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Le développement est-il devenu obsolète ?

Manifestant dénonçant des élections présidentielles truquées, Togo, 6 avril 2006. Les combats et les violences qui ont eu lieu à Lome et Aneho entre les forces de l'ordre togolaises et les jeunes de l'opposition après l'annonce du résultat des élections ont conduit plus de 4000 personnes à fuir vers le Bénin et le Ghana.© IRIN
Manifestant dénonçant des élections présidentielles truquées, Togo, 6 avril 2006. Les combats et les violences qui ont eu lieu à Lome et Aneho entre les forces de l'ordre togolaises et les jeunes de l'opposition après l'annonce du résultat des élections ont conduit plus de 4000 personnes à fuir vers le Bénin et le Ghana.© IRIN
Fort d’une longue expérience dans la coopération en Afrique, Gérard Winter revient sur cinquante ans d’expérimentations pour en tirer les enseignements. Il esquisse les grands défis du continent et une nouvelle manière de faire, loin des potions amères prescrites par les bailleurs. Parce qu’il croit au développement.

Ce qu’on appelle depuis cinquante ans le développement est-il encore d’actualité ? La coopération pour le développement n’est-elle pas devenue obsolète ? Le monde a prodigieusement changé, au point qu’il peut paraître nécessaire, en ce domaine, de penser et d’agir autrement. Je voudrais ici, sur la base d’une expérience professionnelle tout entière consacrée, sous des formes diverses, à cette coopération1, plaider la thèse suivante : les efforts immenses déployés au cours du dernier demi-siècle en faveur du développement ont permis – malgré leurs limites et au-delà de leur impact dans les pays concernés – de mettre en évidence les défis majeurs face auxquels se trouve aujourd’hui notre planète et d’identifier les politiques et méthodes nécessaires pour les affronter. J’illustrerai cette thèse à partir du cas de l’Afrique subsaharienne, qui apparaît encore aux yeux de beaucoup comme un échec de développement.

La magie du développement

Le mot « développement » est devenu passe-partout. Il convient de revenir à sa signification historique. Dans les années 1950, après la reconstruction réussie de l’après-guerre au Nord et à l’approche des indépendances des pays colonisés au Sud, on a découvert ce que l’on a appelé les pays sous-développés, ou le tiers-monde. Pour des raisons géostratégiques (on était en pleine Guerre froide), économiques, morales, on a voulu « développer » ces pays : en fait, les rendre économiquement semblables aux pays dits développés. Développement, cela voulait dire : croissance économique, satisfaction des besoins essentiels de la population, minimum d’autonomie économique. Le projet était, en quelque sorte, de greffer sur ces pays le système économique qui semblait avoir fait ses preuves dans les pays développés, celui de l’Ouest ou celui de l’Est. Ce sont les transformations de toute nature – pas seulement économiques – engendrées par ces tentatives de greffe qu’on a appelées le développement. Pour rattraper le « retard », plusieurs tentatives se sont succédé. Ce fut, pour le dire de façon quelque peu provocante, l’histoire de l’administration des potions magiques2.

Le projet était de greffer sur ces pays le système économique qui semblait avoir fait ses preuves dans les pays développés.

La première potion magique fut celle de la planification. L’État, seule force nationale identifiée, puissamment aidé par l’aide publique au développement (APD) sous la forme d’une assistance technique massive et de financements importants, est chargé de promouvoir le développement. Cela passait par des investissements publics, par l’aménagement du territoire, par des projets productifs, par l’encadrement technique des cultures d’exportation, par la production d’une industrie légère, par les écoles et les hôpitaux. Cette planification a d’abord connu un certain succès, suscitant beaucoup d’espoir. Mais la machine s’est rapidement emballée. Dans les années 1970, grâce à des cours des matières premières élevés, grâce, surtout, au recyclage des pétrodollars, les financements sont devenus abondants, peu chers, peu sélectifs. Les « éléphants blancs » (des investissements surdimensionnés et improductifs) se sont multipliés. Le secteur public hypertrophié est devenu inefficace et corrompu, alors que les revenus des paysans, la base de l’économie, étaient excessivement ponctionnés par l’État. Une situation qui ne pouvait pas durer : les investissements ne produisaient pas de quoi rembourser leur financement ni de quoi faire vivre un secteur public pléthorique. Lorsque les cours des matières premières sont retombés et que les États-Unis ont décidé une hausse des taux d’intérêt à la fin des années 1970, il n’a plus été possible de payer les échéances de la dette. Les États se sont retrouvés en quasi-cessation de paiements.

On administra alors une nouvelle potion. Elle fut concoctée et administrée, dans les années 1980 et 1990, par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Les Programmes d’ajustement structurel opéraient des réductions drastiques des budgets, des salaires et des effectifs des agents de l’État, des investissements publics. Ils organisaient la privatisation du secteur public, la libéralisation de l’économie, l’ouverture des frontières. Une potion violente et mal administrée, qui entraîna l’arrêt de la croissance, l’extension de la pauvreté, le délitement des structures sociales. Les ONG ont alors occupé le terrain délaissé par l’État et leurs projets ont proliféré de manière quelque peu anarchique.

Au tournant des années 2000, les pays africains étaient désendettés et les équilibres financiers et macroéconomiques rétablis, grâce, pour partie, à des annulations de dette et à des dévaluations. Mais, faute de croissance suffisante, la pauvreté était toujours là. Un nouveau mot d’ordre international est alors proclamé : la lutte contre la pauvreté. Nouvelle potion. Or l’APD, réorientée vers les pays de l’Est de l’Europe, stagne ou régresse. Concentrée sur la gouvernance (terme que personne n’a jamais bien défini), sur l’éducation et la santé, elle néglige les investissements productifs à long terme.

Le bilan est lourd de ces médications contradictoires : sur une quarantaine d’années, il n’y a pratiquement pas eu de croissance du revenu par tête. Cet échec est à torts partagés : pays concernés d’un côté, aide publique au développement de l’autre, quoi qu’on ait pu dire. Les potions étaient trop simples, trop systématiques, trop exclusives les unes des autres. Elles eurent surtout la faiblesse d’avoir été administrées de l’extérieur et imposées aux populations. Or aujourd’hui, si l’on fait la comparaison avec les années 1960, on peut dire qu’on est en présence d’une Afrique nouvelle, dans un monde nouveau.

Un développement durable et partagé ?

Un monde qui se transforme à un rythme accéléré sous l’effet de découvertes intégrées de plus en plus rapidement dans de nouvelles technologies : biotechnologies, nanotechnologies, technologies de l’information et de la communication qui abolissent le temps et les distances. Ensuite, les économies nationales de naguère, plus ou moins régulées et stimulées par les États, se sont libéralisées, connectées, globalisées, financiarisées. Elles se livrent désormais une compétition acharnée pour toujours plus de croissance, au prix de crises à répétition et de rapports sociaux et internationaux fragmentés et dangereusement fragilisés. Enfin, l’irrésistible montée en puissance de ceux qu’on appelle les pays émergents, Chine en tête, bouleverse les relations économiques, politiques et géostratégiques entre nations.

Les inégalités entre individus n’ont cessé d’augmenter partout. Le sous-développement n’est plus seulement au Sud, il est aussi au Nord, à l’Est, à l’Ouest, dans les périphéries urbaines comme dans les campagnes.

Ces trois caractéristiques corrélées ont deux conséquences importantes. La croissance de la compétition se crée aux dépens des ressources de la planète : énergies fossiles, minerais, eaux, sols, forêts. Ce qui compromet dangereusement ces biens communs, apparus il y a une vingtaine d’années, que sont le climat et la biodiversité. C’est le défi du développement durable. D’autre part, la croissance creuse les inégalités. Certes, la pauvreté a été réduite à l’échelle du monde (quelque 700 millions de très pauvres en moins depuis 1980) et les inégalités entre pays se sont atténuées, grâce à la croissance des pays émergents. Mais les inégalités entre individus n’ont cessé d’augmenter et d’augmenter partout. Le sous-développement n’est plus seulement au Sud, il est aussi au Nord, à l’Est, à l’Ouest, dans les périphéries urbaines comme dans les campagnes. Des inégalités de revenus, mais aussi de savoir et de pouvoir. Les victimes en prennent une conscience de plus en plus vive, grâce aux médias et aux progrès de l’éducation. Elles provoquent indignations, révoltes, conflits, alimentent terrorismes et réseaux mafieux. Les réduire constitue le deuxième défi du monde contemporain, celui d’un développement partagé.

Une Afrique nouvelle

L’Afrique subsaharienne n’a pas échappé à ces bouleversements. Comparée aux années 1950-1960, elle est méconnaissable. La croissance démographique y est devenue extrêmement rapide, quasiment explosive. La fécondité y reste nettement plus élevée que la mortalité. Sous-peuplée il y a quelques décennies, elle est en voie de surpeuplement (100 millions d’habitants en 1900, près d’un milliard aujourd’hui, plus de deux milliards en 2050). Actuellement deux habitants sur trois ont moins de 25 ans et on prévoit un doublement de la population urbaine d’ici à 2030 (en 1950, il n’y avait aucune ville de plus d’un million d’habitants, il y en a 38 aujourd’hui). On mesure les conséquences de cette situation en termes de poids des inactifs par rapport aux actifs, de chômage urbain des jeunes, de pression foncière, de mouvements migratoires, d’épuisement des ressources naturelles.

Cette pression de population, associée à l’ouverture sur l’extérieur, aux progrès de l’éducation, a entraîné des chambardements sociaux et culturels considérables. Traditions et modernités se combinent sous des formes étonnantes. 500 millions d’Africains ont un téléphone portable quand 700 millions n’ont pas l’électricité. Les églises nouvelles et les sectes prolifèrent, combinant traditions sociales et religieuses, dynamismes économiques et politiques modernes. Les appartenances ethniques se recomposent et, souvent instrumentalisées, s’exacerbent. Des paysans vivent toujours comme il y a cinquante ans, mais il y a désormais de grands entrepreneurs, des savants et des artistes de réputation mondiale, des internautes et, comme ailleurs, des classes moyennes ouvertes et dynamiques. Le secteur informel foisonne, mais il comprend désormais une multitude de très petites entreprises de services technologiques. Les femmes sortent de l’enclos familial et prennent une place croissante dans la vie de la cité. Enfin, du point de vue sociopolitique, l’évolution la plus évidente est l’émergence d’acteurs de la société civile totalement inconnus il y a cinquante ans : organisations paysannes, syndicats, collectivités locales, ONG, associations, comités et réseaux de toute nature. Cette Afrique est reconnue, aujourd’hui courtisée et convoitée pour ses immenses ressources naturelles : pétrole, minerais, forêts, terres même. La Chine est désormais au premier rang des investisseurs, plus ou moins partenaires, plus ou moins prédateurs.

L’évolution la plus évidente est l’émergence d’acteurs de la société civile totalement inconnus il y a cinquante ans : organisations paysannes, syndicats, collectivités locales, ONG, associations, comités et réseaux de toute nature.

Enfin, pour la première fois depuis trente ans, l’Afrique subsaharienne connaît, globalement, une croissance forte et durable, de 5 % à 6 % par an depuis 2003. Cette croissance est permise par le retour aux équilibres macroéconomiques et par le désendettement. Elle est tirée par la course aux matières premières, favorisée par les nouvelles technologies et les effets de la scolarisation.

Les principaux défis

Tous ces bouleversements appellent évidemment de nouvelles politiques, de nouvelles priorités de développement. On peut essayer d’en identifier les thématiques les plus importantes, en se gardant de croire aux vertus de nouvelles potions magiques. Si certaines de ces politiques sont relativement faciles à concevoir, déjà expérimentées, d’autres restent à inventer.

Face à une croissance démographique démesurée, il est devenu indispensable de mettre en œuvre une politique de réduction de la fécondité. Et là, on sait ce qu’il faut faire ou ne pas faire (inciter et ne pas imposer). Selon des études récentes, la contraception fait l’objet d’une demande de 20 % à 30 % des femmes de l’Afrique subsaharienne. C’est avant tout une question de volonté des gouvernements.

Face à la croissance anarchique des villes, au sous-emploi et à la destruction des ressources naturelles, l’Afrique est en attente d’une politique d’aménagement du territoire qui, concomitamment, invente de nouvelles villes et réhabilite l’agriculture familiale. On est en présence de villes conçues sur le modèle du XIXe siècle qui s’étalent indéfiniment dans des faubourgs anarchiques, insalubres, sans eau ni électricité permanentes, peuplés de jeunes chômeurs et foyers de violence et de trafics. Se doter d’un tissu urbain porteur de développement est sans doute le plus grand défi qui attend l’Afrique. Il faudra bien s’y atteler, toutes forces et tous financements internes et externes conjugués. On connaît par expérience les principales composantes de cette politique de la ville du futur (une maîtrise minimum du foncier, un habitat densifié, à la production industrialisée, bon marché, économe de matériaux importés et d’énergie, un système de transports urbains adapté aux diverses mobilités, de très petites entreprises produisant les biens et services nécessaires aux besoins essentiels…). Les combiner ne sera pas la moindre des difficultés.

L’Afrique est en attente d’une politique d’aménagement du territoire qui, concomitamment, invente de nouvelles villes et réhabilite l’agriculture familiale.

Conjointement, car villes et campagnes sont liées, il faudra donner la priorité à l’agriculture familiale et vivrière, à l’agroécologie, et non à une agriculture industrielle d’exportation, économe de main-d’œuvre mais pas des ressources naturelles. L’Afrique a besoin d’une agriculture intensive en travail pour nourrir et faire vivre les paysans, ces paysans qui sont ceux qui souffrent le plus de la faim et de la pauvreté. Une agriculture qui approvisionne les villes et préserve les sols, l’eau, les arbres, la biodiversité. Pendant cinquante ans, on a négligé cette agriculture paysanne et vivrière. On peut augmenter la productivité du paysan africain, plus de cent fois inférieure à celle de l’agriculteur européen, grâce à la génétique, aux engrais verts, à des modes de culture adaptés à la diversité des écosystèmes. Mais les recettes techniques ne suffisent pas. Pour que les paysans puissent vivre des revenus de leurs productions, deux conditions se révèlent indispensables : un minimum de protection vis-à-vis des produits concurrents importés, souvent subventionnés, et une politique d’aménagement du territoire qui mette à disposition des ruraux des infrastructures de communication, l’électricité et des centres urbains secondaires équipés des services publics de base.

L’inertie des pouvoirs publics devra être bousculée par des organisations paysannes qui représentent et défendent les intérêts des ruraux. Ces organisations existent désormais. Leur construction lente et tâtonnante est une des évolutions majeures de l’Afrique subsaharienne francophone au cours des trente dernières années.

Aucune de ces politiques ne sera possible sans un État renforcé : telle est la troisième priorité.

Structurer des contre-pouvoirs

Après les errements des Programmes d’ajustement structurel, tout le monde proclame désormais cette priorité. Mais quel État ? Pas seulement un État bon gestionnaire des finances publiques et des équilibres macroéconomiques, pas seulement un État garant de la sécurité et d’un service public minimum. Pas seulement, non plus, un État issu d’une démocratie représentative à l’occidentale. Un État responsable des conditions de la croissance à long terme : la politique de réduction de la fécondité et la politique d’aménagement des villes et des campagnes... Mais aussi une politique de la recherche scientifique et surtout une politique de valorisation des ressources naturelles et minières au profit de la communauté nationale. Un État de droit, porteur de la solidarité nationale, qui régule les dérives ou les excès des marchés et assure la cohésion nationale en luttant contre les inégalités (à commencer par celles entre régions). Mais un État fort n’est pas naturellement juste : il peut devenir tyrannique, corrompu, prédateur. Seuls des contre-pouvoirs peuvent le retenir sur cette pente et fonder une démocratie participative qui le légitimera. C’est là le défi principal, et nouveau, du développement : il conditionne tous les autres et devra mobiliser non seulement les diverses composantes de la société civile, mais aussi tous les acteurs de la coopération internationale.

La lutte contre l’oppression et les inégalités se mène d’abord par ceux qui en sont les victimes, et qui s’organisent pour défendre leurs intérêts. On constate, partout dans le monde, une montée en puissance des mouvements contestataires, des organisations non gouvernementales, des collectivités locales, des réseaux de solidarité. Leurs membres ne veulent pas uniquement voir leurs revenus augmenter : cela, c’est la lutte contre la pauvreté. Ils veulent avoir voix au chapitre sur tout ce qui les concerne. Ils veulent avoir un accès aux capacités et aux sources de revenus : formation, information, accès au crédit et au foncier, droits, pouvoir politique – les « capabilités » chères à Amartya Sen. Il revient à la coopération internationale d’aider ces organisations à se structurer, à se renforcer, à élaborer analyses et propositions. Peuvent naître alors des politiques réellement publiques, non pas des politiques étatiques, mais des politiques d’intérêt collectif, résultant de négociations avec ceux qu’elles concernent.

Un projet n’est source de développement que s’il peut, après évaluation, servir de référence.

Des milliers de projets de développement sont soutenus par des ONG. Font-ils plus qu’aider les pauvres à vivre moins mal ? Un projet n’est source de développement que s’il peut, après évaluation, servir de référence. Une politique publique est alors la combinaison des initiatives novatrices des acteurs sociaux et d’interventions de l’État qui en permettent la généralisation (mesures réglementaires ou législatives, incitations fiscales, formation…). Des professionnels du développement solidaire, regroupés en ONG ou bureaux d’études, ont exploré cette voie dans des secteurs comme la distribution d’eau, l’assainissement, l’habitat, la microfinance, la nutrition infantile, l’irrigation. On passe ainsi, du micro au macro. On remplace le top down par le bottom up. L’on peut parler alors de démocratie participative : continue dans le temps et dans l’espace, complémentaire d’une démocratie élective qui ne se joue que lors d’élections épisodiques et manipulables.

Cette voie demande du temps (de cinq à dix ans), des tâtonnements, un grand respect de l’autonomie des partenaires, des financements souples et durables. Mais, actuellement, seul 1 % de l’aide publique au développement française va aux ONG. Quant à l’aide européenne, elle est si bureaucratique qu’elle va à l’encontre de la souplesse nécessaire.

Une nouvelle manière de faire

Si l’expérience du passé et les acquis de la recherche permettent de cibler, à peu près, les défis de l’avenir et, parfois, le contenu des politiques à mener, ils laissent une grande marge d’incertitude. Car la manière de faire – méthodes et éthique – compte tout autant que les objectifs et les moyens.

Les méthodes qui s’imposent à tout acteur de développement peuvent se résumer en trois passages.

Le premier passage est celui du local au global, et réciproquement. Le local est le lieu de la singularité, de la complexité et de l’innovation. Le global cerne les contraintes, les interdépendances, les valeurs et normes communes ou antagonistes. L’articulation des deux échelles est un problème crucial encore mal résolu. Elle est nécessaire à la relation évoquée entre projets et politique publique, entre comportements microéconomiques et équilibres macroéconomiques, à la recherche scientifique et aux négociations internationales sur le climat – qui échouent si elles n’intègrent pas les réalités régionales et locales – ou encore à la décentralisation, le souci légitime des responsabilités et des diversités locales pouvant aller à l’encontre de la cohérence et de l’unité de l’État.

Le second passage est celui du court au long terme. Aucune action ou politique de développement ne part d’une table rase. Si elle veut réussir, elle doit tenir compte de l’histoire, avec ses pesanteurs et ses dynamiques propres. Plus concrètement, elle demande de sortir de la dictature de l’urgence et de ne pas croire aux recettes magiques – techniques ou financières – qui apporteraient des résultats immédiats, évaluables sans délai. Sans vision à long terme, pas de recherche scientifique féconde, pas de régulation de l’économie financière, pas de développement économe des ressources naturelles. De même, les actions humanitaires se répéteront ou se prolongeront indéfiniment si, simultanément, ne sont pas mises en place les conditions d’un développement sécurisé. Enfin, les évaluations (si à la mode !) de l’impact des projets et des politiques resteront de signification limitée si elles ne sont pas menées, aussi, après plusieurs années, pour en apprécier les effets directs et indirects durables.

Le troisième passage enfin est celui d’une discipline scientifique à l’autre, d’une compétence technique à l’autre, d’un métier à l’autre. Il table sur la fécondité réciproque des différents savoirs et savoir-faire. Sans cette pluridisciplinarité collective, la recherche s’enferme, les experts deviennent des technocrates, les projets échouent faute de prendre en compte les réalités sociales.

La coopération étrangère doit cesser de vouloir imposer ses vues, ses politiques, ses projets, ses normes et règles.

Quant à l’éthique de la coopération pour le développement, la première leçon de l’histoire, c’est que la coopération étrangère – qu’elle soit publique, privée ou internationale – doit cesser de vouloir imposer ses vues, ses politiques, ses projets, ses normes et règles. Toute potion administrée a peu d’effets bénéfiques. Il faut respecter l’autonomie de décision des partenaires, accepter les tâtonnements, les échecs, les lenteurs. Des ONG, rares il est vrai, ont appris à le faire.

Un tel comportement n’est pas évident. Il est favorisé par une éthique de solidarité, de justice, de désintéressement minimum à l’égard des pouvoirs, des honneurs, de l’argent. Il est favorisé aussi par ce qu’on peut appeler le principe d’espérance : la conviction, quelles que soient les apparences contraires du moment, que les idées justes, au double sens du terme, finissent par servir de référence. Comme l’écrivait Paul Ricœur : l’utopie fait voir sous l’apparence des choses l’avenir au travail3.

Les leçons apprises de la recherche pour le développement au cours du dernier demi-siècle sont plus importantes que jamais, même si elles doivent être appliquées dans un contexte radicalement nouveau. Il ne s’agit plus de greffer notre mode de développement sur d’autres pays mais de greffer à l’échelle du monde, et donc chez nous aussi, un nouveau mode qui soit durable et partagé. Nous avons appris à en identifier les priorités, les méthodes, l’éthique. À la question initiale il faut donc répondre : le développement n’est pas un concept obsolète et ceux qui s’y consacrent ouvrent l’avenir.

Pour aller plus loin

« Le progrès, c’est l’équilibre ! », par Xavier Ricard Lanata, Revue-Projet.com, 18/10/2013.


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1 Cf. Gérard Winter, À la recherche du développement. Un fonctionnaire au service d’une passion, Karthala, 2010.

2 J’écarte ici la « potion socialiste » qui s’est rapidement révélée un échec absolu.

3 L’idéologie et l’utopie, Seuil, 2005.


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