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Le 1er juillet 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rendait son arrêt définitif dans l’affaire dite S.A.S. c. France. En avril 2011, une ressortissante française avait déposé une requête contre la loi interdisant, en France, de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace public. Elle y voyait une violation de plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans sa réponse, la CEDH se range à la position de l’État français : non seulement la loi (d’octobre 2010) n’est nullement contraire aux principes de la Convention (il n’y a donc aucune violation des droits de la requérante), mais la dissimulation du visage, ici motivée par des convictions religieuses, est jugée incompatible avec les modalités de la communication sociale (les « interactions ») et du « vivre ensemble », dont la préservation est un objectif légitime de l’État défendeur. Son interdiction est une mesure proportionnée.
Cette décision soulève la question de la place du religieux, comme argument ou comme geste, dans l’espace public libéral et démocratique de l’Union européenne (UE). La réponse traverse l’histoire de la pensée politique européenne depuis les guerres de religions : la relégation dans l’espace privé du religieux permettra à l’État d’en garantir la protection et aux individus de vivre leur credo dans un contexte de pluralisation croissante. Mais plusieurs législations et décisions de justice ont contribué à maintenir l’attention publique spécifiquement sur l’islam, ou plutôt sur les musulmans, soit sous l’angle sécuritaire, soit sous le prisme de la non-adéquation de certains de leurs comportements avec les attentes politiques de leurs lieux de vie. Quelle est la place du citoyen musulman pieux en contexte libéral sécularisé ? Dans l’Union européenne, l’autonomie du politique est historiquement devenue le socle à partir duquel s’est construit le rapport des États aux religions. Comment cette articulation conditionne-t-elle, dans le cas de religions minoritaires comme l’islam en Europe, l’accès à l’espace public des individus et leur participation égalitaire aux régimes de citoyenneté ?
La notion d’espace public mérite quelques précisions. Souvent confondue, à tort, avec l’espace d’action et d’autorité de l’État, elle renvoie d’abord à l’idée d’un lieu de formation de l’opinion, d’une arène où s’engageraient rationnellement débats, disputes, controverses entre citoyens pour parvenir à une entente. La croyance religieuse « a droit de cité dans l’espace public ; elle doit, en revanche, se tenir à l’écart de l’espace étatique. » La participation des individus est au cœur de cet espace public. Les citoyens, libres et égaux, délibèrent, s’opposent, argumentent sur des sujets qui les concernent, directement ou non. L’horizon de cette conversation reste la vie de tous. L’espace public du sécularisme libéral repose, enfin, sur l’exercice de la liberté de conscience : chacun peut croire (ou pas) en ce qu’il souhaite dans l’espace privé, sans s’exposer à des conséquences publiques. Mais il est aussi demandé aux organisations religieuses de s’abstenir de toute ambition politique et de respecter la loi. Les contacts entre institutions religieuses et instances politiques prennent différentes voies, du rejet mutuel et radical à l’instrumentalisation réciproque. La vie religieuse des individus croyants, à distance des institutions, est, quant à elle, modeste et discrète. L’espace public est donc perçu comme une sphère produite par un consensus culturel qui prime sur les libertés individuelles et sur une pratique religieuse réduite à une préférence privée et à un choix personnel. Il devient alors l’espace de la réalisation de la communauté politique et de la citoyenneté sous le prisme de la visibilité : un bon citoyen ne cache rien. Mais que devient cet espace public dans un contexte de pluralisation des croyances, d’expression des conflits, de dévoilement des rapports de pouvoir qui conditionnent les relations sociales ?
L’espace public est perçu comme le produit d’un consensus culturel qui prime sur les libertés individuelles et sur la pratique religieuse.
Alors même que la religion n’est pas l’objet de politiques communautaires de l’Union européenne, le traitement politique, juridique et médiatique de l’islam et des musulmans dessine une dynamique d’européanisation. Celle-ci se repère notamment dans la façon dont les États appréhendent la représentation du culte de l’islam et la participation des musulmans à la société. Depuis la fin des années 1980, la visibilité de l’islam comme culte et des musulmans comme croyants est le point de départ, dans plusieurs pays, de controverses durables et intenses qui ont en commun de contribuer à ériger certains principes (laïcité, égalité hommes-femmes…) en patrimoine national.
L’identification religieuse des musulmans est devenue plus explicite dans les espaces publics européens. Certains, qui la revendiquent, énoncent leur appartenance confessionnelle comme un marqueur non plus exclusivement religieux et relevant du privé, mais culturel et légitime dans les espaces politiques dont ils sont citoyens. Or la visibilité des signes et gestes religieux interroge les régimes de sécularité historiquement constitués en Europe. D’autres se voient assigner une identité religieuse. Plus intensément depuis les événements de septembre 2001, les populations musulmanes sont au centre de l’attention des médias. Ce regard constant posé sur elles produit d’abord des réductions essentialistes (du type « musulman = terroriste »). Il s’arrête aussi sur les pratiques rituelles (les footballeurs musulmans vont-ils faire le jeûne du ramadan pendant la Coupe du monde ?), se focalise sur certains signes manifestant la croyance (codes vestimentaires, attributs physiques), sur la formation religieuse (les imams en Europe), et contribue à construire des catégories du langage commun. Peu à peu, on s’est habitué à identifier l’islam avec un ensemble de populations (et avec leurs pratiques, croyances, langages) : schématiquement, celles des « enfants de migrants ».
Cette plus grande visibilité de l’islam n’est aucunement synonyme de « retour » du religieux ou d’intensification des pratiques. Aucun indicateur ne permet, en tout cas, de la quantifier, nulle part dans l’UE, sauf peut-être en Grande-Bretagne. L’usage systématique de la catégorie « musulman(e)s », détachée d’une connaissance statistique fine, pour désigner des individus issus de l’immigration, en situation de disqualification sociale (échec scolaire, ségrégation urbaine, exclusion du marché du travail) informe moins sur les publics qu’elle désigne que sur ceux qui la produisent et l’utilisent. Cet usage révèle les frontières de l’acceptation des différences, dans des sociétés plus ou moins aptes à se vivre pluriculturelles. Les différents régimes de sécularité, souvent considérés comme seules modalités d’organiser la coexistence pacifiée d’une pluralité de religions dans une même société, n’atteignent-ils pas ici leurs limites ?
Peu à peu, on s’est habitué à identifier l’islam avec un ensemble d’individus issus de l’immigration, en situation de disqualification sociale.
Différents acteurs publics se sont engagés dans ces débats sur la présence et la visibilité de l’islam. Groupes religieux, partis politiques, universitaires, représentants syndicaux, médias, mouvements féministes ou autres groupes d’intérêts invoquent plusieurs répertoires pour désigner et parfois disqualifier les pratiques religieuses visibles dans la sphère publique. Sont alors mobilisées les notions de droits de l’homme, d’identité nationale, d’ordre public, de valeurs communes ou de laïcité. Et l’on oppose de plus en plus souvent le religieux « acceptable », car relevant des patrimoines culturels nationaux, à celui qui heurte, choque, menace et ne peut être toléré dans des sociétés démocratiques (référendum sur les minarets en Suisse, interdiction du voile intégral en Belgique et en France, politisation des discussions sur le halal au Danemark et au Royaume-Uni). L’intensification de ces débats donne lieu à des surenchères autour de termes souvent employés comme synonymes (liberté religieuse, laïcité, neutralité de l’État). Ces effets sont d’autant plus forts auprès des opinions publiques que l’expression pratique de certaines convictions (le port du voile intégral, la polygamie, la circoncision, l’abattage rituel) semble contrevenir à des droits fondamentaux auxquels les sociétés occidentales renouvellent à ces occasions leur attachement, les érigeant au rang de principes moraux constitutifs de leurs identités nationales. L’égalité entre hommes et femmes et la liberté d’expression en sont les illustrations les plus courantes. Ces controverses favorisent l’émergence de rhétoriques très similaires d’un pays à l’autre, alors même que les contextes nationaux divergent, dans leur tradition en matière d’intégration bien sûr, mais aussi en matière de sécularisation de la société et de relations entre Églises et États.
Avec qui l’État doit-il parler lorsqu’il est question de lieux de culte, de présence d’aumôniers dans les hôpitaux ou les prisons, de fiscalité, d’enseignement religieux, d’abattage rituel, de calendrier des jours fériés, etc. ? Dans l’UE, ce dialogue avec les cultes ou les religions s’est coulé dans une forme de moule commun autour de la manière dont le problème est envisagé, les questions posées et les réponses proposées. Dans la plupart des États, la continuité des débats européens sur « islam et espace public » se concentre sur la question de la représentation, de l’organisation du culte. Partout en Europe, ces enjeux achoppent sur les mêmes difficultés : l’incapacité de fédérer les différents courants associatifs et d’identifier un seul et unique représentant des communautés musulmanes qui parvienne à accomplir sa tâche de représentant en toute légitimité. Dans certains contextes, la question se pose dès la période coloniale ; c’est le cas en France et au Royaume-Uni. Dans d’autres, elle intervient au moment où la présence des musulmans se stabilise durablement, comme en Italie. Dans la plupart des cas, cette question s’arrime à la trajectoire plus longue des relations entre Églises et État et au régime d’encadrement des enjeux cultuels (stricte séparation, Église reconnue, système de type concordataire, etc.). Les modèles de coopération entre autorités politiques et autorités religieuses sont très variables (social, fiscal, éducatif, par exemple, dans le cas de l’Allemagne) et parfois très opportunistes, comme lorsque, le 21 juillet 2014, le président Hollande reçoit à l’Élysée « les représentants des religions catholique, musulmane, protestante, juive, bouddhiste et orthodoxe, qui sont apparus unis pour dénoncer ‘l’antisémitisme’ » suite aux manifestations en soutien à Gaza.
Comment le religieux devient-il spécifiquement une variable associée au risque et à l’insécurité ? La très forte interaction entre la politique internationale et la perception des musulmans se ressent partout dans l’UE. Les attentats du 11 septembre 2001, puis ceux de Madrid (mars 2004) et de Londres (juillet 2005) ont été un élément important de l’analyse de la prégnance de la globalisation dans la lecture des situations des musulmans dans les pays de l’Union européenne. Ils ont, d’une certaine façon, intensifié la mise en relation de questions internationales et de préoccupations plus nationales. Il y aurait un avant et un après 11 Septembre. C’est en tout cas de cette façon que le récit s’est mis en place pour expliquer aux opinions publiques et aux agences de sécurité le déclenchement d’un « changement de paradigme », plaçant les clivages culturels et religieux au rang de menace prioritaire en matière de sécurité internationale.
Les attentats ont contribué au développement d’une logique d’affrontement entre deux visions de l’islam et des musulmans qui nous mettent face à un paradoxe. D’un côté, les postures d’hostilité se font plus explicites vis-à-vis de tout ce qui peut être rattaché à une supposée « tradition » ou « culture islamique », notamment à l’appui de la thèse du clash des civilisations. De l’autre, les responsables politiques de toutes tendances, ont, immédiatement après les attentats, souligné l’importance de la distinction entre musulmans « de l’intérieur » (les « bons ») et musulmans « de l’extérieur » (les « méchants ») des sociétés occidentales. Les peurs occidentales de l’islam et des musulmans qui se manifestent dans le contexte post-11 Septembre se nourrissent de représentations produites à l’échelle globale, échelle imbriquée dans des questionnements de politique internationale et nourrie de sédimentations historiques, et à une échelle locale, plus directement centrée sur les individus acteurs du terrorisme et sur les voies de la radicalisation. Le lien entre la socialisation à la radicalisation et le terrorisme passerait par un déficit d’intégration, de participation et, plus récemment, de reconnaissance. Les agendas de politique étrangère croisent ici ceux des politiques sociales et d’intégration. Avant 2001, les musulmans « de l’intérieur » sont avant tout conçus comme des publics cibles des politiques sociales et d’intégration, des acteurs sociaux pris dans les rets d’une lecture de leurs positions en lien avec les trajectoires migratoires. Après 2001, la figure du « home grown terrorist », le terroriste de l’intérieur, devient l’incarnation efficace de la déterritorialisation et de l’ubiquité que les populations musulmanes semblent incarner par excellence lorsqu’elles se trouvent en situation minoritaire. Les mesures de lutte contre le terrorisme, mises en place sur le sol américain puis dans les États-membres de l’UE, entraînent des modifications importantes des législations. Elles se durcissent après les attentats de Madrid et de Londres, notamment dans les régimes de libertés publiques (contrôle et surveillance des lieux de culte, des autorités cléricales, des associations religieuses, politique des visas, expulsions d’imams, etc.).
Quinze années plus tard, force est de constater qu’elles ont effectivement impulsé des formes de stigmatisation et de discrimination, dans un contexte plus ouvertement « islamophobe » qu’auparavant. L’association du risque et de l’islam, l’assimilation des musulmans à une menace se développent différemment selon les États, notamment en fonction des expériences antérieures du terrorisme islamique avant le 11 septembre 2001 et selon la réflexivité sur les passés coloniaux. Seule une approche historicisée permet de décrypter le sens de cette dimension « internationale » du rapport entre politique et religion en Europe. Elle révèle combien la question de la représentation des cultes minoritaires, dont l’islam, est politique, renvoyant à une cartographie de figures types qui ont incarné cette représentation depuis le début du XXe siècle, voire le XIXe siècle.
L’assimilation des musulmans à une menace diffère selon les États, en fonction des expériences antérieures du terrorisme et des passés coloniaux.
L’européanisation se repère finalement à deux niveaux. La visibilité des signes et des gestes religieux inédits que les musulmans introduisent dans les lieux de vie européens, notamment urbains, invite tout d’abord à la redéfinition des éléments constitutifs d’un socle commun de valeurs et de droits par ailleurs menacé. C’est le sens du « vivre ensemble » que la CEDH érige en savoir moral. On peut dire que cette conversation, qui s’engage souvent sous la forme de controverses et de débats intenses et durables, correspond à l’idéal d’un espace public comme lieu de délibération, d’entrechoquement d’opinions contrastées, permettant d’aboutir à une entente que l’on rêve consensuelle. Une seconde perspective se dégage des mécanismes de régulation juridique de la diversité religieuse. Elle incarne une modalité plus prescriptive de la définition de l’espace public, à l’initiative des autorités politiques. La visibilité des religions minoritaires rompt, en apparence, avec l’idée dominante que l’organisation rationnelle de la vie publique en démocratie se ferait au prix d’un recul de la foi dans l’intimité des foyers ou de son expression dans les seuls lieux de culte. Surtout, elle interroge la capacité des espaces démocratiques à reconnaître la possibilité au sujet libéral autonome de continuer de se définir aussi comme croyant, y compris dans l’accomplissement de ses devoirs de citoyen.
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Articles 3 (interdiction de soumettre un individu à des traitements inhumains ou dégradants), 8 (respect de la vie privée et familiale), 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (droit à la liberté d’expression) et 11 (droit à la liberté de réunion et d’association), combinés avec l’article 14 (jouissance des droits et libertés sans aucune discrimination). L’ensemble de la décision ainsi que les opinions dissidentes sont consultables sur le site de la CEDH.
Cette distinction n’est pas que rhétorique. Elle a une signification sociale et politique : culte et individus ne sont pas des équivalents.
Philippe Portier, « Démocratie et religion. La contribution de Jürgen Habermas », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 277, 2013, p. 42.
Cf. les débats sur le crucifix dans les institutions publiques en Allemagne et en Italie. Lire, par exemple, l’article de Giacomo Costa dans ce dossier [NDLR].
Valérie Amiraux, David Koussens (dir.), Trajectoires de la neutralité, Les presses de l’Université de Montréal, 2014.
« Manifestations pro-Gaza : les leaders religieux font front commun contre l’antisémitisme », LeMonde.fr, 22/07/2014.
Michael Jacobson, The West at war : US and European counterterrorism efforts, post-September 11, The Washington Institute for Near East Policy, 2006, 162 p.
La notion d’historicité renvoie à l’idée d’un effet cumulatif des événements passés sur les événements présents.