septembre 2011 à Fribourg, adressé aux catholiques « engagés de multiples manières pour l’Église et la société ».

Sur cet horizon s’inscrit un phénomène d’éloignement de l’Église et d’affaiblissement de la foi pour des parties croissantes de la population. Une prise de distance par rapport à l’Église se manifeste d’abord au début des Lumières, parmi la bourgeoisie française. En Allemagne, elle débute chez les protestants dans les années 1860 : à cette époque, 60 % d’entre eux assistaient aux offices du dimanche. La désaffection se poursuit jusqu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour se stabiliser, au cours des dernières décennies, avec une assistance aux offices dominicaux d’environ 5 % des membres de l’Église. Chez les catholiques, « nous pouvons parler d’une adhésion à l’Église presque ininterrompue et même croissante avant 1934. À partir de 1935 cependant, l’évolution se renverse, comme s’il s’agissait d’un changement de génération4. » À part une brève remontée après la Seconde Guerre mondiale, « l’adhésion à l’Église a constamment décliné depuis ». Avec un décalage de deux ou trois générations, la partie catholique de la population allemande semble s’être éloignée de l’Église de la même manière que la partie protestante antérieurement.

Karel Dobbelaere a – selon une interprétation largement reprise – identifié trois dimensions de la sécularisation : celle de la société, celle des individus, mais aussi celle des institutions religieuses elles-mêmes5. Des changements internes y apparaissent, en matière de doctrine comme dans l’organisation pratique, en réaction aux sécularisations qui se produisent ailleurs. Cette approche ouvre un champ d’observation intéressant, mais risque d’ôter au concept de sécularisation toute capacité de discrimination.

Si le thème de la sécularisation est d’une telle actualité, c’est surtout en raison du phénomène de « sortie de l’Église ». Cependant, on ne saurait parler d’un déclin linéaire de la signification de la religion dans tous les pays européens. Si l’on entend seulement par sécularisation la perte de contrôle et d’influence des Églises chrétiennes, le phénomène est plausible dans la plupart des pays européens, aux XVIIIe et XXe siècles. Mais au XIXe siècle, de nombreux « réveils religieux » se sont produits, au-delà de la seule Église catholique. Et l’idée selon laquelle la perte d’influence de la religion serait un aspect constitutif des processus de modernisation de la société est contestée. La sociologie s’intéresse davantage aujourd’hui aux changements spécifiques que la religion subit au cours de la modernisation.

L’exception européenne

En Europe occidentale, au moins au cours des dernières décennies, nous observons parallèlement un affaiblissement des liens à l’Église dans des portions croissantes de la population et un déclin des connaissances religieuses6. Si la thèse de la disparition de la religion est contestée, c’est en invoquant un concept de religion élargi, tel qu’il a été formulé par les représentants des Lumières. Plusieurs auteurs diagnostiquent un « retour du religieux » et soulignent l’importance des conflits religieux dans le monde. En témoignent, en Allemagne, le jugement de la Cour constitutionnelle de 1995 interdisant les crucifix dans les écoles publiques et les réactions qu’il a suscitées, ou les conflits à propos des constructions de mosquées. Rappelons aussi les persécutions à grande échelle qui, en Afrique et en Asie, frappent les chrétiens, ou encore l’exemple des États-Unis, où les influences religieuses déterminent plus que jamais les débats politiques et moraux. Si la sécularisation européenne était considérée, voici quelques années encore, comme le modèle pour le monde entier, elle est désormais regardée comme un cas à part.

En Europe même, si l’on ne considère pas seulement les Églises établies mais, plus largement, les phénomènes religieux, le christianisme traditionnel est considéré de façon plutôt positive dans la plupart des pays. Et l’éthique inspirant les États providence européens contient de nombreux aspects provenant de sources chrétiennes ou judéo-chrétiennes : le respect de chaque vie humaine, l’égalité fondamentale de tous les êtres humains, la responsabilité à l’égard des malades et des faibles, la solidarité au-delà du cercle de la parenté, la critique sociale. Il suffit de comparer l’éthique des civilisations asiatiques, par exemple, à celle de l’Europe. L’éloignement de nombreux Européens par rapport aux Églises est bien plus lié à des changements sociétaux globaux, que l’on peut largement regrouper sous l’étiquette d’individualisation, suivant la théorie du sociologue Georg Simmel. La destruction croissante des environnements sociaux homogènes rend l’homme sujet de « cercles sociaux qui se croisent » et « plus les intérêts divers des groupes se heurtent à l’intérieur de nous en exigeant d’être satisfaits, plus le moi est poussé à prendre conscience de son unité7. » Aujourd’hui, le lien entre la différenciation sociale et l’individualisation8 devient plus évident encore.

Ce sont surtout des besoins spirituels qui justifient aujourd’hui l’intérêt porté aux sujets religieux.

Dès lors, ce qui donnait en milieu catholique un sentiment de sécurité, grâce à une foi rituelle et à des codes de conduite évidents, est de plus en plus perçu comme une contrainte à laquelle on croit échapper en prenant ses distances par rapport aux exigences de l’Église. Ce n’est pas la totalité de la foi catholique qui est rejetée, mais celle-ci est incorporée de façon sélective dans des contextes interprétatifs subjectifs qui incluent souvent des éléments de religions non chrétiennes (le bouddhisme zen par exemple) et des idées laïques. Ce sont surtout des besoins spirituels qui justifient aujourd’hui l’intérêt porté aux sujets religieux. L’effet public de la religion demeure puissant. Nous n’assistons ni à une disparition, ni à un retour de la religion – même si la question reste ouverte de savoir ce qu’il faut enclore sous ce terme –, mais à une pluralisation.

Si l’Église catholique perd tant d’influence en Europe, elle réussit encore bien, en revanche, dans d’autres parties du monde. Pour comprendre il nous faut remonter très loin en arrière, un exercice que nous ne pourrons faire ici que de façon condensée.

Papauté autocratique

Dans l’Antiquité et au début du Moyen-Âge, il n’existait pas de distinction claire entre Église et monde, voire entre religion et politique. Ce que nous appelons aujourd’hui « religion » était, pour ainsi dire, omniprésent dans la vie quotidienne et dans les interprétations spéculatives du monde. Dans la mesure où la quête religieuse du salut intéressait tout le monde, elle était orientée vers un modèle d’êtres humains prenant les exigences de l’Évangile au sérieux. C’est ainsi que la plupart des moines devinrent des conseillers et reçurent les confessions des fidèles. On espérait de leurs prières le pardon de ses propres péchés. Pendant le 1er millénaire, les moines étaient d’ailleurs habituellement des laïcs. Dans la sphère chrétienne et jusqu’au « grand schisme » de 1054, la communauté trans-territoriale pouvait aussi bien être appelée « ecclésia » que « chrétienté ». Comme dans l’Empire byzantin, les rois et l’Empereur jouissaient, en Occident, d’un statut sacré. En revanche, le statut de l’évêque de Rome fluctuait beaucoup, en fonction des circonstances politiques. L’influence byzantine sur Rome ne prit fin qu’avec l’alliance entre l’évêque de Rome et l’empire naissant des Francs. Cette alliance culmina avec le couronnement de Charlemagne par le pape Léon III en l’an 800. La polarisation ainsi déclenchée entre l’Orient et l’Occident, entre les « Grecs » et les « Latins », s’acheva par la séparation finale des Églises de Rome et de Byzance en 1054. Commença alors un mouvement particulier qui conduisit l’évêque de Rome à évoluer vers une papauté prétendant régner sans partage sur la chrétienté occidentale, ce qui se traduisit pour la première fois dans le « Dictatus Papae » de Grégoire VI en 1075 et surtout dans les règlements édictés par Innocent III (1198-1216).

Conscients de leur pouvoir, les papes du Haut Moyen-Âge ne luttèrent pas seulement pour la libération des institutions ecclésiales du contrôle des seigneurs féodaux, mais pour la suprématie du pape sur tous les souverains séculiers et pour l’auto-organisation centralisée de l’Église latine. Ils réorganisèrent les sacrements dont ils fixèrent le nombre (encore en vigueur aujourd’hui) à sept. Ils établirent simultanément une distinction nette entre prêtres et laïcs, cléricalisant de plus en plus le monachisme : « Les papes et leurs auxiliaires spirituels (…) voulurent libérer le plus possible l’Église de l’influence des laïcs, c’est-à-dire aussi de celle des rois et des empereurs9. » Le célibat fut rendu obligatoire pour tous les clercs auxquels l’administration des sacrements fut réservée. C’est par ce passage à l’indépendance et à la centralisation hiérarchique que fut institutionnalisée, pour la première fois, la différence entre « Église » et « monde ». Dans ce contexte, le « monde » devint progressivement indépendant au fur et à mesure du développement d’une culture laïque, notamment avec l’essor des universités et des villes. Cette culture laïque se différencia à plusieurs égards (dans la politique, l’économie, les sciences…). La croissance des domaines séculiers s’accompagna de l’apparition d’un « apartheid de la religion » particulier à l’Occident, et totalement absent des autres cultures ou présent de façon seulement rudimentaire dans le judaïsme et l’islam.

La situation à l’intérieur de l’Église continua à faire débat (en raison, entre autres, des conflits de la papauté avec l’Empereur, les rois de France et d’Angleterre). La Réforme eut ses précurseurs dans la religiosité des villes et le développement de la conscience bourgeoise. Cependant, en Allemagne, la Réforme n’aboutit pas à soutenir l’autonomie des villes laïcisées mais, en raison de la suprématie des princes territoriaux, émergea un régime à légitimation religieuse propre à chaque « dénomination ». Là où les dénominations étaient protestantes, les Lumières se développèrent, pour ainsi dire, comme une polarisation entre des forces libérales et conservatrices tout en restant le plus souvent rattachées à des traditions chrétiennes. Un bon nombre de penseurs des Lumières étaient fils de pasteurs protestants.

En France, la période des Lumières fut tout à fait différente. L’élimination des protestants par les gouvernants catholiques, en France, mais aussi en Espagne, donna naissance à un mouvement laïciste, voire athée. Quant à l’Église catholique, elle dut, avec la Révolution française et les guerres napoléoniennes, accepter la perte du pouvoir politique et de la plus grande partie de ses biens. De nombreux territoires catholiques passèrent ainsi sous gouvernement protestant et de grands personnages catholiques furent confrontés aux idées des Lumières. Pourtant, au XIXe siècle, l’Église romaine réussit à se présenter comme un contre-pouvoir antimoderniste pour protéger ses fidèles des « mauvaises influences » d’un « éloignement de Dieu ». L’anti-modernisme de la papauté est un phénomène tardif : il a été précédé de mouvements sociaux nés en réaction aux Lumières et influencés par le romantisme (en particulier dans les pays où les catholiques étaient minoritaires). Les catholiques utilisèrent les libertés civiles nouvellement acquises pour se réunir en associations, en partis politiques, et se faire entendre au sein de l’État et de la société civile. Avec la fondation de nombreux ordres et congrégations religieuses, le catholicisme réalisa en outre une étroite synthèse entre une religion de prêtres et une religion populaire telle qu’il n’en avait guère existé avant la Révolution. Aussi bien, la mission chrétienne s’avéra particulièrement efficace dans les colonies au cours du XIXe siècle et au début du XXe.

Pourquoi le catholicisme européen, sous cette forme, s’écroule-t-il aujourd’hui ? Cela tient non seulement à la dissolution des milieux catholiques et à l’individualisation, mais aussi au développement de nouveaux milieux sociaux véritablement laïcs, dépourvus de toute référence à la religion, au moins sous sa forme ecclésiale. Enfin, et surtout, cela tient à la légitimation religieuse de la structure hiérarchique et centralisée de l’Église, qui s’est développée depuis le Haut Moyen-Âge et a culminé lors du concile Vatican I.

Au cours des siècles, cette prétention papale à exercer le pouvoir avait toujours été de nature religieuse et politique. Après l’expropriation subie à l’époque napoléonienne et encore plus après la perte des États pontificaux, elle s’est centrée sur des requêtes spirituelles et morales, reposant moins sur la foi originelle que sur des motifs antimodernistes. Tant que les catholiques se perçurent comme une minorité discriminée, le triomphalisme sacral de la papauté put généralement conserver sa crédibilité et s’assurer leur loyauté, en particulier dans les États qui, tels l’Espagne ou l’Irlande, n’avaient pas connu les Lumières. Aucune alternative n’y était, de toutes façons, envisageable. Or cette pression a disparu. Les doctrines des droits de l’homme et de la démocratie servent désormais de fondements largement reconnus à des communautés laïques. L’Église catholique a de plus en plus de mal à justifier une quelconque supériorité morale de ses propres doctrines. Et ces difficultés ont été exacerbées par des évolutions internes sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, sans parler des scandales autour des cas d’abus sexuels. Les initiatives des évêques souhaitant une réelle décentralisation de l’Église, dans le sens du principe de subsidiarité, sont restées sans effet. Au contraire, la réforme du droit canon de 1983 a intensifié la centralisation, renforçant le pouvoir de la Curie romaine.

Un avenir ouvert

Les différences observées aujourd’hui, entre diverses régions d’Europe, du lien des gens à la religion sont clairement corrélées à des événements survenus dans un passé lointain10. Le fait qu’une région ait été évangélisée par une mission « du bas vers le haut », ou par conversion violente (« du haut vers le bas »), a laissé des traces durables. Autant les missions catholiques et protestantes en dehors de l’Europe ont plutôt transmis l’image charitable et éthique de l’Église, autant en Europe aujourd’hui, étant données les tendances à l’individualisation et la nature institutionnelle, voire autocratique, des Églises, elles sont perçues comme moins plausibles et « médiatrices de salut ». Au lieu de cela, la « transcendance de soi » (« self-transcendance », H. Joas) est perçue comme l’acte religieux réel. La pluralisation des mouvements religieux et la multiplication des offres religieuses sont une conséquence de la moindre acceptation d’orientations culturelles imposées. Cette situation n’affecte pas seulement les Églises chrétiennes, mais aussi le libéralisme et le socialisme comme systèmes qui donnent sens à l’ordre social, de même que les partis politiques et les associations qui leur sont rattachés. Les traditions sont globalement en train de perdre leur caractère contraignant, leurs contenus deviennent optionnels, adoptés par les individus sans engagement et donc de façon modifiable11.

Doté de significations multiples, le terme de « sécularisation » trouve son actualité la plus forte dans l’éloignement croissant de larges parties de la population des Églises. Les liens étroits entre une religion de prêtres et une religion populaire, tels qu’ils se sont développés après la Réforme et au sein du catholicisme du XIXe siècle, ont finalement constitué une exception dans l’histoire du christianisme. La religion populaire présente presque partout des traits syncrétiques, comme l’illustre le catholicisme dans plusieurs parties de l’Amérique du Sud. Connaîtra-t-on une sorte de sécularisation sans religion en Europe ? Ou de nouveaux modes d’effervescence et d’accommodement à la contingence vont-ils apparaître et acquérir, à long terme, une forme culturelle ou politique ? Ou encore, les anciennes sagesses du christianisme influenceront-elles à nouveau plus fortement la société ? La réponse est plus une question d’espérance ou de crainte qu’une prévision scientifique.

Le terme de sécularisation semble encore moins adapté pour décrire la situation à l’extérieur de l’Europe. Il suppose en effet une polarisation entre une sphère séculière et une sphère religieuse autonome séparée, ce qui n’existe pas, du moins à l’heure actuelle, dans les zones d’influence des autres grandes religions. Le christianisme n’a pu jusqu’ici percer vers celles-ci que de façon marginale. C’est dans le champ des religions dites naturelles qu’il a réalisé ses plus grandes avancées. En conclusion, on peut se demander s’il y aura à l’avenir une modernité au-delà des grandes religions, comme le prédisent ou l’espèrent certains penseurs laïcs. Ou si une ou plusieurs de ces grandes religions apprendront, à nouveaux frais, à s’établir au sein d’une modernité elle-même précaire. Le jeu reste ouvert !

Article traduit de l’anglais par Christian Boutin.

À lire aussi dans la question en débat
« Religions, une affaire publique ? »

Dans nos archives


J'achète Le numéro !
Religions, une affaire publique ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

Informer, désinstrumentaliser le religieux

Entretien – Journaliste spécialiste des religions, G. Delrue considère que son rôle est notamment de désamorcer les tensions, en particulier politiques, qui se cristallisent autour des religions. Quelle place accorde RFI, radio de service public à vocation internationale, aux religions ?Geneviève Delrue – RFI accorde une vraie place à l’information dite religieuse. L’émission « Religions du monde » dont je m’occupe existe depuis vingt ans. Elle a un auditoire fidèle, situé principalement en Afri...

L’épiscopat catholique dans l’espace politique français

En un siècle, le rapport de l’Église catholique au politique a changé du tout au tout. Longtemps soudé dans la résistance à la République laïque, l’épiscopat s’est mû, dans la seconde moitié du XXe siècle, en soutien du pluralisme et de la citoyenneté républicaine. Sans pour autant renoncer à peser, au nom de la loi divine. L’enracinement de la France dans la modernité démocratique ne s’est pas faite dans le silence de l’Église catholique. En dépit des requêtes du courant républicain « intégrist...

La laïcité à l’italienne

En Italie, la frontière entre héritage culturel et tradition religieuse est poreuse. La présence du Vatican y donne à la laïcité une coloration bien particulière. Certes, tous les États européens sont liés par les mêmes exigences en matière de droits de l’homme. Mais, face à la question d’une place faite à l’identité religieuse, ils mettent en œuvre une variété remarquable de politiques. Ainsi, en Italie, l’histoire et la présence de l’État du Vatican exercent une forte influence sur l’articulat...

1 Dieu n’est plus relié à la rationalité intrinsèque d’un monde comme chez Thomas d’Aquin, mais il est considéré comme souverain tout-puissant du monde, qu’il dirige selon ses voies impénétrables.

2 Pour reprendre le titre de Hans Joas : Die Sakralität der Person. Eine neue Genealogie der Menschenrechte, Suhrkamp, 2011.

3 Voir par exemple Friedrich Gogarten, Verhängnis und Hoffnung der Neuzeit. Die Säkularisierung als theologisches Problem, Friedrich Vorwerk Verlag, 1958.

4 Antonius Liedhegener, « Säkularisierung als Entkirchlichung. Trends und Konjunkturen in Deutschland von der Mitte des 19. Jahrhunderts bis zur Gegenwart », cité dans Karl Gabriel, Christel Gärtner und Detlef Pollack (dir.), Umstrittene Säkularisierung. Soziologische und historische Analysen zur Differenzierung von Religion und Politik, Berlin University Press, 2012, p. 510.

5 Karel Dobbelaere, Secularization : an analysis at three levels, P.I.E.-Peter Lang S.A., 2002.

6 Ce déclin est mis en évidence, par exemple, par l’étude sur les valeurs européennes effectuée tous les dix ans depuis 1981.

7 Georg Simmel, « Die Kreuzung sozialer Kreise », cité dans Soziologie – Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Duncker & Humblot, 1923, p. 313.

8 Lien que Norbert Elias appelle « contrainte sociale vers l’autocontrainte » et qu’il considère avant tout comme un effet de situations de concurrence. Cf. Die höfische Gesellschaft, Luchterhand, 1969.

9 Gerd Althoff, « Libertas ecclesiae oder die Anfänge der Säkularisierung im Investiturstreit ? », cité dans K. Gabriel et al., op. cit., p. 100.

10 Cf. Franz Höllinger et Max Haller, « Decline or persistence of religion ? Trends in religiosity among Christian societies around the world », dans M. Haller, Roger Jowell, Torn W. Smith (dir.), The International Social Survey Programme, 1984-2009. Charting the Globe, Routledge, p. 281-301.

11 Cf. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Les éd. de Minuit, 1979.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules