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Réussite spectaculaire ou lamentable échec ? Deux discours s’opposent sur l’Inde d’aujourd’hui. Pour de nombreux Indiens, minoritaires mais influents, notamment grâce aux médias, l’économie indienne a réussi, ces vingt dernières années, un décollage spectaculaire, après des décennies de médiocrité et de stagnation sous le « socialisme de Nehru ». Grâce au dynamisme du marché, le revenu par tête s’est accru de façon inédite. Si ce mouvement s’accompagne d’une aggravation des inégalités, le phénomène est courant en période de croissance rapide. À terme, les plus pauvres en profiteront.
Pour d’autres, moins optimistes, le niveau de vie des gens ordinaires n’a progressé que lentement, en témoignent des indicateurs sociaux déplorables. Les indices en matière de santé, d’éducation et de nutrition placent le pays au bas de l’échelle mondiale (hors Afrique). Seuls cinq pays (Afghanistan, Bhoutan, Pakistan, Papouasie Nouvelle Guinée et Yémen) ont un taux d’alphabétisation des jeunes femmes inférieur à celui de l’Inde1 ou un taux de mortalité infantile supérieur (Afghanistan, Cambodge, Haïti, Myanmar et Pakistan) et dans aucun pays au monde (Afrique comprise) la sous-nutrition infantile n’est aussi dramatique.
Ces deux histoires semblent contradictoires, mais ne sont pas incompatibles. Pour les réconcilier, il faut comprendre les exigences du développement, qui vont bien au-delà de la croissance. Le développement, au sens large, c’est l’amélioration généralisée du niveau de vie, du bien-être et de la liberté de la population. La croissance peut être très utile au développement, mais celui-ci exige aussi la mise en œuvre de politiques publiques afin que les fruits de la croissance soient largement partagés et que – facteur très important – les recettes publiques ainsi engendrées soient utilisées efficacement au service de la santé, de l’éducation et d’autres services sociaux.
Dans Hunger and Public Action (1989), nous avons discuté le processus de « développement induit par la croissance » (« growth-mediated development »). Une croissance économique durable peut constituer un levier utile pour augmenter les revenus et améliorer le niveau et la qualité de vie de la population. Elle peut aussi contribuer à des objectifs comme la réduction des dettes publiques. Ces retombées positives méritent d’être soulignées, non seulement en Asie, en Afrique et en Amérique latine, mais aussi en Europe – où le peu d’attention accordé au rôle de la croissance dans la résolution des problèmes de dette est étonnant.
Mais l’impact de la croissance sur le niveau de vie dépend de la nature même du processus (de sa composition sectorielle et de son intensité en termes d’emplois, par exemple) et de la nature des politiques publiques – notamment en matière d’éducation et de santé – qui permettent aux gens ordinaires d’en bénéficier. Il est aussi important de prendre en compte les aspects destructeurs de la croissance, tels que le pillage de l’environnement (destruction des forêts, exploitation minière sans discernement, épuisement des nappes phréatiques, assèchement des rivières, décimation de la faune…) et les déplacements forcés de communautés implantées dans un écosystème spécifique.
Les performances économiques de l’Inde sont, certes, remarquables. Le revenu par habitant a augmenté, en moyenne, de près de 5 % par an en valeur réelle entre 1990-1991 et 2009-2010, et le Pib de 7,8 % par an pendant la période du dixième plan (2002-2003 – 2006-2007). Sa progression avoisinera probablement 8 % par an au cours du onzième plan (2007-2008 – 2011-2012), l’estimation anticipée pour 2010-2011 étant de 8,6 %. On comprend que ces « chiffres magiques » (les deuxièmes parmi les grandes économies, après la Chine) engendrent une certaine euphorie. L’économiste Meghnad Desai a prétendu, non sans ironie, que quoi qu’il arrive, « le gouvernement peut se détendre en se targuant de ces 8,6 % ».
Malgré vingt ans de croissance rapide, l’Inde reste l’un des pays les plus pauvres du monde.
L’Inde a besoin d’une croissance rapide : les revenus moyens y sont tout à fait insuffisants pour assurer, même après une redistribution de grande ampleur, un niveau de vie décent. Malgré vingt ans de croissance rapide, elle reste l’un des pays les plus pauvres du monde. Cette réalité est souvent perdue de vue, en particulier par ceux qui jouissent d’un excellent niveau de vie. Selon les Indicateurs du développement dans le monde 2011, seuls seize pays (hors Afrique) ont un revenu national brut par tête inférieur à celui de l’Inde : l’Afghanistan, le Bangladesh, le Cambodge, Haïti, l’Irak, le Kirghizistan, le Laos, la Moldavie, le Népal, le Nicaragua, le Pakistan, la Papouasie Nouvelle-Guinée, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, le Vietnam et le Yémen.