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C’est pour l’instant un projet qui a pris la forme d’un « mandat » – dont le contenu n’a toujours pas été officiellement divulgué – donné le 23 mai 2013 par le Parlement européen à la Commission pour négocier avec le gouvernement des États-Unis. Il a été approuvé par les gouvernements de l’Union européenne (UE) le 14 juin 2013. Son texte contient 46 articles. L’ambition, considérable, figure dans le préambule : c’est un accord pour « la libéralisation progressive et réciproque du commerce et de l’investissement en biens et services, ainsi que des règles sur les questions liées au commerce et à l’investissement, avec un accent particulier sur l’élimination des obstacles réglementaires inutiles. L’accord sera très ambitieux, allant au-delà des engagements actuels de l’OMC [Organisation mondiale du commerce] ». Un chiffre situe la portée exceptionnelle du projet : à eux seuls, les deux espaces économiques totalisent près de 45 % du produit intérieur brut (Pib) mondial en 2012. Les négociations ont débuté en juillet 2013 et se poursuivent activement en coulisses. Elles sont prévues pour durer jusqu’en 2015. Pour l’instant, l’immense majorité des citoyens européens en ignore les enjeux. Si nombre de sigles ont fleuri pour le désigner, nous parlerons ici, pour plus de commodité, du grand marché transatlantique (GMT).
Le premier élément pour expliquer le contexte est celui d’une crise de l’hégémonie étatsunienne, perceptible dès les années 1990, accompagnée, récemment, de la crise de croissance mondiale. Cette situation explique l’activisme récent des partisans d’un accord dont on parle pourtant au plus haut niveau depuis plus de cinquante ans : les dirigeants de quatorze pays de l’Otan avaient signé le 12 novembre 1962 une « Déclaration de Paris » dont l’un des objectifs était « un partenariat commercial entre la Communauté économique européenne et l’Amérique du Nord ». C’est dans les années 1990 que l’on assiste à la réactivation de ce vieil objectif, notamment avec l’accord multilatéral sur l’investissement, un projet proche de l’actuel GMT, finalement abandonné en octobre 1998 en raison des réactions françaises et d’une relative tiédeur des États-Unis.
Le deuxième élément de contexte tient aux échecs subis par le libre-échangisme depuis vingt ans, surtout dans le cadre de l’OMC et de son cycle de Doha, dont les négociations ont été suspendues en 2006, à la suite de vives oppositions de pays en développement. Les partisans du libre-échange, essentiellement ceux des grands pays exportateurs et de leurs firmes globales – on aurait tort de ne voir dans le projet que les pressions de Washington – conscients des difficultés de l’OMC, adoptent désormais une stratégie d’accords bilatéraux, ou par zones géographiques. Cette stratégie a rencontré certains succès (l’Accord de libre-échange nord-américain, Alena, a été signé en 1994 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique) et de nombreux échecs. L’Union européenne, d’ailleurs, n’est pas en reste dans cette voie (projets d’accords bilatéraux de partenariat économique avec des pays de la zone Afrique, Caraïbes, Pacifique). Mais pour l’instant, presque tous ces projets piétinent. Les États-Unis ont essuyé de graves revers en Amérique du Sud, mais aussi avec l’Acta (Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ou accord anti-contrefaçon), qui portait sur les atteintes au droit de propriété intellectuelle, au sens très large. Après une « fuite » d’informations en 2008, et d’importantes mobilisations de la société civile, le traité a été massivement rejeté par le Parlement européen en 2012.
La troisième caractéristique vient du parallélisme du projet de GMT avec celui de « partenariat trans-Pacifique », un traité de libre-échange entre pays riverains du Pacifique (presque tous déjà dans une aire de forte influence américaine) dont les États-Unis font la promotion. La Chine, qui en est exclue, ne reste pas inactive face à ce qu’elle considère comme une tentative de contournement : elle soutient un autre partenariat, le Regional Comprehensive Economic Partnership, lancé en 2011 par les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, regroupant dix pays – sans les États-Unis, mais avec l’Inde et le Japon. Ainsi le GMT se présente-t-il comme la pièce maîtresse du puzzle de la concurrence globale.
Pour comprendre l’insistance sur la libéralisation du commerce et de l’investissement, il faut faire intervenir les croyances économiques qui servent de justifications aussi bien pour le tournant de l’austérité en Europe que pour la promotion de ces projets de libre-échange.
La grande croyance est que l’on ne sortira de la crise que grâce à un retour à une croissance plus forte. Et ce retour passe par la priorité donnée à l’exportation, à l’investissement mondial, aux entreprises, en particulier aux « champions » (nationaux ou régionaux) dont il faut renforcer la compétitivité en abaissant toutes les « barrières » qui entravent encore le libre accès de leurs productions et de leurs investissements à tous les territoires du monde. Quant à l’austérité salariale et à l’austérité publique, elles sont supposées favoriser cette compétitivité génératrice de croissance.
Les deux principaux arguments mis en avant par la Commission européenne ou, en France, par la ministre du Commerce extérieur, sont les suivants. D’une part, l’ouverture plus large du marché américain aux entreprises françaises serait une formidable « opportunité ». Mais, aux États-Unis, les résistances à l’abolition du « Buy American Act » (qui réserve une fraction des marchés publics à leurs entreprises, ce qui est exclu par les traités européens) sont vives. D’autre part, ainsi que l’avance la Commission sur la base d’une étude économique fantaisiste, cet accord pourrait entraîner une croissance additionnelle de… 0,1 % à 0,5 % en dix ans en Europe.
Cette croyance libre-échangiste est mythique. Si tous les pays de la planète la suivaient (tous tournés vers l’exportation, l’investissement à l’étranger et l’austérité intérieure), il s’agirait d’un jeu à somme nulle ou négative. Selon une étude, autrement robuste, de l’Economic Policy Institute de Washington, le bilan de l’Alena entre 1993 et 2002 est négatif : le nombre d’emplois créés aux États-Unis via l’augmentation des exportations est inférieur de près de 900 000 aux pertes d’emploi liées à l’exacerbation de la concurrence et à l’importation de produits étrangers. Les promoteurs du projet promettaient 20 millions d’emplois nouveaux…
Ces accords de libre-échange, rebaptisés « partenariats », s’expliquent par les pressions des firmes multinationales, qui sont parvenues à trouver des alliés dans les institutions politiques et parmi les économistes. Dans le cas du projet de GMT, de puissants groupements d’intérêt sont en effet à l’œuvre depuis des années.
Ainsi, notamment, le Transatlantic Business Dialogue (il regroupe soixante-dix des plus grandes firmes transnationales américaines et européennes) et le Transatlantic Policy Network (réunissant les plus grandes firmes, des associations patronales européennes et américaines, des économistes et des juristes, mais aussi, selon les rares informations disponibles, une soixantaine de parlementaires européens et autant de sénateurs américains). On comprend, dans ces conditions, l’insistance sur la croissance par les exportations et par l’investissement à l’étranger. Cette stratégie est celle de firmes globales visant à étendre, sans « barrières » réglementaires ou douanières, leur espace de jeu à tous les territoires de la planète mis en concurrence.
Les opposants au libre-échangisme sont parfois accusés de céder aux sirènes du protectionnisme. Mais que disent les organisations de la société civile, de part et d’autre de l’Atlantique ? Que des accords de coopération sont utiles et nécessaires, tout comme les échanges internationaux, mais que les accords de libre commerce (dont l’objectif est d’annuler ce qui subsiste de droits de douane et d’abaisser les normes des échanges) et de libre investissement (enjeu majeur) peuvent détruire des « protections » légitimes, dont celles de normes écologiques et sociales fort différentes selon les régions du monde. Celles-ci touchent notamment au droit du travail et à la protection sociale, à la place des services publics, et, de plus en plus, à des questions environnementales, alimentaires et sanitaires, avec comme exemples souvent cités les composants chimiques des produits de consommation, les OGM ou les gaz de schiste.
Que penser d’une stratégie d’alignement des règles européennes sur celles d’un pays (les États-Unis) qui, contrairement à l’Union européenne, n’a pas signé le protocole de Kyoto contre le réchauffement climatique, ni la convention de l’Unesco sur la diversité culturelle, ni la convention des Nations unies pour la biodiversité, ni les conventions de l’Organisation internationale du travail ? Comme le remarque la Confédération européenne des syndicats, imagine-t-on que la directive européenne Reach sur les produits chimiques, plus exigeante que les normes américaines, résisterait à un alignement ? Et l’agriculture en Europe ne serait-elle pas mise en grave danger, au point que la Confédération européenne des syndicats exige son exclusion totale des négociations ?
La surévaluation permanente de l’euro par rapport au dollar pénalise plus les entreprises de la zone euro que toutes les « barrières » au libre-échange.
Les États-Unis, contrairement à l’Union européenne, ont une politique étrangère, une politique militaire, une politique monétaire et une politique de change. S’agissant de leurs avantages à l’exportation vis-à-vis des Européens, la surévaluation permanente de l’euro par rapport au dollar, largement induite par une politique délibérée de dollar faible, pénalise plus les entreprises de la zone euro que toutes les « barrières » au libre-échange.
Certains secteurs seraient très affectés. En moyenne, les droits de douane actuels sont déjà faibles, tant en Europe qu’aux États-Unis, pour les produits industriels et agricoles : 5,2 % pour l’UE, 3,5 % aux États-Unis. Cette moyenne est l’arbre qui cache la forêt. Ainsi, pour les seuls produits industriels, les droits sont généralement un peu inférieurs aux États-Unis, mais par exemple, selon L’Usine nouvelle (13/03/2014), « les voitures européennes importées aux États-Unis se voient imposer un droit de douane de 2 % tandis que ce droit est de 10 % pour les véhicules américains acheminés en Europe ». La pénalisation de ce secteur européen serait forte.
Quant à l’agriculture, elle serait durement frappée. Les droits sont nettement plus élevés en Europe dans un grand nombre de domaines essentiels (viande, produits laitiers, minoterie, sucres et sucreries…). L’agro-économiste Jacques Berthelot en fournit une analyse très détaillée. Son diagnostic ? Les propositions « d’éliminer tous les droits sur le commerce bilatéral » entraîneraient un séisme économique, social, environnemental et politique sans précédent, non seulement en Europe mais aussi, par ricochet, pour les pays en développement, surtout les pays de la zone Afrique, Caraïbes et Pacifique.
Les services (marchands et non marchands) représentent désormais près de 80 % de l’emploi en France et dans les pays les plus riches. C’est l’une des nouvelles frontières de la mondialisation libérale et de la finance globale. Les services publics sont ici la cible principale : « L’accord concernera les monopoles publics, les entreprises publiques et les entreprises à droits spécifiques ou exclusifs »… et « l’ouverture des marchés publics à tous les niveaux administratifs, national, régional et local ». Il se propose de lutter contre l’impact négatif de barrières comme les « critères de localisation ». Comment, dans ces conditions, promouvoir par exemple une préférence pour des services de proximité dans la fourniture des collectivités locales ? Nombre de prestataires locaux, dont des associations, seraient menacés. Dans cette perspective, l’enseignement (en particulier l’enseignement supérieur) et la santé sont de grands marchés à étendre, dans un contexte dominé, aux États-Unis, par la puissance des hôpitaux privés et de l’enseignement privé à but lucratif.
L’accord se propose de lutter contre l’impact négatif de barrières comme les « critères de localisation ».
Quant aux financiers et à leurs amis politiques, ils n’ont tiré aucune leçon de la crise. Le projet de mandat se prononce pour une « libéralisation totale des paiements courants et des mouvements de capitaux ». Seraient-ce les « investisseurs » des places financières anglo-saxonnes qui ont ici tenu la plume ? Les géants du crédit hypothécaire américain souhaitent pouvoir vendre leurs crédits en Europe aux mêmes conditions que dans leur pays, et il en va de même pour les grandes compagnies d’assurance maladie, qui pratiquent massivement la segmentation des tarifs en fonction de l’état de santé des assurés, à l’opposé d’une vision mutualiste, considérée comme une entrave à la libre concurrence.
C’est sans doute le point dont les incidences seront les plus fortes sur la vie quotidienne, sur le « modèle social », l’emploi et la transition écologique. États-Unis et Europe ont des normes écologiques et sociales très différentes, plus élevées en Europe dans la plupart des cas. Qui plus est, chacun de ces deux espaces est déjà marqué par le libre-échange, avec l’Alena d’un côté, le marché unique de l’autre. En matière de dumping salarial, comme le remarque l’inspecteur du travail Gérard Filoche, avec l’Alena, « ce ne sont pas les salaires et les conditions de vie des salariés mexicains qui ont été tirés vers le haut mais ceux des salariés des États-Unis et du Canada qui ont été tirés vers le bas. Les salariés de l’Europe des 15 n’ont pas vu leurs salaires et leurs conditions de travail tirés vers le haut lorsque l’Union européenne a ouvert grand ses portes aux pays de l’Europe centrale et orientale (les Peco) sans approfondissement démocratique et social préalable. Au contraire… L’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’UE soumettrait les salaires et les conditions de travail des salariés européens et américains à une double pression vers le bas : celle du Mexique d’un côté, celle des Peco de l’autre ».
Il en va de même du dumping environnemental, si certaines normes actuelles, pourtant bien trop faibles au regard des périls du climat ou de la biodiversité, sont encore abaissées. Un projet qui table sur les exportations comme facteur unique de relance de l’activité s’oppose à toute politique de relocalisation, pourtant écologiquement nécessaire. En augmentant le trafic aérien et maritime de marchandises à travers l’Atlantique, la hausse des exportations ferait encore grimper les émissions de gaz à effet de serre.
Le second point clé est celui du « règlement des différends ». Tous les accords de libre-échange s’accompagnent de différends entre les grandes entreprises et les États (ou les unions institutionnelles d’États, comme l’Union européenne). La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement recensait, à la fin 2012, 514 conflits ouverts dans le monde sur la base des accords existants. Un exemple souvent cité est celui de la société américaine Lone Pine Resources Inc. exigeant 250 millions de dollars américains de compensation au Canada pour non-respect, selon elle, de l’Alena. Le motif ? La province du Québec a décrété un moratoire sur l’extraction du gaz de schiste, pour des raisons environnementales.
Une « industrie » florissante de l’arbitrage international émèrge. C’est sans doute le volet le plus contesté du projet.
Or le mandat de la Commission européenne prévoit d’aller très loin dans la « protection des investisseurs » et dans la mise en place, conformément aux vœux de multinationales qui supportent mal les tribunaux nationaux ou européens, d’« organes » privés ad hoc, plus accommodants car liés aux milieux d’affaires. Si l’on se fonde sur ce qui existe déjà, ces différends sont jugés, sans recours possible, par un « tribunal d’arbitrage » qui n’a rien d’un tribunal puisqu’il change de composition pour chaque jugement, avec comme membres trois juristes arbitres, l’un choisi par l’investisseur, l’autre par l’État, le troisième par les deux premiers. Une « industrie » florissante de l’arbitrage international privé a ainsi émergé. C’est sans doute le volet le plus contesté du projet, tant en Europe qu’aux États-Unis. Mais ce n’est pas le seul à faire l’objet de critiques montantes.
Dès lors, quel avenir pour le grand marché transatlantique ? On peut envisager trois scénarios. D’abord, celui d’une victoire des avocats de l’accord, au prix de quelques concessions de part et d’autre. Ensuite, un accord au rabais, où les multinationales n’atteindraient pas leurs objectifs de « protection des investisseurs », de libre investissement ni de règlement accommodant pour leurs différends avec les États, et dont plusieurs secteurs seraient exclus, pas seulement la fraction de la culture qui semble pour l’instant préservée. Enfin, troisième scénario envisageable : le rejet de l’accord par un ou plusieurs pays européens à la suite de mobilisations de la société civile, ce qui pourrait entraîner l’absence totale de ratification européenne. Ce troisième scénario n’est pas à exclure… à condition, toutefois, que les oppositions qui se manifestent déjà des deux côtés de l’Atlantique parviennent à faire entendre leur voix.
Sur son site Raoul Marc Jennar reprend et commente les articles du projet : « Le mandat UE de négociation du grand marché transatlantique UE-USA », jennar.fr, 16/10/2013. Voir également « A brave new transatlantic partnership », corporateeurope.org, 04/10/2013, rapport très fourni du Réseau Seattle to Brussels.
PTCI (partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement), TTIP en anglais (Transatlantic Trade and Investment Partnership), TAFTA (Transatlantic Free Trade Area)…
Nicole Bricq, jusqu’au début du mois d’avril 2014. Voir son débat avec Yannick Jadot, député européen EELV : Lénaïg Bredoux, Ludovic Lamant, Nicolas Serve, « Traité de libre-échange : le débat Nicole Bricq / Yannick Jadot », mediapart.fr, 27/03/2014.
Nicole Bricq comme le département d’études d’impact de la Commission ont pris leurs distances. Cf. Réseau Seattle to Brussels, « Comment le traité transatlantique menace l’emploi et les droits sociaux », france.attac.org, 27/12/2013.
Robert E. Scott, « NAFTA-related job losses have piled up since 1993 », www.epi.org, 16/12/2003.
Mounia Van de Casteele citant l’OMC : « L’accord de libre échange États-Unis - Europe n’est pas pour demain », latribune.fr, 18/02/2013.
« La folie d’intégrer l’agriculture dans un accord de libre-échange transatlantique UE-USA », www.solidarite.asso.fr, 20/03/2014.
Jesse Frederik et Jessica de Vlieger, « L’arbitrage au service des multinationales », Courrier international, 13/02/2014, pp. 36-37.
Olivier Petitjean, « L’industrie de l’arbitrage commercial international, ou comment des juristes gagnent des millions en poursuivant les États », multinationales.org, 30/11/2012.
« La Commission craint que la population ne rejette les négociations transatlantiques », www.euractiv.fr, 26/11/2013. Côté américain, les syndicats et de nombreux élus manifestent également de fortes inquiétudes.