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Dossier : Comment relégitimer l'impôt ?

France : « Un niveau élevé de civisme fiscal »

Manifestation pour un impôt juste, décembre 2013, Paris ©Aurore Chaillou/Revue Projet
Manifestation pour un impôt juste, décembre 2013, Paris ©Aurore Chaillou/Revue Projet
Entretien – Si le contribuable paie rarement ses impôts de bon cœur, le principe de la fiscalité fait malgré tout l’objet d’un consensus social assez large, défendu par la tradition républicaine. En France, ses détracteurs ont toujours su faire entendre leur voix dans le débat public, sans s’agréger autour d’une ligne politique cohérente.

De près de 10 % du Pib en 1914, le niveau de prélèvements obligatoires est passé à 45 % de nos jours, se traduisant par un accroissement des biens publics. Aurait-on atteint un plafond ?

Nicolas Delalande – D’un point de vue théorique, il est sans doute impossible de définir un plafond d’imposition. En France comme dans d’autres pays, on constate une progression continue des taux de prélèvement au cours du XXe siècle. Or, à chaque époque, on a eu le sentiment d’atteindre un plafond. Ignorant le futur, il est impossible d’exclure un dépassement du taux actuel. Une guerre, par exemple, entraînerait un besoin de financement considérable. Mais dans l’état actuel de la société, marqué par un ralentissement très fort de la croissance, par le doute quant à la qualité des services publics et par une réorganisation de l’État, il semble difficile d’envisager une hausse des prélèvements de 3 ou 5 points de Pib. Depuis trente ans, la droite comme la gauche appellent à limiter les prélèvements obligatoires. Pour autant, ce consensus bipartisan a relativement échoué : les prélèvements se sont stabilisés autour de 43 à 46 % du Pib. En fonction de la conjoncture et du niveau de la croissance, le seuil variera à la marge. D’un point de vue historique, des franchissements de seuil importants se sont produits lors des deux guerres mondiales, mais aussi lors de la crise économique des années 1970-1980, avec une très forte élévation des cotisations sociales.

Le langage autour de l’impôt est significatif. On parle de « ras-le-bol », de matraquage, d’inquisition fiscale... Ces craintes sont-elles davantage partagées aujourd’hui que par le passé ?

Paradoxalement, je dirais que non. La question de l’imposition a toujours suscité une inventivité lexicologique, mais avec une certaine récurrence dans les métaphores et les registres utilisés. À la fin du XIXe siècle, tout un genre littéraire dénonce l’«  inquisition fiscale », la « tyrannie fiscale », le « Minotaure fiscal »… Un ensemble de métaphores bestiales liées à l’agressivité présentent l’impôt comme un rapport d’extorsion, de violence de l’État contre les individus. Cet imaginaire a connu des poussées de fièvre, ainsi dans les années 1890-1900, avant la création de l’impôt sur le revenu. Le thème est alors omniprésent dans la littérature, comme dans les professions de foi des candidats aux élections législatives. Même les promoteurs de l’impôt sur le revenu disaient qu’il ne devait pas être inquisitorial ou vexatoire. À la fin des années 1920, le « maquis fiscal » était dénoncé par les ligues, des organisations qui se faisaient fort de défendre les contribuables, comme la Fédération nationale des contribuables. Le registre utilisé n’a guère évolué depuis jusqu’au poujadisme, puis aux années 1980.

Mais ces idées sont sans doute moins partagées qu’autrefois. Les gens se soumettent davantage à l’«  inquisition fiscale » qu’il y a un siècle, quand l’État ne rendait pas encore obligatoire la déclaration d’impôt. La propagande de l’époque visait les petits paysans, les commerçants. Les élus flattaient une défiance instinctive vis-à-vis d’une immixtion de l’État dans la vie privée. Un livre comme La tyrannie fiscale de Pascal Salin (Odile Jacob, 2014) rencontre encore un écho aujourd’hui, mais, au même moment, l’administration constate un niveau relativement élevé de civisme fiscal, bien que la fraude des grandes fortunes et des multinationales soit un sujet majeur de préoccupation.

Quelles figures prend la contestation de l’impôt dans le paysage français ?

À la différence des États-Unis, la France n’a pas connu de grande agrégation des mouvements protestataires capable de fixer une ligne politique cohérente. Outre-Atlantique, l’objectif des baisses d’impôt structure le champ politique depuis l’élection de Ronald Reagan [1981], au point d’expliquer bien des difficultés actuelles d’Obama. Depuis notamment la révolte des contribuables californiens dans les années 1970, ce ferment d’identité est devenu central pour le Parti républicain. En France, les discours sont très hétérogènes, portés par des acteurs différents. On a, certes, connu des mouvements antifiscaux radicaux, anti-étatistes, comme le poujadisme. Mais cette protestation est restée cantonnée à une frange de la société, celle des indépendants, des petits artisans, commerçants et paysans. Depuis la fin des années 1970, un autre courant, intellectuel, autour de Guy Sorman par exemple, chante les louanges de la révolution thatchérienne, de l’expérience Reagan, du mouvement de contestation de l’impôt au Danemark. Mais il reste marginal dans le logiciel intellectuel de la droite française. Ainsi, à l’automne 2013, la tentative de construction d’un contenu politique contre l’impôt à partir de la révolte des « bonnets rouges » s’est avérée difficile, ce mouvement étant marqué par de nombreuses contradictions et divergences. Les partis politiques sont gênés par le côté « attrape-tout » de telles protestations. Et la droite française, qui n’est pas parvenue à limiter le taux de prélèvement lorsqu’elle était au pouvoir, se trouverait en porte-à-faux. L’antifiscalisme pur et dur reste cantonné dans les franges, avec des activistes qui essaient de faire parler d’eux à l’occasion des élections, comme Nicolas Miguet. Mais ce discours antifiscal, s’il n’est guère efficace, pèse sur le débat. Ainsi, l’épisode du « ras-le-bol fiscal » a clairement influé sur les décisions du gouvernement. Par l’exagération, ces mobilisations peuvent aboutir à des concessions ou à des compromis.

Trouve-t-on des mouvements sociaux de défense de l’impôt ? L’idée énoncée par l’actuel gouvernement, qu’être de gauche aujourd’hui, ce serait diminuer l’impôt, marque-t-elle une inflexion ?

Des mouvements politiques et intellectuels, plus que sociaux, ont cherché, à certains moments, comme lors de la création de l’impôt sur le revenu, à valoriser l’impôt comme geste civique, obligation de solidarité, institution politique et sociale. La question se pose aux républicains lorsqu’ils arrivent au pouvoir à la fin du XIXe siècle. Après avoir critiqué l’impôt levé par les monarchies, puis par le Second Empire, ils ont besoin de défendre les institutions que la République met en place. Un discours de valorisation de l’impôt, par exemple à travers les manuels d’instruction civique et morale, entre dans le bréviaire républicain. L’enjeu est de convaincre les populations, notamment en passant par les enfants, que payer l’impôt peut être utile à la collectivité. Mais cet élan n’aboutira jamais à de grandes manifestations : il est plus facile d’agréger les mécontentements. D’où une dissymétrie dans le langage, l’imaginaire et l’iconographie entre la défense et la critique de l’impôt. On trouve essentiellement des affiches hostiles à l’imposition. Si les partis de gauche ont parfois mis en image une défense de l’impôt, ils ont souvent entonné un discours critique, à l’encontre des choix fiscaux de la droite ou pour dénoncer l’injustice fiscale.

Quant à l’attitude du gouvernement actuel, elle ne rompt pas avec l’expérience récente de la gauche au pouvoir. Dès 1983, François Mitterrand indique clairement que les socialistes n’ont pas pour objectif d’augmenter l’impôt, mais qu’ils doivent au contraire s’efforcer de stabiliser, voire de diminuer, les prélèvements. La gauche entend se défendre d’être celle qui taxe plus et dépense plus.

Les revendications antifiscales s’adossent toujours à une distanciation par rapport aux institutions élues.

Le principe « pas de taxation sans représentation » est au fondement de l’impôt dans les sociétés démocratiques : la défiance contemporaine à l’égard du monde politique participe-t-elle au rejet de l’impôt ?

Les revendications antifiscales s’adossent toujours à une distanciation par rapport aux institutions élues. Dans les années 1930, en France, elles étaient liées à un très fort courant antiparlementariste. Dans le contexte actuel, l’accumulation des affaires et le constat d’inégalités nourrissent l’idée qu’il y aurait, d’un côté, les victimes d’un système et, de l’autre, ceux qui en profitent. Le langage des « défenseurs » du contribuable a toujours été celui du réveil. Anesthésié par la charge qui pèse sur lui, isolé dans un face-à-face avec l’État, le contribuable est appelé à ouvrir les yeux, à se réveiller contre les faux-semblants de la démocratie parlementaire, perçue comme une forme de pillage au profit des élus et de leur clientèle (les fonctionnaires, disait-on à l’époque).

Le système fiscal français actuel est marqué par la proportionnalité alors que l’imaginaire est habité par la progressivité de l’impôt. Ce décalage, à l’heure où la moindre pression sur les plus mobiles (ou les plus riches) se traduit par un report sur les moins mobiles, est-il tenable ?

Ce décalage est structurel, depuis le XIXe siècle. Le côté redistributif de l’impôt est fortement valorisé, un ensemble de courants ayant contribué à en faire une valeur fondamentale de la République. Adopté en 1914, à la veille de la guerre, l’impôt sur le revenu est présenté comme l’aboutissement du combat des républicains depuis la Révolution française. Mais, en même temps qu’il entre dans le panthéon des grandes mesures républicaines, aux côtés de la laïcité et de la sécurité sociale, on passe un peu vite sur ses conséquences réelles. Car il ne s’est pas traduit par une modification structurelle du système de prélèvement. La préférence pour les impôts indirects proportionnels s’est maintenue sur le long terme. D’où un hiatus entre la centralité de l’impôt progressif dans le discours politique et ses effets en termes de redistribution, un hiatus source de confusion et de déception. La culture politique française a de même une image biaisée des États-Unis, ignorant que ceux-ci ont vécu avec un système d’imposition direct à fort taux progressif de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970. Pendant toute une phase du XXe siècle, les pays d’impôts progressifs étaient surtout anglo-saxons. À l’échelle internationale, la grande invention de la France de la seconde moitié du XXe siècle, ce fut la TVA !

Comment expliquer que l’abattement sur les droits de succession décidé sous Nicolas Sarkozy ait fait l’objet d’une telle adhésion alors qu’il ne profite qu’à une minorité de Français ?

Cette situation, qui n’est pas spécifique à la France (l’Italie a connu la même expérience sous Berlusconi), a suscité de nombreux travaux aux États-Unis. Pour bien des dirigeants conservateurs, à l’instar de George W. Bush en 2001, l’abolition ou la forte diminution des droits de succession, même si elle ne concernait pas des sommes considérables, représentait une mesure symbolique forte. Véritable critique de l’État redistributeur, cette mesure était censée exonérer le travail et donner à chacun le droit de transmettre à ses enfants. Idéologiquement, le thème est porteur car il déplace les frontières entre le travail, le patrimoine et la rente. Il n’est pas vu comme une opposition à la redistribution, mais comme une liberté de transmettre les fruits d’un travail déjà taxé par l’impôt sur le revenu… Comment expliquer que l’abolition des droits de succession, qui ne concernait que 2 % des Américains les plus riches, fut tant soutenue par l’opinion ? Au-delà de la forte mobilisation républicaine à travers des think tanks et la chaîne Fox News, ce qui compte pour les gens n’est pas tant ce qu’ils possèdent que ce qu’ils espèrent posséder un jour. La croyance dans la mobilité sociale reste forte et il n’est pas contradictoire de réclamer la suppression d’une mesure qui ne touche que quelques-uns. Dans le cas français, plusieurs sondages ont semblé montrer que la mesure de 2007 était populaire. Dans le cadre de la loi TEPA, l’abattement sur les droits de succession était présenté comme une mesure de revalorisation du travail. A contrario, le bouclier fiscal adopté en 2006, censé être populaire, fit par la suite l’objet d’une désaffection. Il ne favorisait que 15 000 personnes.

Le choix de la famille comme unité fiscale a-t-il contribué à façonner l’organisation sociale ? Quelle serait la portée d’une individualisation totale de l’impôt ?

La manière dont l’impôt a été construit tenait compte, à l’origine, des spécificités de la société française et les a ensuite en partie consolidées. Pendant longtemps, il y a eu juxtaposition de régimes différents, selon les statuts socio-professionnels. La France n’était pas une société tertiarisée, salariale, sur laquelle on aurait appliqué une grille d’imposition homogène. Dans les années 1920 et 1930, beaucoup de protestations sont nées de cette coexistence de systèmes et de taux d’imposition différents. Dans les années 1950, le mouvement poujadiste fut aussi une réaction à une tentative d’uniformisation fiscale. Aujourd’hui, la situation paraît absurde, mais elle peut s’expliquer socialement. Son extrême complexité est, d’une certaine façon, le palimpseste d’un ensemble de mobilisations politiques et sociales qui ont conduit à des aménagements. Pour garantir le consentement, des statuts particuliers, des dérogations, ont été accordés. Le dernier avatar en est le développement des niches fiscales à partir des années 1960.

La France a la hantise de son déclin démographique. Des mouvements « populationnistes » font de l’instrument fiscal un des leviers de promotion de la natalité.

La place de la famille est une spécificité française. La France a longtemps eu la hantise de son déclin démographique, à la différence d’autres pays européens. Des mouvements « populationnistes », associant médecins, démographes, hygiénistes, hommes politiques et réformateurs sociaux, font de l’instrument fiscal un des leviers de promotion de la natalité. Nombre d’acteurs politiques français, au-delà des clivages droite-gauche, sont sensibles à ce discours. Un lobby nataliste ou familialiste opère tout au long du XXe siècle.

Ce souci pour la famille fut d’ailleurs mis en avant, en 1914, pour vaincre les fortes résistances, au Sénat en particulier, auxquelles se heurtait l’adoption de l’impôt sur le revenu. À un objectif de redistribution verticale, limitée, des riches vers les pauvres, s’ajoutait une redistribution horizontale, entre célibataires et familles nombreuses. Dans les années 1920, de nombreuses propositions visaient à accorder des avantages fiscaux aux familles nombreuses. On débat notamment du nombre d’enfants à partir duquel un avantage significatif devrait être donné. En 1945, le fameux quotient conjugal et familial jouit d’un très fort consensus. Son effet redistributif sera par la suite très contesté, car le quotient familial revient à accorder une prime plus élevée pour les enfants des familles aisées (qui paient plus d’impôts) que pour ceux des familles pauvres. Les débats actuels sur l’individualisation de l’impôt recouvrent de multiples aspects : l’égalité homme-femme au sein du couple, le nombre d’enfants ou la place des célibataires dans cet ensemble…

Le rapport à l’impôt se traduit-il de la même manière à l’échelle nationale qu’à l’échelle municipale ?

La légitimation de l’impôt passe par une contrepartie. Or la comparaison entre l’évolution du taux d’imposition et la qualité du service rendu est plus immédiate au plan local. L’État peut apparaître comme une grande machine à redistribuer, relativement opaque, notamment du fait de la non affectation des recettes fiscales. Cette invisibilité nourrit une espèce de défiance ou de sentiment que l’«  on n’en a pas pour son argent ». Ce qui est frappant, c’est la focalisation du débat national sur la fiscalité d’État, en particulier sur l’impôt sur le revenu. Si la CSG a suscité, lors de sa création en 1990, une certaine contestation, elle est finalement plutôt bien acceptée. La question des prélèvements sociaux, elle, est souvent laissée de côté et, plus encore, celle de la fiscalité locale. Il n’y a pas plus inégalitaire, voire archaïque, que cette dernière. Mais la réforme de la fiscalité locale apparaît aujourd’hui impossible.

Dans un article de 2012, vous notiez que « le moment 2012 constitue une occasion unique d’engager des réformes ambitieuses, tant sont nombreuses les critiques contre les défaillances du système existant ». Quel bilan en faire aujourd’hui ?

L’article de 2012 s’inscrivait dans le cadre d’un dossier qui portait sur la réforme fiscale, préparé avant l’élection présidentielle. On m’avait demandé de réfléchir au contexte historique dans lequel s’inscrivent les réformes fiscales. Celles-ci achoppaient souvent sur un certain nombre de facteurs de résistance liés à l’administration elle-même, aux groupes d’intérêt, à la difficulté à nouer des compromis, etc. D’une certaine façon, c’est ce qui s’est passé. Ainsi de la prolifération des revendications sectorielles qui ont bloqué l’action dès l’automne 2012 avec le mouvement des « pigeons », des réticences à l’intérieur de l’administration pour la réforme des 75 %, surinvestie symboliquement, mais dont la traduction administrative n’avait pas été préparée… Des choses ont été faites, notamment sur la taxation du capital, mais loin des promesses de départ. La fiscalité est devenue une véritable épine dans le pied pour la majorité, comme pour la droite en 2007, et non la grande action annoncée du quinquennat du président Hollande.

Le consentement à l’impôt est-il trop fragile aujourd’hui pour envisager une véritable réforme, celle inscrite au programme du Parti socialiste en 2012 ou celle d’une « fiscalité verte » ?

L’écologie fait certes les frais de la crise. Mais, plus généralement, en France, le consentement à l’impôt a souvent été acquis au prix du conservatisme. La transparence, la justice, la solidarité sont des valeurs essentielles, mais il faut bien avoir conscience qu’elles supposent de bousculer routines et conservatismes, y compris par le conflit. L’administration a souvent fait preuve d’une très grande prudence dans l’introduction de nouveaux prélèvements qui pourraient mettre en péril le consentement établi, même s’ils visent à garantir plus d’équité et à mieux respecter l’environnement. D’où l’épisode récurrent de promesses électorales sacrifiées pour éviter le grand chambardement.

Les appels à plus de simplicité et de transparence se multiplient. Sur quelles nouvelles bases refonder le consentement ?

Procéder groupe par groupe risquerait de prolonger la logique actuelle et ne donnerait lieu qu’à des réformes sectorielles. L’idée des « assises de la fiscalité », pour séduisante qu’elle soit, supposerait une vraie volonté politique, homogène, une vision globale qui fait défaut aujourd’hui. Par exemple, il n’existe pas au sein de la majorité actuelle un contexte intellectuel et politique qui permettrait de porter la fiscalité verte ; elle suscite rapidement des dissensions qui donnent prise à des mécontentements. Ensuite, il n’est pas sûr qu’une grande réforme fiscale se mène dans le consensus et l’harmonie : elle procède plutôt du rapport de force. Les acteurs politiques peuvent y être prêts, comme ce fut le cas à propos du mariage pour tous, mais sur la fiscalité, ce n’est pas si clair.

La notion de contrepartie reste centrale. Dans les années 1970, le système fiscal anglais était effroyablement complexe et beaucoup moins redistributeur qu’on ne le pensait. D’où la réforme assez radicale du programme Thatcher. En France, l’État-providence n’a pas fait l’objet d’une remise en cause comparable, notamment parce que son financement a longtemps été assuré par les cotisations sociales. Si aujourd’hui les diagnostics sont sévères pour le système existant, où sont les visions, les projets ? À part les propositions de Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez, aucune vision cohérente n’a été avancée. Dans le programme du PS de 2012, la mesure phare des 75 % a été improvisée… Cette incapacité à élaborer des solutions de long terme est assez inquiétante.

La valorisation de l’habileté de ceux qui échappent à l’impôt cohabite avec l’opprobre jetée sur les fraudeurs. Est-ce inhérent à une société marquée par l’individualisme philosophique ? Comment légitimer l’impôt, expression par excellence de l’existence d’une communauté politique ?

On peut admirer ou condamner, mais le constat d’une fraude importante conduit à une déresponsabilisation généralisée. Si tout le monde fraude, pourquoi pas soi-même ? Ce phénomène d’ébranlement de l’impôt contamine progressivement les convictions morales. On va suspecter des ministres, des artistes, mais aussi de simples travailleurs, à travers un discours sur la fraude sociale… Quand celui-ci est aussi partagé, le simple respect de la loi devient compliqué. Le respect de la règle tient finalement à la croyance qu’elle est respectée par les autres. Que quelques cas de fraude, même rares, acquièrent le statut de vérité publique, et le respect de l’impôt en sort encore plus délégitimé…

Le respect de la règle tient à la croyance qu’elle est respectée par les autres. Que quelques cas de fraude acquièrent le statut de vérité publique, et le respect de l’impôt en sort encore plus délégitimé…

Quant à l’aspect individualiste, la transformation de l’impôt en institution de solidarité et de redistribution à la fin du XIXe a été liée à des mouvements intellectuels qui montraient une très forte interdépendance entre l’individu et la société. L’individu naît dans un environnement social à partir duquel il peut déployer ses activités : l’existence de l’imposition se justifie parce qu’une dimension collective est toujours présente dans le travail. Cette idée qu’il n’y a pas un individu premier et ensuite une société qui viendrait limiter son autonomie et sa liberté est le ressort essentiel de l’impôt comme institution solidaire redistributrice. Ensuite, historiquement, l’incarnation dans le service public est non moins essentielle. Mais à partir du moment où cet argument là devient plus hésitant, on perd un élément fort de légitimation.

L’injustice fiscale a conduit à de nombreuses révolutions. Les conditions sont-elles à nouveau réunies ?

Je dirais que non, mais l’histoire est justement imprévisible ! Les mécontentements ne sont pas coalisés et surtout, en l’absence d’alternative, où serait le sens de tout cela ? En 1789, la société d’Ancien Régime faisait l’objet d’une critique de fond et les privilèges statutaires étaient dénoncés depuis plusieurs décennies. Par ailleurs, la fiscalité n’est jamais la cause unique. Dans le cas de la Révolution américaine, jouaient aussi de fortes velléités indépendantistes. Aujourd’hui, les « bonnets rouges » français essaient de se repositionner sur le registre régionaliste – celui d’une autonomie fiscale sur le modèle catalan. Mais ils demandent aussi aide et protection : ils ne vont pas jusqu’au bout de la logique sécessionniste. C’est toute la contradiction française : l’État, qui constitue la colonne vertébrale de notre société, est une institution à la fois décriée et demandée. L’Ancien Régime tombe en 1789 parce que la clientèle qu’il devait servir n’est plus satisfaite. Jusqu’à présent, l’État social, en dépit de ses rigidités et insuffisances, a joué son rôle d’amortisseur.

Propos recueillis par Jean Merckaert et Jean Vettraino.



Avec des slogans comme : « Derrière le sourire… la facture ! ! ! » ou encore « Le pire est à venir ! ! ! ».

Cf. Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Seuil, 2011, pp. 402-403 : « Le 15 septembre 1983, François Mitterrand s’engage publiquement (…) à réduire d’un point de Pib les prélèvements obligatoires : ‘Trop d’impôt, pas d’impôt. On asphyxie l’économie (…) je veux absolument, tout le temps où j’aurai cette responsabilité, revenir à des chiffres plus raisonnables.’ »

Le réveil du contribuable, Journal de la Fédération nationale des contribuables à la fin des années 1920.

La taxe sur la valeur ajoutée, dont l’invention est attribuée à Maurice Lauré, est créée en 1954.

Les républicains ont voté en 2001 la suppression progressive des droits de succession. Chaque année, pendant dix ans, le taux devait baisser jusqu’à atteindre 0. Le Congrès devait ensuite décider si l’on supprimait définitivement les droits de succession ou si on les réinstaurait.

Loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat.

Par exemple, autour de l’Alliance pour l’accroissement naturel de la population française, créée à la fin du XIXe siècle.

« L’économie politique des réformes fiscales. Une analyse historique », Revue de l’OFCE, n° 122, 2012, p. 57.

Cf. Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Seuil, 2011, 134 p.

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