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Une étude de Revue-Projet.com en partenariat avec la plate-forme paradis fiscaux et judiciaires.
La géographie des multinationales présente deux visages, au point que l’économie mondiale en paraisse déboussolée : Jersey devient le premier exportateur de bananes vers l’Union européenne, les Îles Vierges britanniques le premier créateur d’entreprises par habitant1… Le visage le plus visible des grandes entreprises est celui que présente une approche pragmatique : un regard sur les lieux de production, les usines, l’implantation de la main-d’œuvre, les marchés de distribution des biens et services… L’autre visage est celui que les firmes internationales présentent dans leurs comptes, à l’attention du fisc et des syndicats. Ce sont les deux revers d’une même réalité, mais les différences sont notables. Des filiales aux Îles Caïmans, au Luxembourg ou en Irlande présenteront des résultats fortement excédentaires, alors que les bureaux y seront peu peuplés, voire inexistants. L’on s’arrangera en revanche pour que la filiale française ou indienne, plus fortement imposée, évite d’afficher des bénéfices trop élevés. L’objectif ? Minorer la charge fiscale, bien sûr, mais aussi l’intéressement des salariés aux bénéfices.
Quelques exemples récents, mettant en cause Facebook, Apple ou Amazon, ont achevé de montrer le caractère généralisé de la manœuvre. Mais, à en croire le rapport publié en juillet 2013 par la mission d’information sur l’imposition des multinationales, animée par Pierre-Alain Muet et Éric Woerth, les entreprises françaises feraient exception… « Nous nous sommes beaucoup interrogés sur la réalité de l’optimisation fiscale opérée par les entreprises françaises. Nous pêchons peut-être pas naïveté (…) nous avons le sentiment que, comparativement, l’optimisation touche sans doute moins l’impôt sur les sociétés payé en France2 ». L’actualité récente semble leur donner raison : ce sont bien les américains Google et McDonald’s qui seraient menacés d’un redressement fiscal en France à hauteur, respectivement, d’un milliard3 et de 2,2 milliards d’euros4.
Cependant, les entreprises européennes ne sont pas en reste dans l’usage des paradis fiscaux, comme le révélait « Aux paradis des impôts perdus », l’étude publiée par la Revue Projet et le CCFD-Terre Solidaire en juin 20135 : les cinquante plus importantes détiennent davantage de filiales aux Îles Caïmans qu’en Inde ! Tous ces groupes se seraient-ils spécialisés dans la maroquinerie ?
Qu’en est-il, plus précisément, des entreprises françaises cotées au CAC40 ? C’est ce que la Revue Projet, en partenariat avec les associations et syndicats mobilisés contre les paradis fiscaux6, a voulu savoir. Le CAC40 se montre généreux envers ses actionnaires, qui ont touché en 2013 (pour l’exercice 2012) près de 43 milliards d’euros en dividendes et rachats d’actions (une hausse de 4 % par rapport à 2012). Se montre-t-il aussi généreux envers le fisc français ? Cette information-là est beaucoup plus difficile à obtenir. Depuis que le Journal du dimanche a établi un tel palmarès en 20107, qui laissait entrevoir qu’un grand nombre de stars de la bourse de Paris ne payaient qu’un montant dérisoire ou nul en impôts, les services de communication des grands groupes veillent au grain.
Les sociétés cotées à la bourse de Paris ont toutefois l’obligation de fournir quelques informations à leurs actionnaires, dont la liste précise de leurs filiales et de leurs participations à travers le monde. Pour les organisations de la plate-forme paradis fiscaux et judiciaires, cette obligation – peu respectée – est insuffisante : il faudrait connaître, pour chaque pays ou chaque filiale, le chiffre d’affaires, le nombre de salariés, le bénéfice dégagé et les impôts payés.
Le Parlement français a adopté le principe d’une transparence pays par pays, pour tous les secteurs au-delà des banques, avec une réserve importante.
Portée par le vent d’indignation suscité en 2013 par l’Offshore Leaks, l’affaire Cahuzac et le travail de sape d’ONG comme le CCFD-Terre Solidaire, le Secours catholique, Anticor ou Sherpa, épaulées par les collectivités locales8, cette revendication a trouvé une première traduction dans la loi bancaire française adoptée en juillet 2013, ainsi que dans la directive européenne sur les obligations de fonds propres des banques9. À partir du 1er janvier 2015, les banques européennes seront tenues de transmettre ces informations à la Commission. Les françaises, elles, devront indiquer ces informations dans leur rapport annuel (public). Le Parlement français a également adopté le principe d’une transparence pays par pays en juillet 2013, pour tous les secteurs au-delà des banques, avec une réserve importante : les autres pays de l’Union européenne doivent adopter une mesure identique pour qu’elle devienne effective en France. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) aussi étudie la possibilité d’étendre la mesure au-delà du secteur bancaire, mais des lobbies font tout pour en amoindrir la portée. Elle a ouvert une consultation publique sur le sujet qui se clôt fin février 2014. L’enjeu, pour la plate-forme paradis fiscaux et judiciaires, est notamment que les informations pays par pays soient effectivement rendues publiques et non mises à la seule disposition du fisc des pays riches de l’OCDE.
En attendant que ces discussions internationales se traduisent en obligation pour les grosses entreprises, nous en sommes réduits à dresser l’inventaire des filiales localisées dans les paradis fiscaux à partir des listes publiées dans le rapport annuel 2013 des vedettes du CAC40, et à grappiller ci et là d’éventuelles informations supplémentaires10. Nous optons ici pour une acception extensive du terme « filiale », en intégrant à notre décompte l’ensemble des entités incluses dans le périmètre de consolidation comptable de chaque groupe. Notre liste de paradis fiscaux est celle dressée en 2009 par un réseau d’experts indépendants, le Tax Justice Network11 (voir l’encadré méthodologique). La simple présence dans des pays considérés comme paradis fiscaux ne vaut pas condamnation !12 Une filiale aux Pays-Bas ou en Irlande peut avoir sa raison d’être… Mais seule la transparence sur l’activité pays par pays permettrait d’en avoir le cœur net !
Les sociétés du CAC40 se distinguent par leur forte opacité concernant une information aussi basique que l’implantation de leurs filiales13. 23 des sociétés du CAC40 ne dressent, dans leur rapport annuel, qu’une liste des « filiales principales ». Où sont celles jugées mineures ? La question reste entière. France Télécom annonce 400 entités, mais n’en liste que 32. Danone publie les noms de 99 filiales sur 252 annoncées, Capgemini : 124 sur 136, Legrand : 34 sur 157, Veolia Environnement : 106 sur 2728 et Vivendi : 57 sur 690. Quant à Total, la société annonce 883 entités mais ne donne les noms que de 179 d’entre elles (sans préciser, à l’instar des groupes Vinci et L’Oréal, les pays d’implantation). Parmi les filiales passées sous silence, Total International Ltd (affréteur du pétrolier l’Erika), qui semble jouer un rôle pivot dans l’achat et la revente de pétrole14, est située aux Bermudes15. Ce manque de transparence amène évidemment à traiter avec prudence les résultats de notre enquête. Le CAC40 publie les noms de 1548 filiales présentes dans les paradis fiscaux, soit 23 % de l’ensemble de ses filiales étrangères. Le total serait probablement bien supérieur si l’on disposait d’une information exhaustive.
Le CAC40 publie les noms de 1548 filiales présentes dans les paradis fiscaux, soit 23 % de l’ensemble de ses filiales étrangères.
La participation de l’État au capital n’est en rien gage de transparence. Si Safran, Renault et EDF fournissent une liste exhaustive, en revanche EADS (Airbus Group depuis le 1er janvier 2014), GDF Suez et France Télécom ne révèlent pas publiquement toutes leurs filiales. Pour cette liste incomplète, on découvre 3 filiales paradisiaques pour France Télécom, 18 pour GDF Suez, 43 pour EADS. EDF compte 11 filiales offshores, Safran 17 et Renault 19… Des députés socialistes s’en sont d’ailleurs émus. Pour Laurent Grandguillaume, « l’État ne peut pas être schizophrène ». Pierre-Alain Muet regrette que l’Agence des participations de l’État « ne se souci[e] pas fondamentalement des pratiques d’optimisation des entreprises dans lesquelles l’État détient des participations »16.
Les sociétés françaises du CAC40 sont moins implantées dans les paradis fiscaux que leurs collègues européennes, en particulier les allemandes et les britanniques. Celles qui donnent une liste totale de leurs filiales en détiennent en moyenne une soixantaine offshore, moitié moins que la moyenne continentale. Leurs terres de prédilection ? Les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse et le Luxembourg. Les entreprises du CAC40 privilégient la proximité – et, potentiellement, des marchés naturels pour elles. Faut-il y déceler un moindre recours à des filiales vides de toute substance ? Si tel est le cas, les françaises devraient être les premières à publier, délibérément, leur nombre de salariés, leur chiffre d’affaires et leur bénéfice dans chaque pays d’implantation !